Les images les nuages, par Patrice Blouin (Écrire aujourd’hui)

J’ai très peu de souvenirs d’enfance. Quasiment aucun. Et ils sont très confus. Mais je sais avec certitude que parmi mes premières images se trouvent des images de télévision. Plus précisément je ne crois pas me rappeler de quoi que ce soit d’autre antérieur à la séquence post-générique de la série Les Champions. L’histoire de ma mémoire commence en 1977 par la démonstration d’un super pouvoir : le sauvetage in extremis d’une camionnette.

L’histoire de ma mémoire commence en noir et blanc.

gallimard014427-2014Je dois préciser. Mes parents ont toujours eu une télévision. La télévision a toujours été le foyer de la maison. Son cœur irradiant. De cette donnée à peu près sociologique je ne cherche pas à déduire mon appartenance à une génération : la génération par exemple Goldorak. Car « génération » est un mot vide si on n’ajoute pas à partir de quel lieu on la traverse. Je n’ai pas dit – n’est-ce pas – que la maison était isolée à la campagne. Je n’ai pas dit qu’elle était malheureuse.

Et puis ce n’est pas le contenu des programmes qui m’intéresse ici mais le medium en tant que tel. Ou plutôt la configuration optique / existentielle qu’il implique. Ainsi enfant, quand je ne disparaissais pas ultra rapide dans les forêts, quand j’étais forcé de rester dedans, je passais mon temps assis dans le salon à voir filer les images. Ou allongé dans ma chambre à regarder passer les nuages. De sorte que fenêtre et télévision ont toujours été pour moi la même chose. Dans ma vie elles ont joué le même rôle.

product_9782070132973_195x320Qui n’a pas grandi malheureux en province dans les années 70-80 ne sait pas tout ce que peut un poste de télévision. Les images étaient comme les nuages. On rêvait devant.

Avant, après, ailleurs – on trouverait d’autres stratagèmes. Certains enfants sont juste passés par la fenêtre. D’autres sont allés au cinéma. D’autres allument aujourd’hui leur téléphone ou leur tablette. Tous les écrans sont des portes de sortie. Tous les écrans sont des voies d’évacuation.

Mais seuls les enfants malheureux de cette période précise de la vie de province ont été pris dans cette alternative quotidienne entre fenêtre et télévision. Et si j’insiste sur le malheur ce n’est pas par goût du misérabilisme mais pour que brillent avec plus d’éclat ces deux carreaux.

product_9782070125548_195x320Tout ce que j’écris maintenant remonte à cette vieille confusion.

Bien sûr je suis allé plus tard au cinéma. J’y suis même allé beaucoup. Mais le cinéma, dans son architecture, sa théâtralité, a toujours été un peu too much pour moi. Et j’ai eu besoin d’un bon nombre d’années et d’occasions professionnelles pour réussir à domestiquer la grandiloquence du dispositif.

Le moyen, je le publie, consiste à se rendre dans la salle de projection dès le matin – à l’heure idéalement où blanchit la campagne – comme l’autorisent les festivals et les multiplexes. Et de s’y installer tranquillement, pour la journée, comme à la maison. Je n’aime ainsi vraiment aller au cinéma que pour autant que s’y rejouent les conditions améliorées de mes premières impressions / constructions visuelles.

En outre je ne vais plus en salle depuis longtemps pour voir des films. J’y vais surtout pour imaginer des images. Et ce sont ces images d’images – remâchées dans ma tête – qui forment la base concrète de mon écriture.

9782742796021Je comprends franchement que l’on trouve cette manière de faire trop artificielle. Trop détachée du réel. Et que l’on me conseille même de m’en écarter. Ne vaudrait-il pas mieux un jour briser la vitre ? Retrouver la forêt ?

Mais je crains qu’il n’y ait pour moi d’autre réalité tangible que ces images nuages. Et leur glissement permanent dans le ciel audiovisuel. Car, depuis cette heure mémorable de 1977, où j’ai vu un homme stopper pile une camionnette, je n’ai jamais cherché d’autre super pouvoir que celui de regarder.

(De quelle « heure mémorable » s’agit-il exactement ? Des recherches à l’Inathèque m’ont permis récemment d’apporter une réponse plus complexe que je ne pensais à cette question. En effet cette séquence de « sauvetage in extremis » n’intervient que deux fois dans la série. Dans deux épisodes très éloignés l’un de l’autre dans leur production originale mais qui furent diffusés à une seule semaine d’intervalle en France : le 28 juin et le 5 juillet 1977. Si cette séquence télévisuelle est mon premier souvenir, c’est sans doute ainsi parce que je l’ai revue presque immédiatement. Ce qui signifie deux choses assez inattendues. 1°/ Mon premier souvenir est un souvenir de souvenir. Et 2°/ j’ai appris à me rappeler au travers d’une rediffusion).

Le 9 mars 2016 paraîtra un nouveau livre de Patrice Blouin, Magie industrielle, éditions Helium, 96 p., 12 € 90