Safe de Lucie Taïeb a le poids des rêves profonds, ceux dont on sent bien qu’ils ne sont pas un simple divertissement de l’esprit, un rébus amusant pour qui demeure à l’abri sur les rives de la vie diurne. Les rêves les plus enfoncés dans la nuit sont de la pensée par laquelle l’ordre de la vie éveillée bascule dans un dehors sans ressemblance avec ce que le vivant du jour connaît. Est-on encore vivant quand on rêve – quand on rêve réellement, lorsque le rêve est devenu la seule réalité, celle de la pensée autant que du monde ?
Safe a aussi la légèreté du rêve par laquelle, dans la pensée du rêve, rien n’est fixe, rien n’est soudé à une identité immuable, rien n’est identique à soi, rien ne demeure mais flotte dans une absence de terre et de repères reconnaissables.
C’est cette logique propre du rêve qui forme – et déforme – la pensée et le monde tels qu’ils existent dans le livre de Lucie Taïeb, qui fait et défait la langue qui, pour le lecteur, emporte dans le paysage étrange d’un monde autre, d’une pensée nocturne. Le livre de Lucie Taïeb ne raconte pas des rêves et ne reproduit pas simplement la forme connue du rêve – condensation, déplacement, etc. –, ce qui en soi n’aurait rien d’étrange ni de dangereux. S’il y a, parfois, des événements qui explicitement y sont racontés comme s’il s’agissait de rêves, ce n’est pourtant pas parce qu’il s’agirait de raconter des rêves mais parce que le rêve a tout envahi, et que le réel qu’il y aurait à dire et à rêver n’est peut-être lui-même qu’un rêve. Selon la logique paradoxale du rêve, il devient difficile de dire si ce que l’on croit être un rêve est le réel, et inversement, la distinction, du point de vue du rêve, n’ayant plus de sens. Tout n’est que rêve, rêve de rêve à l’infini.
Kant avait établi une répartition très articulée et différenciée des facultés, une carte précise des formes a priori de la sensibilité, des concepts purs, des principes, des conditions d’un bon usage de la raison, etc. Dans Safe, la carte kantienne est effacée au profit d’un chaos intense, destructeur et créateur. Le livre de Lucie Taïeb semble explorer la question : que se passerait-il si le rêve n’était pas un épiphénomène de l’esprit mais si le rêve était une faculté et devenait la faculté législatrice ? Dans Safe, c’est bien le rêve qui est législateur et se soumet autant l’espace et le temps que l’entendement ou la raison, ruinant les divisions tranchées et évidentes, effaçant les repères et différences faciles de celui qui, durant le jour, ne cherche qu’à retrouver les repères habituels du monde et, par eux, ne cherche qu’à se repérer lui-même. Dans le livre de Lucie Taïeb, ces repères disparaissent au profit d’une pensée et d’un monde autres – la pensée et le monde selon le rêve. Il ne s’agit pas dans ce livre d’ajouter à la pensée le supplément du rêve, d’imaginer un monde féérique ou cauchemardesque à partir de quelques recettes faciles. Il s’agit de faire basculer la pensée et le monde entièrement dans la logique du rêve, de penser et de se rapporter au monde du point de vue du rêve, de faire du rêve le lieu central de la pensée, le principe d’une ontologie nocturne.
« Dans les rêves les pensées se ressassent et se reformulent, avec des déplacements infimes, sans jamais dire exactement l’identique ». On peut lire ici l’énoncé de la logique du livre – logique de l’écriture du livre, logique de la pensée qui est celle du livre, logique du monde tel qu’il est lorsque le rêve est la loi du monde. Effectivement, dans Safe, le monde se répète dans un ressassement où il ne cesse de changer, de devenir autre, toujours nouveau et étrange – comme l’est la narratrice qui est peut-être la même, peut-être une autre, et qui peut-être parle d’elle-même ou peut-être d’une autre, réelle ou fictive ou rêvée. Qui peut-être existe ou n’existe pas, comme les personnages du roman auxquels elle peut parler, qui peuvent la toucher, sans pour autant que l’on soit sûr de leur existence ou de leur inexistence, de leur identité ou de leurs métamorphoses.
Il en est de même des espaces qui glissent les uns dans les autres et demeurent par là indéterminés, maintenus dans une virtualité qui est celle du rêve : rien n’est vraiment actuel ou actualisé, tout glisse toujours à travers l’espace et le temps du rêve où ce qui a été n’a pas été, où ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu et recommencera en différant. La narratrice omniprésente – si l’on peut dire – du début à la fin du livre est elle-même prise dans cet entre-deux du virtuel et de l’actuel, jamais complètement elle-même et sans cesse glissant ailleurs, existant aussi dans d’autres dimensions de l’espace et du temps, ne faisant pas ce qu’elle fait, éveillée et endormie, selon une répétition non du même mais de la différence, tout ce qui est répétant la différence qui rend étranger à soi, autre que soi, et ailleurs, en un autre temps.
La pensée est prise dans ce ressassement paradoxal où c’est la différence qui revient. Le livre de Lucie Taïeb est traversé de perceptions récurrentes (la blancheur), d’images reproduites et déplacées (chien, lande, enfermement, etc.) qui organisent – et désorganisent – une carte autant mentale que du monde par laquelle ce qui est surgit, apparaît sans être reconnu ni vraiment défini pour rapidement disparaître, rejoindre une ténèbre qui n’est jamais explicitement nommée mais qui est celle du sommeil le plus profond et des rêves qui l’habitent. Safe est un livre qui, de bout en bout, s’installe dans ce monde étrange et, de manière impeccable, s’y maintient. C’est ce qui fait la beauté et l’étrangeté de ce livre qui appartient à une littérature qui n’a pas pour objet de reproduire ou expliciter des significations mais de faire exister un sens tremblant, là mais imperceptible, présent à sa manière mais irréductible à celui que la pensée connait déjà trop bien. Et ce qui vaut pour le sens vaut aussi pour le monde, puisque l’objet de cette littérature – de Lovecraft à Blanchot – est de déployer ce monde du paradoxe, de l’étrange, cet autre monde qui est le monde pour la pensée qui est l’autre de la pensée, son envers nocturne, le monde du point de vue de l’écriture.
Lucie Taïeb, Safe, Éditions de l’Ogre, 2016, 180 p., 18 € — Lire un extrait