Lucile Bordes, « Mens, mais souviens-toi » (86, année blanche)

 

Tchernobyl, 1986, Lucile Bordes a quinze ans. Elle se souvient de ces « jours à roder sur l’envers du monde », ceux de la catastrophe et surtout « du silence autour ». Comme le dit le proverbe russe en exergue du roman : « mens, mais souviens-toi ». Alors, pour se souvenir passer par le mensonge vrai de la fiction et trois personnages comme « trois focales différentes pour dire un événement qui, trente ans après, reste impensé » : Lucie l’adolescente du Sud de la France, « quinze ans et le monde à mes pieds », Ludmila qui vit juste à côté de la centrale et Ioula, à Kiev. Parce que malgré les reportages à l’époque, les essais, les documentaires et films, malgré même La Supplication de Svetlana Alexievitch, « Tchernobyl n’existe ni pour vous, ni pour moi ». C’est pourtant cet « endroit sur terre où l’homme a rendu sa vie impossible. C’était il y a trente ans et c’est maintenant ».

86, année blanche, alterne les focalisations autour de cette année qui, pour trois personnages, marque la fin du monde d’avant, « on allait changer de calendrier.
On était en zéro.
Si je survivais, je serais née en -15 dans une partie du globe où la vie serait devenue impossible. Sur les planisphères à la place de l’Europe, il y aurait du grisé, ou du blanc ». Tous les personnages du roman sont face à l’inconnu, face à un événement impensable, qui leur échappe par manque d’informations — la censure officielle en Ukraine, la naïveté ou l’absence totale de lucidité en France, autre forme de censure — ou parce que l’adolescence, pour Lucie, l’amour, le désir brouillent les perspectives. Les trois femmes au centre du roman de Lucile Bordes sont trois pièces d’un même puzzle, d’un monde qui doit se repenser.

C’est d’abord Lucie, l’adolescente du sud-est de la France, qui entend parler de la lointaine catastrophe en allant au lycée, relie les essais nucléaires français à Mururoa vus la veille à la télé et Tchernobyl, deux lieux qu’elle ne peut pas situer sur une carte et cette question qui la hantera longtemps « Est-ce qu’il était possible que la fin du monde ne me concerne pas ? Est-ce que ça pouvait être la fin du monde à un endroit et pas à un autre ? » Mais les journaux rassurent, parlent de « Notre système de protection (forcément très au point), Des risques pour l’Europe de l’Est (à l’Ouest rien de nouveau) ». Bien sûr, le nuage radioactif s’arrêtera à la frontière, au-dessus de Monaco — « Le nuage, disait le journal, avait « effleuré » le Sud-Est. Effleurer avait dû être choisi pour sa douceur. (…) Tout le journal était un trompe-l’œil. Effleurer signifie « ôter les fleurs » »). Et puis 86, près de Toulon, c’est aussi le dépôt de bilan annoncé des chantiers navals, la liquidation judiciaire, le père de Lucie au bord du chômage et de la dépression, « d’ailleurs si aujourd’hui je lui demande, 86, pour toi, c’est quoi ? Il répond, la fin des chantiers. Il ne se rappelle pas de Tchernobyl ».

Le dimanche 27 avril à Pripyat, « vitrine de la République atomique », Ludmila, 25 ans, attend que son mari Vassyl rentre. Il travaille en tant qu’ingénieur à la centrale, il y a eu un incendie, « c’était beau », une aurore boréale ou même un arc en ciel. Pourtant bientôt Ludmila et son enfant devront évacuer, provisoirement jurent les autorités, « au cœur du chaos, on nous répétait que tout était sous contrôle ». Et Vassyl, l’un des premiers liquidateurs, sera transféré à Moscou pour mourir « du mal des rayons. Même si, en dehors de l’hôpital, Tchernobyl n’existait pas. »

Ioula, elle, a dîné à Pripyat chez Ludmila, elle rentre à Kiev en voiture avec son mari Petro et elle a « ce goût acide dans la bouche », « je ne savais pas que c’était le goût de l’iode radioactif que la centrale crachait avec d’autres substances toxiques, depuis vingt-quatre heures à peu près ». Ioula pense à tout autre chose, à son amant français, Christian, qui va partir, comme beaucoup d’étrangers qui fuient le pays. « Si dans les rues tout semblait faux, et le soleil lui-même un peu trop blanc, c’était parce que Christian me quittait ». Et quand Petro s’engagera parmi les liquidateurs de la centrale, ce sera aussi pour « liquider son couple avec la catastrophe, puisque la vie qui avait été la sienne lui semblait à présent un mensonge. »

86, année zéro, ce sont trois femmes qui vivent leur « Tchernobyl », non seulement les jours qui suivent l’accident nucléaire quand tous ont eux « l’impression de marcher sur l’envers du monde » mais la manière dont la tragédie collective se tisse aux drames intimes, signant la perte des illusions et des rêves, de l’avenir qui avait été construit ou imaginé. « C’était la fin de l’homme », se répète Ludmila, « je suis mort en homme rouge » pense Vassyl, c’est La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, comme l’écrira Svetlana Alexievitch (Actes Sud, 2013), la fin d’une ère et les supplications sont vaines. Seul demeure cet après à construire sur les ruines de l’avant. « Plus de passé. Pas d’avenir. Un présent démesuré. »

Dans le très sobre et sensible roman de Lucile Bordes, les voix se croisent et entrent en écho, d’un bout de l’Europe à l’autre, mais le monde n’est-il pas « à l’envers » en cette année 86, repensé dans ses (fausses) frontières ? Ce monde qui sombre et s’abîme, c’est celui des chantiers navals comme de la centrale nucléaire qui rythmaient la vie des habitants de Toulon comme de Tchernobyl ; c’est l’URSS sur le point de disparaître et, en France, les déçus du mitterrandisme qui déchirent leur carte du PS ; ce sont ces trois femmes qui ne vivent pas les événements dans la centrale ou les chantiers mais les observent et les commentent, de près comme de loin, voyant les hommes liquidés, quelle que soit la manière. Leurs destins se répondent, saisissant le collectif par l’intime, dans ce très beau roman choral.

Lucile Bordes, 86, année blanche, éditions Liana Levi, 2016, 137 p., 14 € 50