Paris, « la ville au cent mille romans » (1) : Eric Hazan, Une traversée de Paris

© Christine Marcandier

Après avoir (ré)inventé Paris, Eric Kazan le (ré)arpente dans son nouveau livre, Une traversée de Paris. Il nous offre une puissante flânerie sous l’égide de Walter Benjamin dont Le Livre des passages était justement cité en exergue de L’Invention de Paris, pour rappeler que la ville n’est « homogène qu’en apparence », qu’elle est une « expérience » paradoxale de la limite et des variations puisque « la limite traverse les rues ; c’est un seuil ; on entre dans un nouveau fief en faisant un pas dans le vide, comme si on avait franchi une marche qu’on ne voyait pas ».
Paris, la « ville au cent mille romans », comme l’écrivait l’un de ses plus grands romanciers, Balzac, dans Ferragus, la ville qui ne connaît pas les pas perdus, comme le démontre une nouvelle fois Eric Hazan, dans cette superbe Traversée de Paris, qui paraît au Seuil, dans la collection « Fiction & Cie » qui lui vaut programme puisque chaque pas ouvre à un imaginaire des lieux comme à un récit de soi.

410c-Dc8cYL._SX302_BO1,204,203,200_« Il n’y a pas de pas perdus », écrivait Eric Hazan en sous-titre de L’Invention de Paris (2002), citation de Nadja : chaque marche ou déambulation dans la ville est écho à un passé historique, littéraire, cinématographique. Dès les titres de ses ouvrages, André Breton, Claude Autant-Lara, ce sont les rues de Paris qui sont, elles aussi, autant d’adresses — dans le double sens d’un Didier Blonde, répertoire et appel à un dialogue — réelles, comme fictionnelles, recueil et palimpsestes de textes littéraires, d’événements historiques, de moments, de pages et lectures.
Dans L’Invention de Paris, Eric Hazan rappelait cette édification progressive de la capitale, ses mues, comment architectes, scientifiques, photographes, hommes politiques, hommes de lettres l’ont façonnée, de l’éclairage public aux terrasses des cafés, des numéros sur les immeubles aux pavés, en passant par ses quartiers comme autant d’espaces et lieux d’une « psychogéographie ».

Le passe-muraille (street art parisien) © Christine Marcandier
Le passe-muraille (street art parisien) © Christine Marcandier

Paris, c’est une histoire, un mouvement, une continuité comme une « force de rupture », un lieu politique également, avec le « Paris rouge » des émeutes et révolutions. Déjà, dans ce livre remarquable, Eric Hazan proposait un certain nombre d’itinéraires et visites en cercles concentriques — les fameux cercles parisiens de L’Histoire des Treize de Balzac et du long prologue de La Fille aux yeux d’or. La flânerie, d’une immense érudition muée en délice et invitation à la marche, reprend dans Une Traversée de Paris.

Le livre propose huit riches itinéraires, à la fois arpentage et grille de lecture quadrillant la capitale. Le premier nous conduit du centre d’Ivry à la « barrière d’Italie ». Dans le deuxième, le lecteur part de la place d’Italie jusqu’au terminus du bus 85, en passant par Denfert-Rochereau. Puis nous nous rendons du jardin du Luxembourg aux Halles, du Châtelet à Beaubourg, de la rue Quincampoix au carrefour Strasbourg-Saint-Denis, de la porte Saint-Denis à la place de la Chapelle, avant d’aller de La Chapelle à la porte de la Chapelle par trois itinéraires différents. Enfin, allons du boulevard Ney à Saint-Denis le long de l’autoroute A1, ouverture vers d’autres ailleurs.

9782021320374Le livre d’Eric Hazan est donc une traversée, du sud au nord, sur une « ligne de partage entre l’est et l’ouest parisiens », un « méridien », dans un sens qui n’est pas seulement géographique mais biographique, correspondant aussi à l’itinéraire d’une vie, commencée près du jardin du Luxembourg et aujourd’hui du côté de Belleville. Marcher dans la ville, c’est aussi se souvenir, faire remonter de larges pans oubliés de sa propre vie, faire du paysage le palimpseste de livres, comme cette vue panoramique depuis le Pont-Neuf sur des bâtiments bâtis en pierre de Paris, dans ces nuances de ce gris propre à la ville, accompagnée d’une citation d’un autre grand arpenteur de Paris, Louis-Sébastien Mercier, « ces tours, ces clochers, ces voûtes des temples, autant de signes qui disent à l’œil : ce que nous voyons en l’air manque sous nos pieds » (Tableau de Paris).

Mais Une traversée de Paris n’est pas un livre tourné vers le passé ou les souvenirs, même glorieux, d’une capitale littéraire, esthétique et politique. C’est aussi l’espoir d’une « révolution à venir » qu’évoque Eric Hazan en passant par la place du Châtelet, du « début de la reconquête de Paris », une double reconquête : architecturale et politique. Un appel qui est celui de la fin du livre, l’à venir rêvé d’un « prolétariat multicolore », conscient et fier de son héritage d’insurrections qui « montrera un jour que non, le peuple n’a pas perdu la bataille de Paris ».

Villa des Gobelins © Christine Marcandier
Villa des Gobelins © Christine Marcandier

La traversée de Paris d’Eric Hazan commence à Ivry, rue Gabriel Péri, « à cause d’une librairie » dont le nom est invitation à la curiosité, à la découverte et aux trajets romanesques, « Envie de lire ».

Le centre d’Ivry, ce n’est pas encore Paris, c’est un autre centre, à l’architecture « qui ne rappelle rien de connu », un labyrinthe conçu par ses architectes comme une forme d’utopie : l’habitat collectif, des espaces « superposés, presque jointifs ». C’est évoquer des noms de rues et dire son rapport à ces noms, de l’avenue Maurice-Thorez à Maurice Thorez par exemple, c’est expliquer « la jonction entre banlieue et Paris », jamais « belle ni douce ».
C’est, à l’image du centre d’Ivry ou, plus loin dans le livre, des Halles, exposer ce que ce sera ce livre, le feuilleté, le palimpseste et le récit d’une carte qui n’est pas seulement géographique mais historique, littéraire, personnelle, une cartographie au sens le plus extensif du terme, un Temps retrouvé. Puisque ce livre est également une fiction, un roman de Paris : « Chemin faisant, je me rends compte que cette Traversée est racontée d’un seul tenant, comme si j’avais parcouru le trajet en une seule et même journée sans m’arrêter pour prendre un café ou me protéger de la pluie, sans jamais m’interrompre pour reprendre le lendemain. Il entre donc une part de fiction et même d’invraisemblance dans ce récit ».

Le livre nous conduit, par des rues, des places, des échappées et même des retours, entre textes et photographies, vers la porte de La Chapelle, au nord, « halte, comme au seuil d’un autre monde », avec ses trouées de voies ferrées et routes, avec passage par les Maréchaux et le boulevard Ney de Jean Rolin (La Clôture). Comme au début du livre, il s’agit d’une Porte, nouveau seuil à franchir, « passage du dedans au dehors » plus marqué à Paris que dans tout autre capitale, en raison des portes, justement, d’un mur longtemps, du périphérique désormais, « terrible enceinte entre le vieux et ce qui aurait pu être le nouveau Paris », barrière physique mais aussi dans « la représentation de la ville ».

Eric Hazan, lui, échappe à cette ceinture et suit « la ligne droite le long de l’autoroute A1 en partant de la porte de La Chapelle », vers Saint-Denis et une autre librairie, « Folie d’Encre ». Ainsi l’itinéraire de cette Traversée trouve son origine dans une librairie « Envie de Lire » (Ivry) et va vers une autre, elle aussi « centre », « point de rencontre », « lieu d’animation politique ».

Une Traversée de Paris est une mine dont il serait impossible d’épuiser les filons. Le lecteur apprend aussi bien l’origine de l’implantation d’une vaste population asiatique dans le bas du XIIIè arrondissement, le chinatown parisien, que l’emplacement du premier gratte-ciel parisien (22 étages, rue Croulebarbe, construction en 1960).

Place d'Italie et nouvel an chinois © Christine Marcandier
Place d’Italie et nouvel an chinois © Christine Marcandier

Passer par la place d’Italie, c’est aussi bien s’informer sur le bâtiment de Kenzo Tange, aujourd’hui Italie Deux et son « immense mur-rideau concave surmonté d’un ascenseur campanile en Meccano », que voir Giacometti renversé par une voiture et en rester boiteux, apprendre qu’Ernst Jünger évoque les paulownias de son terre-plein central dans son Journal de guerreune impression de précieuse huile aromatique brûlant sur des candélabres enchantés ») ou relire les journées révolutionnaires de juin 1848.

Eric Hazan flâne, s’attarde sur des rues, des façades d’immeubles et des plaques, variant les focales, juxtaposant documents historiques, variations hydrographiques (le tracé de la Bièvre), anecdotes personnelles, comme on feuillette un album de famille ou on rend vivant et concret un guide ou un immense roman de Paris, accompagné de la « famille de papier » d’Eric Hazan, Breton, Benjamin, Baudelaire, Nerval, Balzac, Chateaubriand, « famille composée » aux liens littéraires et politiques, intimes.

Chaque lieu ouvre à l’Histoire comme à l’histoire littéraire et à l’histoire personnelle d’Eric Hazan (son enfance, ses années de médecin dans différents hôpitaux de la capitale, ses activités éditeur). Pour ne prendre que quelques exemples, la rue Cassini d’abord : Eric Hazan y vécut avec ses parents, Balzac y écrivit une partie de la Comédie humaine (de 1828 à 1837) et l’un des seconds rôles de La Traversée de Paris, Bernard Lajarrige, y habita lui aussi.

Au 7 de la rue des Grands-Augustins, une plaque indique que Picasso y peignit Guernica et Balzac y situa l’action du Chef d’œuvre inconnu.

La Tour Saint-Jacques, vestige de la grande église Saint-Jacques de la Boucherie, c’est André Breton qui la célèbre « pareille à un tournesol » dans son poème « Vigilance », puis dans L’Amour fou et Arcane 17.

Au jardin du Luxembourg, Marius rencontre Cosette (Les Misérables), Nerval célèbre une de ses allées dans une ode, Eric Hazan quant à lui y « prenait l’air » enfant. « Verlaine, Cendrars, Rilke, Léautaud, Sartre, Faulkner, Echenoz… peu de lieux parisiens ont inspiré autant de poètes et d’écrivains, de cinéastes aussi — Jean-Luc Godard dans le joyeux Tous les garçons s’appellent Patrick ou Louis Malle dans le plus sombre Feu Follet ».

A tous ces échos, le lecteur superpose ses propres lieux et souvenirs, ses expériences, ses lectures (le dixième arrondissement de Julia Deck et d’Anne Savelli, par exemple) et le livre devient dialogue entre un écrivain piéton et un lecteur qui n’a qu’une envie : redécouvrir Paris, livre en main, nez au vent.

Eric Hazan, Une traversée de Paris, éditions du Seuil, « Fictions & Cie », mai 2016, 208 p., 18 € — Lire un extrait 

A lire également, sur Diacritik, le dossier Thomas Clerc, autre piéton de Paris, d’ailleurs évoqué p. 108 du livre d’Eric Hazan.

Eric Hazan, L’Invention de Paris, éditions du Seuil, 2002, réédition en 2012 et disponible en poche chez Points, 480 p., 8 € 

(Cet article inaugure une série d’articles centrés sur de récents arpenteurs de la capitale).

© Christine marcandier