« Nous n’avions notre place nulle part, lui disait-il, aucun endroit sur terre ne voulait de nous » : cette phrase d’un Dernier refuge avant la nuit de Gwen Edelman (2002 dans sa traduction française) pourrait presque dire son second roman, Le train pour Varsovie qui vient de paraître chez Belfond : quarante ans après, deux survivants du ghetto de Varsovie reviennent sur les lieux qui ont vu leur vie basculer. Jascha et Lilka vivent désormais à Londres, lui est un écrivain célèbre, il a été invité à faire une lecture à Varsovie et Lilka a fini par le convaincre de s’y rendre, dans l’espoir qu’il leur soit possible de revenir en arrière et de mettre fin à une vie d’exil tout autant intérieur que géographique.
Le récit s’ouvre dans le compartiment d’un train filant à travers la plaine — et, comme dans la chanson de Bashung, « dans les bottes des montagnes de questions » —, une étendue de neige infinie, comme la page blanche d’une mémoire que ce voyage vers la Pologne devra tourner : Jascha et Lilka ont vécu en Pologne, ils ont connu le ghetto, l’horreur, y ont rêvé de « l’Autre Côté » où se trouvaient la vie et l’espoir. Et, quand bien même ils ont survécu, ils ont été condamnés à toujours chercher cet Autre Côté, en exil permanent, étrangers à Londres où ils vivent et sans doute en Pologne d’où ils viennent, où ils retournent. Mais peut-on vraiment revenir et trouver sa place ?
Jascha Krasniewski en doute : il est devenu écrivain sous le nom de Jan Kroll (la fausse identité par laquelle il a pu s’enfuit du ghetto), il est comparé par la critique à Kafka et Gogol, il est traduit dans 18 pays, il est un vrai « personnage », sans doute inspiré de Jakov Lind auquel est dédié Le Train pour Varsovie. C’est Lilka, qu’il aime depuis le ghetto, qui a fini par forcer Jascha à accepter ce voyage, cette lecture dans une librairie de Varsovie. « Je veux qu’ils sachent quel grand écrivain ils ont perdu. Qui écrit en polonais. Qui leur parle de tout ce qu’ils voudraient oublier ». Gwen Edelman fait référence à Dante et ce voyage vers le passé, vers une identité à jamais perdue, a des allures de traversée des cercles de l’Enfer, vers « le royaume des morts » : « La Pologne est une morgue » pour Jascha.
Dans ce compartiment clos, le couple parle et soulève des questions auxquelles ils ont toujours refusé de répondre, ou de biais, dans des récits tissés de silences et ellipses ; ils entrouvrent enfin la chape de silence et de non-dits. Se remémorent le ghetto, la mère de Lilka qui couchait avec l’ennemi pour tenter de survivre, les trafics de Jascha, la faim, la peur, les moments si drôles dans l’enfer, comme ces vaches passées en contrebande dans le ghetto, 25 vaches, la dernière ayant refusé d’entrer… Et, quarante ans après, de souvenirs en récits, d’aveux en mémoire retrouvée, c’est toute la perspective de leurs vies qui va changer d’axe.
Gwen Edelman évoque une des pages les plus sombres de l’Histoire dans un roman sobre et sans pathos, à travers ce couple et quelques moments d’autant plus intenses que le livre est court, tendu vers cet ailleurs impossible. « Que fait-on à présent ? » demande Lilka et c’est la question qui innerve Le Train pour Varsovie : comment vivre avec cette histoire — « comme un insecte qui titre trois fois son poids, nous emportons tous notre passé rivé à jamais sur notre dos. Sans pouvoir le poser », écrivait Gwen Edelman dans Dernier refuge avant la nuit.
Comment survivre au passé, une question que se pose ce couple mais qui est aussi nôtre. Comment ne pas oublier et raconter aujourd’hui que les survivants de l’horreur disparaissent, comment la fiction peut-elle prendre le relais du témoignage ? Jascha a commencé à raconter le ghetto quelques jours après avoir pu fuir, « il a émergé des décombres de Varsovie, seulement armé d’un manuscrit écrit sur du papier de boucher » et La Descente, ce récit du ghetto, de l’intérieur, est comme la mise en abyme dans Le train de Varsovie d’une question centrale de ce roman : comment écrire après, comment passer du témoignage au roman comme devoir de mémoire ? Autant de questions auxquelles Gwen Edelman a répondu, en français, dans l’entretien qu’elle nous a donné la semaine dernière :
Gwen Edelman, Le train pour Varsovie, traduit de l’américain par Sarah Tardy, Belfond, 184 p., 17 € — Lire un extrait
Les éditions Belfond republient en parallèle le premier roman de Gwen Edelman, Dernier refuge avant la nuit, traduit de l’américain par Anne Damour, 167 p., 17 €