Écrivains francophones d’aujourd’hui : entretien avec Gilles Bonnet

Classiques Garnier, "Écrivains francophones d'aujourd'hui" (image actualisée en 2021)

Gilles Bonnet initie, aux éditions Classiques Garnier, une collection remarquable, centrée sur les « Écrivains francophones d’aujourd’hui ». L’objectif est de constituer une forme de « bibliothèque critique de référence ». Les trois premières monographies viennent de paraître, consacrées à Nathalie Quintane, Valère Novarina et Jean-Claude Pirotte. Présentation, accompagnée d’un entretien avec Gilles Bonnet.

La structure de chaque volume d’Écrivains francophones d’aujourd’hui est identique : le parcours, exigeant et pluriel, de l’œuvre est dirigé par un universitaire, initiant des « Études » confiées à des chercheurs mais également des « Regards croisés » avec des artistes, écrivains ou metteurs en scène. A la fin de chaque livre, le lecteur découvre un inédit de l’auteur, un long entretien avec lui (Jean-Claude Pirotte choisissant, lui, de répondre à Lionel Verdier par une série de poèmes inédits), une biographie et une bibliographie (son œuvre mais aussi un état de la critique universitaire comme journalistique).

On ne peut que saluer une telle collection pour son objet (l’hyper contemporain) comme pour sa manière : chaque étude échappe au carcan monographique, multiplie angles et approches et s’offre comme une référence sur chaque auteur que l’on (re)découvre dans les pages qui déploient son univers. Ce qu’écrit Benoît Auclerc du travail de Nathalie Quintane qui « multiplie les formes, formations, formulations, avec une belle plasticité » pourrait dire l’enjeu d’ensemble de cette collection critique qui ne s’enferme jamais, ouvre des perspectives et s’offre comme une invitation à la lecture ou relecture d’œuvres majeures du champ contemporain.

C’est donc avec Nathalie Quintane que débute cette collection, Nathalie Quintane née en 1964, « peu nombreuse » mais « décidée », déjà une œuvre importante, premières publications au début des années 90, ayant rencontré et renouvelé depuis nombre de genres et formes, ce qui la rend « difficilement repérable » comme l’écrit Benoît Auclerc dans son introduction. Il cite la quatrième de couverture de Chaussure (1997) — « Bref, c’est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas » — pour mettre en valeur une forme d’expérimentation « décontractée » mais aussi « résolue » et « politique », qu’on ne s’y trompe pas, et une « cartographie » à la fois variée et cohérente.

Anne Malaparte propose alors un « parcours » des « détours d’une prose entêtée », déchiffrant un écrivain qui est ainsi « d’autant plus dans l’Histoire, terme et matière, flux et temporalité dont on ne sait plus si elle peut encore comporter une majuscule initiale », mettant la prose en pièces via la dissémination du « je » au « nous ». Jérôme Mauche analyse ensuite les performances de Nathalie Quintane, Benoît Auclerc son travail sur l’ironie, à la fois « écart comique » et ethos, manière de défaire l’esprit de sérieux, au risque du malentendu. Florine Leplâtre centre son étude sur les « nous » de Quintane, Chloé Jacquesson son rapport aux genres (grammaticaux, sexuels, énonciatifs, littéraires). D’autres travaux se consacrent au quotidien (Luigi Magno), au politique (Noura Wedell). C’est ensuite un dialogue via des « Regards croisés » qui se tissent, avec Pierre Le Pillouër, Fred Léal, Jean-Marie Gleize et Arnaud Labelle-Rojoux. Toutes ses études et approches, magnifiquement complétées par un inédit (Remarques) et un long entretien de Benoît Auclerc avec Nathalie Quintane seront une porte d’entrée dans une œuvre exigeante pour certains, un enrichissement pour ceux qui connaissent ses livres. « Je me fous de ce que les choses réussissent », confie Nathalie Quintane en toute fin d’entretien, « le tout c’est qu’elles aient lieu ».

Avec le volume 2, centré sur Valère Novarina, se dessine un autre principe de cette collection, qui n’est plus seulement le contemporain francophone ni l’exigence, mais le choix d’écrivains qui pratiquent, comme lui, le « débordre », jouent d’« horizons diffractés », de frontières allègrement débordées, de genres ouverts. Comme l’écrit Laure Née en introduction du volume, il s’agit bien de « déconstruire, creuser, faire place au possible », de ne pas être dans la préhension ou la compréhension mais bien dans une forme de « saisissement », « toute chose nommée, nous ne la possédons pas, nous l’appelons » (Notre parole dans Le théâtre des paroles).

Même quête des Plis perdus chez Jean-Claude Pirotte, comme le rappelle Lionel Verdier le citant, « ce que nous cherchons est toujours ailleurs, la vie, l’amour, la douceur du ciel. Et n’est pas ailleurs n’est nulle part. Ce nulle part qu’il est impossible de ne pas habiter, meubler, tapisser ».

On ne peut qu’inviter à lire ces volumes, véritables références et invitations à des ailleurs, sans académisme malgré leur sérieux mais bien davantage dans la transmission d’une passion des œuvres et univers présentés, comme le montre cet entretien avec Gilles Bonnet, à l’initiative de cette collection Écrivains francophones d’aujourd’hui.

Gilles Bonnet
Gilles Bonnet

Comment est né le désir de créer cette collection ?

Gilles Bonnet : D’un constat : l’extrême contemporain francophone offre une vivacité et une diversité que les lecteurs que nous sommes constatent quotidiennement. Mais il n’y pas forcément dans le spectre éditorial d’espace dévolu à la mise en valeur critique de ces œuvres. Bien sûr, des publications existent, mais j’avais le désir d’installer une collection pérenne, regroupant pour chaque volume les meilleurs spécialistes de l’œuvre étudiée, et ouverte à d’autres regards. L’idée est d’offrir à terme une bibliothèque critique de référence, qui puisse être une lecture nourrissante pour un public large, et un appui pour les chercheurs et les étudiants.

As-tu le sentiment que la littérature de l’hyper contemporain souffre encore d’un déficit sinon de considération académique du moins d’études universitaires ?

Les choses, me semble-t-il, changent pas mal. Bien des lieux académiques jusque-là frileux, voire rétifs, s’ouvrent à cet hyper contemporain, aidés en cela par la ténacité de collègues qui consacrent leur énergie à l’étude de ces œuvres. 9782812437175Il n’en reste pas moins que du travail reste à faire, et oui, cette collection ambitionne d’y contribuer. En évitant, d’ailleurs, si possible les pièges du canon académique. Si des œuvres reconnues et célébrées comme celle de Valère Novarina peuvent trouver leur place dans la collection, car elles ne cessent de nous déplacer, de nous déséquilibrer, pour employer un terme cher à Novarina, elles voisineront également avec des œuvres qui bénéficient d’une visibilité moindre, mais que nous estimons importantes dans la littérature contemporaine. L’idée est donc aussi d’offrir un espace critique à des auteurs dont l’œuvre nous est essentielle (je pense à Nathalie Quintane, par exemple), mais ne rencontre pas forcément un public large.

La présence de cette écriture du contemporain n’est pas seulement liée aux auteurs choisis mais aussi aux auteurs présents dans chaque volume. Si chacun est dirigé par un universitaire, les études font se côtoyer chercheurs et écrivains : Philippe Claudel commente Jean-Claude Pirotte, Alice Zeniter écrit sur Valère Novarina, etc. C’était un principe de départ, là encore ?

Oui, c’est même le ferment initial, l’idée de départ. Décloisonner les discours, non par démagogie ni opportunisme, mais dans l’idée que le lecteur des volumes doit pouvoir confronter les approches et les perceptions d’une même œuvre. Les écrivains et artistes disent combien au quotidien de leur travail les œuvres et les pratiques des uns et des autres les influencent, les nourrissent. Tant au niveau de l’enseignement que de la recherche, je trouve indispensable de conserver cette ouverture, et de travailler sur une porosité, qui constitue aussi une caractéristique essentielle de l’époque.

L’art contemporain, par exemple, dialogue avec la littérature, et retour. Cette collection veut donc se faire aussi l’écho de cette circulation. Enfin, chaque volume dialogue directement avec l’auteur, ce qui ajoute une strate supplémentaire : un entretien, qui s’offre le luxe de prendre le temps (voir le volume Novarina !) d’envisager des questions essentielles, de les développer, et un inédit de l’auteur, viennent compléter un ensemble qui voudrait par la diffraction des regards éviter également une lecture unilatérale d’œuvres qui appellent cette pluralité d’approches, me semble-t-il.

Le discours critique n’est pas là comme guide, mais comme incitation à une problématisation d’œuvres, ce à quoi participent donc également les témoignages de peintres, comédiens, metteurs en scène, musiciens… C’est donc en fait, implicitement, le revendication d’une épistémologie et d’une méthodologie, pour employer de grands mots !

LneMS01bLe titre de la collection, « Écrivains francophones d’aujourd’hui » est important. Il souligne volonté de sortir de nos frontières, dès les trois premiers titres parus : aux côtés de Nathalie Quintane, Jean-Claude Pirotte né à Namur et Valère Novarina né à Genève. C’était fondamental pour toi ?

Oui, car c’est bien de langue qu’il s’agit, et d’écrivains comme facteurs de langue. Et non de frontières géographiques. C’est lié, aussi, à la volonté d’organiser et de permettre des dialogues : que des écrivains identifiés comme appartenant à la littérature « française » se retrouvent à côté d’écrivains originaires d’autres pays, mais partageant un même questionnement de la langue.
C’est aussi l’occasion pour nous de suggérer que les acceptions anciennes de « francophonie » ne correspondent plus peut-être à la réalité, telle que ressentie par l’ensemble de ces auteurs. Monénembo, Quintane, Pirotte appartiennent bien, selon moi, à une « francophonie » débarrassée enfin des anciens clivages hérités d’une vision périmée.

Quel est le rythme de publication envisagé, combien de volumes par an ?

Nous publierons au moins deux volumes par an. Nous avons déjà programmé les publications des trois prochaines années. Là, nous voulions un «tir groupé» significatif, pour asseoir collection et en célébrer, en quelque sorte, la naissance.

J’ai évoqué les trois premiers auteurs de la collection, Nathalie Quintane, Valère Novarina et Jean-Claude Pirotte. Quels sont les prochains titres annoncés ?

Dès avril, un volume sur Leslie Kaplan, dirigé par Mireille Hilsum. Puis Arno Bertina, Laurent Mauvignier, Koffi Kwahulé, Lydie Salvayre, Henri Lopes, Olivier Cadiot, Tierno Monénembo…

La particularité d’écrire sur Quintane, Cadiot, Bertina et l’ensemble de ces auteurs, c’est aussi que ces œuvres sont en mouvement, non closes. Des mises à jour régulières de chaque volume sont envisagées ?

Oui, c’est aussi la souplesse que permet la double publication numérique-papier qu’offre Garnier : si le volume papier demeurera, comme référence (présente, on peut l’espérer dans nombreuses bibliothèques), le contenu pourra être enrichi et régulièrement mis à jour, en ligne. Il est ainsi prévu que la bibliographie des œuvres de l’auteur, mais aussi celle des travaux critiques, soient régulièrement mises à jour, afin que l’ensemble (contributions critiques et outils de recherche) continue à pouvoir être utile aux lecteurs (et chercheurs étudiants).

Nathalie Quintane, sous la direction de Benoît Auclerc, Classiques Garnier, « Écrivains francophones d’aujourd’hui », 2015, 264 p., 29 €
Valère Novarina, sous la direction de Laure Née, Classiques Garnier, « Écrivains francophones d’aujourd’hui », 2015, 339 p., 39 €
Jean-Claude Pirotte, sous la direction de Lionel Verdier, Classiques Garnier, « Écrivains francophones d’aujourd’hui », 2015, 238 p., 29 €