Le silence du monde (5/9)

James Joyce, Ulysse (détail couverture édition Folio)

« Alors que la belle forme classique se referme sur elle-même, et fait ainsi retour, qu’elle est en elle-même le retour, il est essentiel à l’écriture joycienne de placer le motif cyclique sous la règle de son dérèglement et de son inconsistance (…). L’aventure est dans la langue, sa prolifération, sa dispersion, l’affranchissement de ses horizons » (Jean-François Lyotard).

Livre au moins double, « superposé », si on se réfère à l’œuvre d’Homère. Mais aussi livre qui vit dans la destruction, quelque chose comme un ravage du texte homérique, dont il reste peu de choses. Il n’est pas question pour Joyce de s’attaquer à Homère, de simplement s’opposer : à l’intérieur de cette destruction, Ulysse n’est pas un cadavre négateur de l’Odyssée (encore moins un pastiche). Il s’agirait plutôt d’une variation, d’une répétition (non une reproduction), un double (non une copie) – pour un autre Ulysse qui serait l’oubli d’Ulysse…

Tout a changé entre l’Odyssée et Ulysse, tout a disparu, jusqu’à Ulysse lui-même, héros absent du texte de Joyce. De distance en distance, Ulysse est expulsé, exilé, comme si, lui-même étant banni du texte, se répétait son destin de manière radicale. Ulysse de Joyce est un roman de l’exil, non dans le sens où il raconterait l’errance du héros grec, mais d’abord parce que le texte lui-même est constitué d’un exil définitif, celui d’Ulysse, jusqu’à sa disparition (Ulysse est Ulysse). Le titre du roman désignant comme privilégiée la figure d’Ulysse désigne essentiellement l’absence de celui-ci dans le texte de Joyce. Bloom, s’il est le double du héros d’Homère, se trouve investi de toute la différence qui l’en sépare, ne pouvant en être l’héritier ou le fils (sauf qu’en un sens il est lui-même un exilé). Et, privé d’Ulysse, le roman est tout autant privé d’Odyssée. Le texte de Joyce est indissociable d’une ligne ou d’un réseau d’exil qui le creuse et le crée : expatriée, expulsée de l’Odyssée, l’œuvre est voulue sans communauté, sans héritage – une langue verticale, un bloc qui se veut d’abord sans lignée. Joyce montre ce qui, comme une mer, entoure l’œuvre et sa langue, ce qui est l’œuvre et sa langue : un mouvement d’exil, un ensemble qui n’est qu’exil, un monde irréductiblement lointain – Bloom apparaissant lui-même dans une série de gestes et mouvements, dans une série variable de postures et paroles qui en font un émigré dans sa propre ville, laissant derrière lui les signes de son exil, le sillage de son éloignement : « Ulysses n’est pas l’histoire d’un retour, parce que le héros n’est jamais parti. Il se trouve d’emblée dans la position d’un immigré ou d’un revenant, disons d’un métèque. Dublinois, il ne parvient pas à en être, de Dublin, ni à y être, il n’y revient pas, il y erre. Ou flâne. Il souffre d’une désaffection de la présence. Chaque maintenant évoque un autrefois ou une autre fois, chaque ici un là-bas » (Lyotard).

Ulysse n’est pas là, l’Odyssée est effacée : la répétition n’est pas reproduction et la relation n’est pas d’identité ou de contradiction mais de différence. Il n’est pas question d’une pièce manquante, d’un élément à découvrir pour relier la chaîne interrompue et dire le vrai. Ce qui manque ne manque pas, n’est pas présent dans l’œuvre en tant que manque. L’effacement nécessaire du texte d’Homère, sa destruction, sont devenus l’espace où a lieu le texte de Joyce : non pas son signifié, son référent culturel, mais sa matière. Ulysse ou l’Odyssée dans son ensemble ne « manquent » pas, le texte de Joyce développant son réseau sur leur effacement, dans la matière de leur destruction – le texte est cette destruction –, immanent au champ de ruines à travers lequel il se « bâtit » et qu’il est lui-même. L’écriture d’Ulysse a activement égaré l’œuvre d’Homère, est une mise en errance de l’Odyssée, ou une ignorance (non-reconnaissance), un oubli (le souvenir et l’oubli, deux thèmes essentiels de l’Odyssée qui, comme Ulysse, est aussi un périple psychique : s’il s’agit dans le texte d’Homère d’une mise en ordre des facultés psychiques et d’une réglementation de leurs rapports – le souvenir contre l’oubli, la raison contre la passion, la vérité contre l’erreur et le faux, etc. – , Ulysse pourrait être lu comme la destruction de cet ordre et l’introduction d’un principe d’affolement de la pensée, les facultés et leurs rapports devenant « délirants »). Joyce, dans la répétition, ne reconnaît pas l’Odyssée, Ulysse nécessitant l’oubli du texte homérique – contrairement au personnage d’Homère, reconnu à son retour, son identité étant répétée et affirmée, reproduite (pour Aristote – principe d’identité – le retour d’Ulysse est bien le moment essentiel de l’Odyssée – Ulysse est Ulysse). La relation établie par Joyce ne concerne pas que l’Odyssée et se rapporte à la langue elle-même : la destruction, l’oubli, l’effacement sont nécessaires à toute création littéraire dès qu’est posé un rapport de l’écriture au langage dans lequel ce qui est écrit ne peut l’être que sous la condition de l’oubli du langage. L’écrivain répète le langage, répète sa langue, mais dans cette répétition le langage n’est pas reconnu, la langue est effacée : « On ne peut pas ne pas se livrer à la langue quand on écrit, mais on ne peut pas non plus s’y livrer. La défaite, qui consiste dans la confiance qu’on lui fait, doit être sans cesse défaite à son tour, la confiance doit être suspendue » (Lyotard). Se livrer au langage d’Homère et s’en délivrer, se livrer au langage et s’en délivrer, c’est ce que fait Joyce avec sa création destructrice, nouvel Ulysse face aux Sirènes.

Ce qu’Ulysse fait du père (aussi indicatif du rapport à Homère et à la langue) : « Cinq brasses là-bas. Par cinq brasses d’eau ton père repose (…). Repêchage d’un noyé (…). Poussant devant lui un amas flottant de détritus, un banc de poissons en éventail, de cocasses coquilles. Un cadavre blanc de sel, émergeant dans le ressac, ballotté vers la terre, mètre à mètre, un marsouin (…). Sac de gaz cadavériques macérant dans une saumure infecte. Un frisson de fretin engraissé d’un spongieux morceau de choix fuit des interstices de sa braguette boutonnée (…). Une marine métamorphose ceci, des yeux bruns bleuis de sel. Mort par la mer, la plus douce des morts qui s’offrent à l’homme ». Le roman de Joyce exclut tout lien filial entre Bloom et son fils, le rapport père-fils exige la rupture du lien entre le père et le fils. Si le fils procède bien du père (simple résultat d’une « minute d’aveugle rut »), entre eux n’existent pourtant que l’écart, la faille, le lointain et l’oubli. Il n’y a pas de reproduction, plutôt une répétition (rapport différentiel) : c’est la répétition qui lie le fils au père. Le père est tué, mais ce meurtre n’a rien d’œdipien : il est noyé, immergé, perdu dans un devenir destructeur, le chaos qui traverse Ulysse de part en part. Par ce chaos, chaque identité et rapport d’identité disparaît. Le père et le fils ayant été « détruits », n’existent que leur absence, leur destruction, leur oubli (comme Ulysse dans Ulysse). Lyotard a raison de dire « qu’au titre de la filiation, Joyce esquisse sa poétique », à savoir, dans Ulysse, son rapport à l’Odyssée, au langage, à la langue, à l’écriture : le père est Homère, Ulysse, la culture, la langue ; le fils est Joyce, Bloom, Ulysse ; la distance, le chaos qui les lient, les détruisent, les ruinent, adviennent par l’écriture – écriture errante, nomade, solitaire, exilée… Joyce étend ce mouvement à sa propre œuvre, devenant son propre père et fils, un « ange androgyne », comme un enfoncement, un exil plus lointain encore dans l’écriture, c’est-à-dire la poésie.

Il faudrait d’abord cela pour qu’il y ait création, pour qu’il y ait écriture : que soient affirmées l’étrangeté, l’hétérogénéité de l’écriture et de la langue, la destruction de la « condition » de l’écrit qui dans l’écrit ne peut être présente qu’absente, effacée, oubliée : l’écriture comme différence, comme ce qui se différencie du langage, différence qui implique la destruction, la non-reconnaissance du langage. Et le style de Joyce, comme tout style, implique la destruction de la langue dans l’écriture, l’hétérogénéité du texte écrit et du langage. Ainsi l’écrivain est sans communauté avec sa langue, étranger dans sa propre langue, écrivant, selon la formule de Proust, dans « une sorte de langue étrangère ». C’est ce qu’affirme Ulysse : répétition qui est oubli de l’Odyssée, destruction, différence jusqu’à l’absence, hétérogénéité des deux textes…

Joyce, comme Bloom, n’est pas un bâtisseur de villes, un architecte de cathédrales. Il est plutôt poète fondateur de ruines, produisant avec Ulysse le délabrement propre à l’exil et à l’oubli. Dublin est mystérieusement « en ruines » pour Bloom, « Dublin n’est qu’un stock, un entrepôt de restes diurnes, dont se compose pour s’en émanciper la songerie du flâneur » (Lyotard). De même, pour Joyce, l’Odyssée ne serait qu’un stock de restes utilisé pour s’en émanciper, le langage, la langue ne seraient qu’un stock de restes. Dublin, ville délabrée dont Bloom est le guide étrange, ou mieux le créateur-destructeur, comme il l’est (et Joyce avec lui) d’Ulysse : sa ville n’est ni musée ni monument, s’y distillent la ruine, la dégradation, un désert sans nom qui s’étend lentement sur Dublin, qui, lentement, s’étend à travers le roman : « Puis, s’engageant dans Cumberland Street il s’arrêta au bout de quelques pas contre le mur de la station, à l’abri du vent. Pas une âme! Meade, bois de construction. Poutres empilées. Ruines et demeures. Il passa avec précaution sur un tracé de jeu de marelle avec son palet oublié. Pas une âme. Près du chantier un enfant accroupi, seul avec ses billes… ». Dublin : lieu de vent, désert, lieu de la solitude, de l’abandon, entassement de bois de construction laissé là et ne construisant rien, ruines, mort – c’est aussi l’Odyssée et le langage dans le lieu de l’écriture, traversés de la ligne d’exil propre à l’écriture : « la multiplication des modes d’écriture les plus divers, l’hétérogénéité des genres et des styles, quelque chose comme un effort presque désespéré pour échapper à la logique de l’œuvre, pour désœuvrer le livre, pour le retenir de se refermer en une belle totalité. La construction n’y sert que de ressort à la déconstruction ». Lyotard ajoute : « Ce n’est pas la logique de l’espace-temps qui est en jeu dans Ulysses, mais ses paralogismes : paratopismes, parachronismes (…). Impénétrabilité des motifs, attention au quotidien le plus proche, examiné à la loupe, la solitude des personnages, la difficulté de localiser les voix alors même qu’elles s’échangent dans le bavardage ou la discussion ou qu’elles ‘monologuent’, rupture du rythme narratif, indifférence à l’enchaînement et usage général de la parataxe, démultiplication des genres de discours et de tons… ».

A travers quel espace Bloom pourrait-il voyager alors que son errance est sans fin, sans rapport avec un circuit mesurable et fermé? Ici, il ne s’agit plus d’atteindre un lieu, de clore l’errance, contrairement à l’Ulysse d’Homère, contrairement aussi à la forme du récit mythique sur laquelle est calquée l’Odyssée. Jean-Clet Martin écrit que le récit mythique développe « une partition chronologique entre un début et une fin commensurables », qu’il « finalise tout ce qui arrive et l’intègre au sein d’une chronique organique », ce qui correspond aussi à une certaine idée du roman et de l’écriture, mais qui est l’inverse de l’errance comme forme textuelle, de la matière que travaille Joyce. Son œuvre a lieu dans un espace et un mouvement paradoxaux car infinis, sans parcours possible (ou parcourant tous les possibles, comme chez Beckett), semblant ainsi rejoindre l’immobilité la plus stricte, l’absence d’espace (Dublin n’est pas Dublin). Et Bloom, à travers Dublin, est celui qui erre « immobile » (comme, plus tard, les personnages de Beckett) : spectateur, auditeur, lieu de paroles, le mouvement est avant tout, à travers lui, mouvement de son rapport au dehors, et c’est le dehors qui apparaît lui-même mobile, sans ancrage, sans fixité. Dublin n’est pas Dublin, l’espace ne présente que les coordonnées errantes d’un espace non formé, ouvert, à la fois raréfié et en lambeaux : un texte….

Le périple d’Ulysse est long et compliqué, trajet inverse d’un système fermé. Pas d’achèvement, pas de point de départ. Quel est cet espace où l’errance est sans fin ? (Espace sans espace d’une durée incommensurable ?). Dublin ne peut plus être Dublin, le parcours n’atteint aucun lieu, l’arpenteur, le passant ne peut parcourir une distance offerte et nombrable. On ne peut « faire le tour », la distance étant devenue celle de – l’univers ? Ici, l’espace et l’errance balisés du héros d’Homère sont abolis dans un espace et une errance paradoxaux car infinis, sans parcours. Ce qui vaudrait aussi pour le texte même de Joyce – roman sans contours, texte non localisé, nomade – comme pour Léopold Bloom qui n’est jamais où il est ni ce qu’il est (« souffre d’une désaffection de la présence »), toujours en équilibre, nomade à travers un Dublin nomade, éternel émigré partant de nulle part (ne partant pas) pour arriver nulle part (n’arrivant pas). Le texte de Joyce est un tel exil, le personnage grec se perdant dans le nomadisme sans répit du roman irlandais, devenant ce texte lui-même. (A travers les thèmes de la traduction et du babélisme, c’est bien le nomadisme et l’immanence des textes de Joyce – et, par delà, de la littérature en elle-même – que Derrida met en évidence. Joyce écrit « and he war », ce qui apparemment ne veut rien dire – mais dit une multiplicité. Traduire « he war » par « il guerre » c’est réduire cette multiplicité au simple : c’est la détruire. « He war » peut être aussi « il fut », si « war » est considéré comme de l’allemand. Joyce implique deux langues l’une dans l’autre, deux significations l’une dans l’autre, et traduire (par exemple en français) soit par « il guerre » soit par « il fut » c’est négliger l’autre signification possible, simplifier, unifier ce qui n’existe que comme multiplicité : deux significations, deux langues indissociables l’une de l’autre, deux différences qui s’affirment en même temps, dans le même lieu. Ce que Joyce écrit est intraduisible, ce qui est écrit dans une langue est irréductible – et la possibilité ou l’impossibilité de la traduction, bien sûr, ne concernent pas seulement le problème de la correspondance entre les langues mais bien ce qui, par la langue, existe dans les textes. C’est ce que la philosophie ignore ou veut supprimer, non seulement ce qui diffère d’elle mais surtout ce qui n’existe qu’en différant de soi – c’est ce rejet du différant ou du divergeant qui anime le rapport habituel de la philosophie à la littérature, le commentaire herméneutique. La littérature développe des idiomes, chaque écrivain produit un idiome, la littérature est idiomatique : langue singulière, intraduisible différence, singularité inaliénable. Ce que dit la littérature ne peut être dit dans une autre langue, ce qu’elle pense ne peut être pensé dans une autre pensée – puisque la littérature (l’art) est de la pensée, non l’expression d’une pensée. Tout écrivain habite Babel, dont il parle – en silence – toutes les langues en même temps : l’écriture littéraire n’est pas séparable d’une multiplicité de langues dans la langue, la pensée littéraire étant immédiatement une pensée plurielle et aporétique. Joyce, marquant sans cesse d’autres langues dans sa langue, construit un idiome particulièrement complexe à partir d’une quantité impressionnante de langues. Par là même, si Joyce met en échec la possibilité de toute traduction, son babélisme appelle immédiatement la traduction : comment ne pas référer « and he war » à l’anglais et à l’allemand ? Ce qui signifie, de manière plus générale, puisque tout écrivain ne construit pas son idiome selon les procédés de Joyce bien que Joyce soit effectivement emblématique de la littérature : toute littérature dit en même temps autre chose que ce qu’elle dit, tout texte dit un autre texte (sans se réduire, bien entendu, à un ensemble langagier), tout mot et toute signification impliquent d’autres mots et d’autres significations comme autant de bifurcations, de divergences possibles. Lorsque Derrida évoque la possibilité pour la littérature d’être une multiplicité de langues – tout texte étant la traduction possible/impossible de lui-même –, il s’agit bien de cela, du texte comme différance et multiplicité, tout un inconscient du texte et de la pensée. Il ne faut pas confondre cette approche du texte littéraire avec la simple idée de polysémie et Derrida insiste sur ce point : la polysémie implique la possibilité d’une unité, alors que le babélisme implique la différence irréductible (différance). Il s’agit d’un nomadisme du texte, et le nomadisme de l’espace irlandais d’Ulysse, le nomadisme des « personnages », est le nomadisme du texte lui-même : du sens mais pas un sens, pas de signifié surplombant et totalisant (uniquement des signifiants), une multiplicité mobile et immanente, sans Dieu, etc. Autrement dit : ce qui préside au texte c’est son impersonnalité, les forces de dispersion, de dissémination et de fuite qui le composent, l’empêchant de se refermer sur lui-même, sur l’unité factice d’un Sujet ou d’un Objet, d’un sens ou d’une vérité – une errance fondamentale qui ouvre le texte au dehors sans voix, sans langage, sans nom qui le parcourt et qu’il est lui-même).

Le style de Joyce inscrit sa naissance et sa destruction (Lyotard : « un effort presque désespéré pour échapper à la logique de l’œuvre, pour désoeuvrer le livre, pour le retenir de se refermer en une belle totalité »). Le style de Joyce – son langage – est assemblage, emboîtement : une ville et son étrangeté, une perception et sa fuite, Ulysse et Ulysse, un espace et la bordure ouverte qui l’enveloppe… Les mots s’étendent à travers cette mobilité, cette mise en flottement, comme les pièces d’un objet troué, largement percé, sans position enracinée. Le titre énonce un nom (Ulysse) non pas pour le rendre présent mais pour le décomposer, en détruire la cohésion et l’unité. La logique du langage de Joyce tend à cette dislocation : Bloom n’est pas Ulysse, Bloom n’est pas Bloom, Dublin n’est pas Dublin, parataxe, ruptures, allogisme, effacements, disparitions, coupures, errance, ruines… Un langage silencieux tourne et s’inscrit dans Ulysse, une force qui domine le texte et détruit, décompose, sépare, dissout – et crée. Style de Joyce : agrégation d’hétérogènes et désagrégation, construction d’une ruine. T.S. Eliot disait de Bloom, et sans doute d’Ulysse, qu’il ne dit rien. Lyotard : « Les injonctions, les prières, les décisions surgissent brièvement, laissant dans l’ombre les motifs et les arguments. Comme dans le théâtre de Beckett, le silence et cette indétermination suggèrent que quelque chose est en jeu que nul n’identifie ».

Littérature des jonctions tordues, périphériques, d’un temps sans solidité ni continuité, débarrassé de l’éternité et de l’immortalité (un temps sans Dieu) – littérature donnant forme aux forces cristallines (Deleuze) de la pensée et du monde…

Dieu est celui qui construit, qui bâtit le monde, un musée éternel à sa propre gloire. Joyce se moque : « Il nous donna la lumière d’abord et le soleil deux jours après ». La langue de Dieu est du côté de l’éternité, de la continuité, de l’immortalité, de la présence (Dieu ne crée pas d’absences, ni de silences). Durée solide, fixe, sans fin, c’est l’œuvre de Dieu, qui n’a rien à voir avec un work in progress. Il est également celui qui croit à l’identité, à la descendance, à la filiation, à l’héritage. Le récit d’Homère est lui aussi une histoire de famille et présente une traversée chaotique du monde mais pour mieux en rétablir l’ordre. Pour Joyce, Dieu serait sans doute d’abord un mauvais écrivain, un créateur médiocre (« Je dirais volontiers que seuls les poètes pot-au-feu ont une vie familiale », Ulysse). L’écrivain ne peut reproduire la langue de Dieu, et ce que Dieu ne sait pas faire c’est écrire : Ulysse se révèle un livre profondément athée, l’écriture et le monde impliquant cet athéisme.

Cela s’oppose à l’idée classique de Dieu écrivain : le monde est le livre de Dieu, le ciel, la nature, la nuit, etc., sont des signes de Dieu, signes qui répètent sans fin le nom unique de Dieu. Le nom de Dieu est le signifié transcendant totalisateur de la « création » divine, des signes multiples dont se compose le monde-livre. Voir le monde c’est d’abord le lire et lire le monde se réduit à répéter la parole divine inscrite dans le monde. Le monde est moins visible que lisible, sa visibilité est essentiellement lisibilité des signes divins qui le constituent, se réduisant à un texte énonçable (où l’on retrouve l’idée prégnante d’un visible réductible à du dicible). Toute une théorie du monde apparaît : le monde comme système fermé et cohérent de signes divins, le monde comme ensemble lisible et dicible. Mais aussi toute une théorie du signe et de la littérature impliquée par cette idée de Dieu écrivain. L’écrivain, le poète, auraient ainsi pour tâche de donner à voir et à lire les signes de Dieu – l’écriture humaine n’étant que la reproduction nécessairement imparfaite des signes divins dont est constitué le monde. Cette conception de la littérature la rattache à la transcendance du nom de Dieu, la condamne à la reproduction d’un langage déjà donné, d’une œuvre close déjà constituée. Ainsi, tout livre est moins une création que la copie dégradée du grand livre de Dieu. (La « littérature de l’absurde », par exemple dans L’Étranger de Camus, basée sur la non reconnaissance des signes divins constitutifs du monde et s’obstinant à voir – ou lire – dans le monde l’absence de ces signes, n’apparaît que comme une négation de cette idée classique du monde et de la littérature, par là-même dépendante d’elle, incapable de la dépasser pour inventer une autre littérature, c’est-à-dire un autre monde). Le livre classique est ainsi défini comme reproduction d’un langage et d’une œuvre préexistants, reproduction cohérente si elle veut être fidèle à la systématicité du livre divin, reproduction rattachée à la transcendance d’un sens qu’elle ne produit pas puisqu’il est déjà donné en dehors d’elle, etc. L’athéisme d’Ulysse implique au contraire une poétique nouvelle, une pratique nouvelle du signe, de l’écriture, du langage, de la fragmentation – une littérature et un monde réellement sans Dieu).

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Un écrivain comme Claude Simon, si proche de Joyce, parvient à distribuer de manière pourtant singulière les mêmes matières et forces qui travaillent les textes de l’auteur d’Ulysse : l’oubli contre le souvenir ou le souvenir comme oubli ; l’histoire comme effacement ; les archives familiales comme labyrinthe de l’égarement et de l’absence ; le rapport aux œuvres (Virgile, Orwell, Balzac, Michelet…) comme répétition (écart) et non reproduction ; le régime cristallin du temps (Deleuze) ; la ruine de la culture et de la langue ; l’errance ; etc. Une telle œuvre apparaît surtout comme une articulation du chaos, une remontée du chaos où l’écriture a lieu. Lucien Dällenbach souligne que dans les textes de Claude Simon, « quand quelque chose émerge, c’est toujours sur fond de (par exemple sur fond de pluie), et que la forme s’entend invariablement sur un bruit de fond : bruissement, chuintement, murmure, martèlement de sabots, crissement d’insectes – mais d’où aussi, parce qu’elle ne cesse d’être menacée par l’anarchie ou la force d’inertie de ce fond informe, l’extraordinaire force de tension d’une écriture qui lutte pas à pas pour se maintenir ». C’est ce fond chaotique, dans lequel Joyce ne cesse de s’exiler, qui est omniprésent dans l’écriture de Claude Simon. Et s’il s’agit d’affronter le chaos, ce n’est pas pour l’apprivoiser ou l’organiser : le problème est de s’y maintenir, de le parcourir, de le rendre possible. Création d’une ruine, c’était aussi le problème de Joyce – sans parler de Beckett…