Véronique Bergen, entretien avec Emmanuèle Jawad, Création et politique, 1.
Dans vos trois livres publiés aux éditions Al Dante Edie – La danse d’Icare, Marilyn – Naissance année zéro, et Le cri de la poupée, les récits se construisent autour de personnages féminins : Edie Sedgwick, Marilyn Monroe, Unica Zürn. Dans Le cri de la poupée, un rapport de distance/proximité semble s’instaurer entre la narratrice et certains personnages par la mise en place notamment du tutoiement dans le récit. Comment s’opèrent les choix de vos personnages féminins ? Quelles opérations et traitement dans votre écriture mettez-vous en place au regard de ces figures relevant conjointement d’un réel, de mythes et de fiction ? La place des femmes est-elle un des enjeux politiques dans votre travail d’écriture ?
Les personnages féminins dont je m’empare sont des personnages qui se sont emparés de moi, qui m’ont happée, qui m’ont « élue », raptée avant que je ne pense à les inscrire dans une fiction. De mes personnages, je dirais en convoquant Deleuze que je ne les choisis que dans la mesure où ils m’ont déjà choisie, envoûtée, ravagée, souvent depuis des années. Vous citez les trois figures autour desquelles s’articulent mes derniers romans parus chez Al Dante : trois femmes épidermiques, passionnées que j’arrache à l’Histoire officielle – fût-ce l’officialité de l’underground – pour essayer de capter leurs lignes de fuite, leurs lignes de folie, les zones où leur quête d’un absolu, d’une intensité extrême recoupe les failles d’une époque.
Si plusieurs de mes fictions convoquent des personnes ayant réellement existé, s’articulent autour d’individus historiques qui ne sont pas – même si les femmes prédominent – exclusivement des femmes, comme Kaspar Hauser, Louis II de Bavière ou d’autres, il s’agit pour moi de dépasser toutes les assignations – romans historiques, biofiction – pour sonder les jeux de vie et de mort, les désordres politiques, psychiques, métaphysiques de créatures en sécession par rapport à la société, à ses normes. Ce sont des êtres élisant la marge comme territoire, luttant contre les formes de pouvoir extérieur et intérieur, souvent broyés par un ordre qui étouffe ceux qui s’en affranchissent, ou broyés par le maelstrom de leurs pulsions autodestructrices. Leur démesure, leur inadaptation à un réel dont ils refusent l’étroitesse, leur soif d’autres états mentaux, érotiques, artistiques est la matière même de mon laboratoire fictionnel. Les exploratrices, les explorateurs des vertiges me permettent de m’aventurer dans les zones de l’inconscient, de dynamiser les ressources de la langue, de m’approcher, par le biais d’une langue qui s’invente d’autres possibles, des confins des pulsions sauvages, non policées, des confins du dicible, là où le réel et les vocables flambent. Là où le donné vacille.
Je ne dispose pas a priori d’idées dans la manière de traiter ces figures à la fois réelles, refictionnalisées, mythiques. Cela dépend au coup par coup de la manière dont le personnage est venu frapper à ma porte, de ce qu’il charrie comme affects, comme scènes primitives, comme contexte socio-politique, comme questionnements.
Il y a toujours un enjeu politique ?
La mise en scène de femmes dans mes créations présente un enjeu politique dans le sens où j’entends donner voix par la fiction à celles qui ont été sacrifiées, muselées, étouffées. Mais je n’enferme pas la chose dans la seule cause féminine. Spontanément, sans que cela relève d’un a priori esthétique, je suis appelée par une figure qui me hante.
Cela peut être des femmes ou des hommes, des subjectivités extra-personnelles, des lieux de forces, des figures électriques qui disent l’impensé d’une époque, sa face d’ombre, ses coulisses. Se focaliser sur la femme, ou sur une minorité, me semble devenu actuellement étouffant et contre-productif au niveau politique et conceptuel. L’on court le risque de ramener la minorité, fût-elle majoritaire, au rang de victime, de l’enfermer dans une position victimaire. Ou d’apporter de l’eau au moulin du devenir majeur des minorités, de concourir à la mise en place d’un tribunal.
On assiste que trop à l’apparition revendiquée du ressentiment, au sens de Nietzsche, de l’esprit de sérieux, moralisateur, de l’esprit de conformisme reproduisant la bêtise, l’aveuglement, l’oppression dont des groupes sociaux opprimés dans le passé et encore dans le présent ont été la proie. Je ne consone en rien avec ces nouveaux chiens de garde, certaines néo-féministes conservatrices, revanchardes, obtuses, qui se situent au plus loin de l’appel aux libérations solaires, intempestives, audacieuses, qui édictent des diktats, des mots d’ordre, reprennent les schémas patriarcaux en les étendant aux femmes – ce qu’on pourrait appeler un matriarcat patriarcal, cauchemar en miroir du patriarcat. Il n’y a aucun intérêt à destituer la figure de la maîtrise pour voir fleurir de petits maîtres partout. Bien sûr, la plus grande vigilance reste de mise afin de se battre contre ce qui met en péril l’affirmation des libertés conquises partiellement, dans certaines parties du monde seulement, par les « minorités ». La manière dont je donne voix à des figures relevant des suicidés de la société, des parias, des freaks, des électrocutés, des funambules hors du système entend se poser hors de cette spirale broyeuse d’un devenir molaire, conformiste du moléculaire pour reprendre les termes de Deleuze.
Dans votre récit Le cri de la poupée (Al Dante, 2015) les personnages féminins, dont la figure centrale en référence à Unica Zürn, compagne de Hans Bellmer, s’inscrivent dans une forme de désocialisation, en rupture familiale, déjouant le plus souvent les normes (« Adulte j’oublie mon mari Erich Laupenmühlen, j’égare mes enfants Katrin et Christian, laisse mes amants, mes amantes se dissoudre gelée de brouillard »). Une singularité affecte la construction des personnages dans leurs rapports aux autres et dans leur identité : rapports de domination, sexualités également plurielles. La construction des personnages féminins s’opère-t-elle dans un souci de déconstruction des normes et des codes ?
Je ne fais pas passer une ligne de démarcation – porteuse d’un danger d’essentialisation – entre personnages féminins et masculins. Déconstruire les pôles de pouvoir n’implique aucunement de s’en tenir à une obsession de la seule différence genrée. Les devenirs, les métamorphoses libératoires, le dynamitage des codes, de tout ce qui enferme, de ce qui nous asservit, nous contrôle vont bien au-delà de cette focalisation appauvrissante sur le binôme masculin/féminin, leurs invasions, le troisième sexe, les n sexes.
La libération hors des identités fixes, sans renoncer à la polarisation de différences, sans prôner un neutre pâle, inconsistant, concerne les devenirs animaux, végétaux, cosmiques, enfants, l’ouverture des portes de la perception, la vigilance afin de résister, riposter à tout ce qui recadenasse : les flics dans la tête, la Loi intériorisée, l’aspiration secrète à une bio-surveillance, laquelle va au-delà de ce que le système impose – bref à tout ce qu’on peut mettre sous la notion de La Boétie, celle de servitude volontaire.
Si vos textes se réfèrent à des milieux artistiques – Unica Zürn, Hans Bellmer, Edie Sedgwick, Andy Warhol, Bob Dylan, Marilyn Monroe, etc. – les figures qui s’y inscrivent sont celles aussi de « stars de l’underground », d’une contre-culture. Certains textes, dans le champ poétique contemporain, se réfèrent également à des personnages d’un réel mythique, à des icônes mais dans une autre perspective. Les détournements de rôles et de signes sociaux sont très présents. Ces marquages d’une contre-culture, d’un underground dans vos récits participent-ils d’une intention critique et politique? Votre travail se fait-il sous les modes de la radicalité et de la subversion ?
Mes créations visent à se tenir dans l’axe du non-axe, dans le sillage, en amont ou en aval, de tout ce qui vient de la contre-culture, avant que celle-ci ne soit récupérée, empaillée, oscarisée. J’ose espérer que quelque part mon travail se tient sur la ligne toujours à retracer de la subversion des clichés, des habitudes mentales. Dans l’histoire, par-delà les époques et les lieux, se tissent des liens entre confréries électives, entre explorateurs de royaumes oniriques. L’écueil est à nouveau celui d’une muséification de la contre-culture, d’une reconnaissance officielle qui en ôte toute la charge subversive, transgressive, sauvage, dangereuse.
Mais je vais vers les terres où la langue se désaxe, se tord, se convulse de devoir phraser ce qui lui échappe, ce que l’ordre a interdit. Pour mettre en mots ce qui relève d’une expérience intérieure, d’états mouvants où le non domestiqué bouillonne, il faut forger une autre langue dans la langue officielle, la bouturer, l’introduire à des usages inédits, hétérodoxes, furieux, par amour pour elle, dans l’héritage de sa grandeur, de sa tradition. La vie résonne là où se creusent des explosions créatrices, des révolutions à petite ou plus grande échelle au niveau de l’art, des mœurs, de la politique, là où s’inventent d’autres manières de vivre, de penser, de jouir, d’habiter son corps, d’illimiter les sensations.
Vos livres Edie, la danse d’Icare, Marilyn, Naissance année zéro et Le Cri de la poupée se structurent autour d’icônes, à l’encontre des stéréotypes, travaillant la langue dans des formes inventives. Un autre livre doit paraître autour de Janis Joplin cette fois. L’ensemble de ces livres constitue-t-il un même cycle d’écriture ?
Je ne conçois pas l’ensemble de ces quatre livres comme participant d’un même cycle d’écriture. Rétrospectivement, l’on peut peut-être voir un cycle au sens musical du terme, une spirale d’approfondissement, des échos gravitant autour du foyer des sixties, de leur envol dont on attend un nouveau visage aujourd’hui. Non pas un revival mais un nouveau souffle de liberté qui embrase l’époque et fasse mordre la poussière aux oligarques et aux artisans d’un empire marchand mortifère, allié des techniques de gouvernementalité, d’un contrôle généralisé. Des jeux de résonance, des lames de fond communes traversent les quatre livres au sens où les grandes obsessions qui sont les miennes ne cessent de vouloir se phraser sous de nouveaux angles, dans l’inépuisabilité de l’écrire.
Véronique Bergen, Edie – La danse d’Icare, éditions Al Dante, 2013 ; Marilyn – Naissance année zéro, éditions Al Dante, 2014 ; Le cri de la poupée, éditions Al Dante, 2015 — Un article sur Le cri de la poupée dans Diacritik