Christophe Bisson : Tchernobyl, White horse

Maxime revient vers sa maison à Pripyat, Ukraine, après l’accident nucléaire survenu à Tchernobyl © Christophe Bisson

Caen, le 26 avril 2016

Chère Simona,

J’espère que tu te portes au mieux depuis que nous nous sommes rencontrés à Caen. Le sinistre anniversaire des 30 ans de la catastrophe de Tchernobyl, me replonge, malgré moi, dans les souvenirs et impressions de mes voyages dans la zone interdite.

Quand je t’ai évoqué, pour la première fois, cette expérience tu m’as dit, reprenant malicieusement les mots de Duras : « Christophe, tu le sais bien, tu n’as rien vu à Tchernobyl ».

Simona, tu ne pouvais pas mieux dire !

Tu m’as raconté ta visite de la cité impériale de Hué, au Vietnam, qui porte encore aujourd’hui les stigmates de la destruction au napalm. Les vestiges expriment fortement la violence de la guerre. La première fois que je suis allé dans la zone, j’avais dans la tête cet imaginaire du champ de ruines après la bataille : images de murs criblés, de cratères, de carcasses de véhicules… On est saisi au contraire par le mutisme buté des lieux. Derrière la vitre de la voiture qui me conduit à l’épicentre de la catastrophe, défilent de magnifiques forêts de bouleaux argentés, des plaines profondes se dissolvant dans des lointains violacés, des villages de maisons en bois peints, Toute activité humaine ayant cessé, les animaux sont devenus « maîtres et possesseurs » de la nature. On y croise des hordes de petits chevaux sauvages, des sangliers, des chiens errants, des myriades d’oiseaux et je me souviens même de la rencontre inattendue d’un caribou, à quelques mètres de moi, qui m’a dévisagé longuement, interdit, comme s’il n’avait jamais vu d’être humain avant moi. Je peux te dire, Simona, que les plus belles rencontres d’animaux, je les ai faites là-bas. Ces impressions bucoliques, dans cette terre sans hommes, distillent une étrange atmosphère pastorale, édénique. Étrange, non ?

Je me souviens, d’un photojournaliste français, habillé en treillis militaire (dans quelle guerre était-il ? Je ne l’ai jamais compris), le crâne rasé (il craignait les particules radioactives dans les cheveux), lunettes fumées, et qui avait sous le bras une grosse miche de pain. Il était venu, en effet, dans le but précis de photographier ces légendaires monstres tchernobyliens que sont les silures de la rivière Pripyat. On dit que certains, ayant mutés, mesurent dans les 3 mètres. Il voulait les attirer et les photographier gueule ouverte, jaillissant hors de l’eau, dans le style de Jaw. Hélas pour lui, les silures qui se sont régalés de son pain, ce jour là, étaient de taille plutôt médiocre. Profondément déçu, le photographe a fait le voyage retour, au fond du bus, l’air sombre et renfrogné, sans dire un seul mot…

Tu as raison, Simona, « je n’ai rien vu à Tchernobyl ».

La première fois que j’ai arpenté les immenses avenues vides de la grande ville fantôme, Pripyat, à 3 kilomètres seulement de la centrale, tout m’apparaissait comme derrière une vitre. Marcher dans une cité moderne, une cité d’immeubles et de tours aux allures familières, complètement vidée de ses habitants, constitue une expérience indicible.

Le sol est jonché de meubles détruits, de livres, de vêtements et de photos. J’ai même vu une pile assez haute d’embauchoirs, ces objets de cordonniers en forme de pieds, qui m’a évidemment fait penser à des images de camp d’extermination… Tout renvoyant à ceux qui ont disparu, je marche dans cet espace métonymique comme dans un rêve. Je ne pense rien, je ne sens rien. Mais j’ai l’étrange impression que les immeubles me regardent, que les fenêtres sont des yeux. Je ne regarde plus mais je suis regardé par les choses. Mon regard se retrousse comme un gant. J’ai peur… J’ai peur et je rejoins le groupe en courant. Ils ont trouvé un ballon et jouent au foot sur la place de la grande roue. Un chien court aussi après la balle. J’entends des rires et des aboiements. Ça va mieux.

L’espace, Simona, est plus métaphysique que physique.

Pendant des semaines, après mon premier voyage, mes nuits ont été hantées par ces visages sans visage, ces yeux sans yeux, qui m’ont dévisagé là-bas. Bruissement de présences sans contours ; absences qui s’immiscent dans les interstices du visible. En moi, quelque chose de non-vu faisait retour, sans que je ne puisse déterminer comment et d’où ça faisait retour.

Tu as raison, Simona, « je n’ai rien vu à Tchernobyl ». Comme une plaque photosensible, j’ai été impressionné, visionné.

Pour échapper à la capture de ces fantômes qui m’appelaient, la nuit, j’ai écrit au président d’une association d’anciens résidents de Pripyat, Alexander Sirota. Dans la lettre, je lui expliquais que je voulais absolument voir les visages, croiser le regard des habitants. C’est ainsi qu’est né ce désir de film qui nous a mené jusqu’au regard triste, gris-bleu délavé, de White horse. Ultime image vacillante, au seuil du visible, qui porte en elle la trace inestimable d’un bonheur d’enfance.

Je t’embrasse bien fort,

Christophe

White horse, documentaire, 18 minutes, 2007 :

Maxime est né à Pripyat, Ukraine, à trois kilomètres seulement de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Le 27 avril 1986, après l’accident nucléaire, lui et sa famille ont été évacués de Pripyat avec 48 000 autres résidents. Dans White horse nous suivons le retour de Maxime dans sa ville natale devenue fantôme. Le film commence à Little Pripyat, banlieue de Kiev où Maxime vit maintenant. Nous traversons un No man’s land, la zone d’exclusion, puis nous arrivons à son ancien appartement. A travers les traces évanescentes subsistant dans l’espace vide il se souvient de son enfance perdue. L’évocation de son passé laisse percevoir les lignes de faille profondes qui le divisent. Dans cet espace urbain en passe de disparaître, une seule image demeure pour Maxime: un vestige de son monde englouti, son « Rosebud » à lui.

White horse a été présenté en sélection officielle dans des festivals internationaux : à Berlin, Cinéma du Réel à Paris et lors de l’édition 2008 de la Viennale.

Christophe Bisson, après avoir obtenu un DEA en philosophie à l’Université Sorbonne-Panthéon, se consacre aux arts plastiques. Il participe à de nombreuses expositions en France et dans le monde. En 2007, en s’associant à la cinéaste new-yorkaise Maryann De Leo, qui obtient en 2004 l’Oscar du meilleur film documentaire, il réalise le documentaire White Horse.           Remarqué dans plusieurs festivals internationaux, le film est nominé pour un Ours d’Or à la Berlinale. Cette première expérience de cinéma constitue pour lui une véritable bifurcation biographique. Il cesse peu à peu de peindre pour se consacrer uniquement au cinéma à partir de 2009. Il a déjà à son actif une quinzaine de films documentaires et expérimentaux.

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