Juli Zeh : science non fiction (Corpus Delicti)

Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes quand « commence notre histoire », au beau milieu de la ville, de la journée comme du XXIè siècle. «  », en un monde qui a stoppé les émissions toxiques, cultive harmonie, tempérance et juste… milieu, justement. « Ici une humanité apaisée a cessé de combattre la nature, et donc de se combattre elle-même ».

Terminé le culte de la maladie qui fut celui de l’humanité depuis la nuit des temps : « Il y a seulement cinquante ans, les enfants exhibaient fièrement leurs genoux écorchés. Quand les adultes se cassaient la jambe, ils se dessinaient mutuellement des petits cœurs sur leurs plâtres. Tout le monde se plaignait de rhume des foins, de douleurs lombaires, de problèmes digestifs… mais, en fait, on ne voulait qu’une seule chose : éveiller une compassion injustifiée. Les bobos en tout genre passaient pour des sujets de conversations sérieux. Aller chez le médecin devenait un sport national. La maladie passait aux yeux des gens pour la preuve de leur existence, comme s’ils avaient été incapables de sentir leur corps tant qu’ils n’avaient mal nulle part. Durant des siècles, on a vénéré la faiblesse ; elle était même au cœur d’une religion universelle. On s’agenouillait devant l’image d’un masochiste squelettique et barbu coiffé d’un rouleau de barbelés, le visage dégoulinant de sang. La fierté des malades, la sainteté des malades, l’égoïsme des malades : voilà les maux qui rongeaient les gens de l’intérieur ».

41tcOMDoD7L._SX310_BO1,204,203,200_En 2057, depuis l’avènement de la Méthode, tout est propre. Est advenu un monde où l’on ne se salue plus en se disant « bonjour » mais « santé ». Où l’on boit de l’eau chaude – citronnée – et non plus du thé ou du café. Fumer est interdit. Les hommes ont une puce dans l’avant-bras, ils envoient leurs bilans de santé, leurs analyses de sang et d’urine. La préface du roman rappelle les principes de la Méthode : « La santé est un état de bien-être absolu de l’homme dans sa dimension physique, spirituelle et sociale. Elle ne saurait se réduire à l’absence de maladie ». Elle est « le libre épanouissement du potentiel d’énergie biologique ». « La santé n’est pas un état figé, mais un rapport dynamique de l’homme à lui-même ». Elle « conduit, par le perfectionnement de l’individu, à la perfection de la communauté sociale ».

Le roman met immédiatement à jour les dérives totalitaires d’un tel système : univers aseptisé qui condamne, au sens le plus judiciaire du terme (le sous-titre du roman est « un procès »), tout comportement non sain, déviant. Mia Holl, jeune biologiste, refuse de se plier à la Méthode. Elle sera le corps du délit : « J’incarne ce que vous pensez réellement […]. J’incarne ce que tout le monde pense. Je suis le corpus delicti ».

Elle n’envoie plus ses comptes rendus de sommeil, activité sportive et alimentation, refuse les analyses d’urine et mesures de pression artérielle, depuis la mort de son frère, Moritz, accusé d’un crime terrible (viol et meurtre), soupçonné d’être un activiste du groupe DAM (Droit à la Maladie), qui s’est suicidé dans sa prison. L’attitude de Mia semble d’abord liée à un deuil impossible : « je suis une simple survivante en deuil, dit Mia à voix basse, tandis qu’au dehors le souvenir installe le crépuscule ». Mais ses refus sont considérés comme terroristes par la Méthode. On ne peut être « différent » dans un tel système, dans ce monde où la biologie contrôle tout, jusqu’à l’amour, avec le CRP (Centrale pour la Recherche de Partenaire) qui gère unions et rencontres à partir de critères scientifiques de compatibilité immunologique.

Mia, perdu, désemparée, est prise dans une ambivalence terrible, pesant le pour et le contre de son rapport à la Méthode, comme l’illustrent ses conversations étranges avec « La fiancée idéale » qui hante son esprit tel un daïmon. Elle ne cesse d’être convoquée au tribunal, traquée dans ses moindres activités et devient le symbole d’une résistance au système, comme – à travers la révision du procès de son frère – la preuve de sa faillibilité. A son corps défendant ?

Corpus Delicti est de ces romans étranges qui vous emportent dans leur univers tout en mettant à distance le monde dans lequel nous vivons. Ce n’est pas un récit de science-fiction, sinon par son ancrage temporel, 2057, mais la mise en perspective dystopique des « Dérives » de nos systèmes, passés (pensons à l’eugénisme) comme présents. Non pas de la science fiction mais une mise en fiction (c’est-à-dire en questionnement) de la science. Corpus Delicti est de la «science non-fiction» pour reprendre la formulation de Rodrigo Fresán — « Nous écrivons pour nous venger de la réalité », Le Fond du ciel —, un récit d’anticipation, au sens second du terme : observer et décrypter pour prévoir, et peut-être éviter. Obsessions sanitaires et sécuritaires, déni de la sphère privée, culte du corps et angoisse de toute pensée déviante, liens de la télévision et du monde judiciaire, les échos en nous de ce roman sont terribles. Juli Zeh réussit le tour de force de mêler, sans pesanteurs excessives, aventure romanesque et réflexion, deux formes de « procès ». Intelligent et passionnant, ce portrait de Mia Holl, éclairant la société, interrogeant liberté et droits individuels, fait froid dans le dos.

« Personne, poursuit Mia, personne ne peut comprendre ce que j’endure. Moi-même, j’en suis incapable. Si j’étais un chien – j’aboierais contre moi-même pour m’empêcher d’approcher. »

Juli Zeh, Corpus Delicti, un procès, traduit de l’allemand par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus, Babel, mars 2016, 256 p., 7 € 80