Vivianne Perelmuter : le vertige des possibles (Errances et autres, 2)

Vivianne Perelmuter

Un œil est filmé en gros plan et l’œil devient l’écran entier.

L’œil filmé a les couleurs bleues de l’œil et se recouvre de reflets, diffracte la lumière qui à sa surface se reflète.

L’œil devient un miroir moins pour ce qui est vu que pour ce qui dans le visible n’est pas vu : un croisement désordonné de lignes, des bifurcations du visible, les tracés divergents de la lumière, de la couleur, du monde.

L’œil ainsi filmé est l’œil de la cinéaste et de la caméra. Il est aussi l’image cinématographique telle qu’on l’a vue avec Vivianne Perelmuter dans ce très beau film qu’est Le vertige des possibles.

Le Vertige des possibles
Vivianne Perelmuter, Le Vertige des possibles © Esperanza Productions

L’image n’y reproduit pas ce que l’on voit mais ouvre le monde pour ce que l’on ne voit pas et que seule l’errance d’un regard infiniment ouvert peut montrer.

L’errance du monde, son ouverture aux bifurcations, aux accidents.

C’est-à-dire aux rencontres, aux possibles qui échappent donc au nécessaire et n’existent qu’à l’intérieur d’un monde kaléidoscopique, non normé, par définition ouvert.

L’image est ce regard infiniment ouvert.

© Vivianne Perelmuter, Le Vertige des possibles
Vivianne Perelmuter, Le Vertige des possibles © Esperanza Productions

Une femme marche dans les rues.

Elle marche apparemment sans but véritable, on dira qu’il s’agit d’une errance.

Mais l’errance ici obéit à une autre nécessité que celle des plans de ville et des panneaux indicateurs.
Celle qui erre ne marche pas au hasard, sa marche est aimantée par les possibles du monde, elle suit la logique de l’ouverture et de la rencontre, logique qui peuple le monde de possibles encore et encore et par là le multiplie.

La femme marche dans les rues, la nuit, dans le vent.

L’image est bleue, très belle, et les cheveux longs de la femme ne sont pas disposés sagement autour de son visage.

Ils bougent, remuent, battus par le vent fort de la rue, se rabattant soudain sur le visage, recouverts de reflets bleus et changeants, vivant d’une vie presque animale, en tout cas autonome.

Ils sont une sorte de folie dans l’image, ou folie de l’image qui filme ce désordre, cette errance qui est aussi celle de la chevelure lorsque, par le mouvement incessant qui l’anime, elle multiplie en elle-même les possibles, ne s’arrêtant à aucun, n’en choisissant aucun plutôt qu’un autre, ce qui importe étant l’affirmation en une fois de la multiplicité des possibles.

La marche emporte la ville et les rues et la nuit comme le vent emporte la chevelure dans le désordre d’un monde où n’existent que le hasard des rencontres, le temps d’instants sans cesse répétés et divergents, un monde de la nuit, du vent.

La nuit qui obscurcit les repères et égare.

Le vent qui empêche l’arrêt et change sans cesse ce qui est en autre chose…

La marche, le vent, la chevelure, la nuit sont ce que devient l’image dans Le vertige des possibles.

Image-vortex, image-kaléidoscope, image-errance ouverte au désordre, au hasard, aux divergences du visible et du monde.

« Every day is an eternity » écrit Allen Ginsberg dans son poème « Holy ».

Et c’est ce poème que chante Patti Smith – « Every day is an eternity ».

Chaque jour est une éternité, c’est aussi ce que filme Vivianne Perelmuter.

Un jour dans la vie d’Anne, mais une journée qui ne correspond pas au temps réglé des horloges et des emplois du temps.

Un temps qui n’est pas celui, cyclique, de nos agendas néo-libéraux.

Celui des entreprises dans nos vies et dans nos têtes.

Celui des camps et de la mort quotidienne réglée dans les camps.

Vivianne Perelmuter filme une journée qui est plutôt un temps sans emploi, sans balises, sans frontières.

Un temps où se déplie le monde de l’ensemble des possibles, l’éternité de ce temps sans frontières, sans but particulier, l’éternité des possibles tous affirmés en même temps, coexistant dans le délire du temps et de l’être battus par les vents, absorbés dans l’obscurité de la nuit.

Une journée qui ne se referme pas sur elle-même mais s’ouvre sans cesse en elle-même puisque y prolifèrent toujours de nouveaux possibles, un nombre incalculable de lignes et mouvements également réels.

Une séquence filmée dans le métro parisien : lorsque le voyage dans la rame est l’occasion d’une errance plus radicale, lorsque le corps ne commande plus, emporté dans un mouvement plus puissant.

Vivianne Perelmuter filme l’intérieur de la rame, les gens assis, certains endormis, les têtes qui dans le cadre se superposent, se coupent les unes les autres…

Vivianne Perelmuter

Elle filme les vitres de la rame qui, comme l’œil qui envahissait l’écran, sont moins un miroir ou ce qui permet de voir à l’extérieur, qu’un écran qui saisit et conjoint tous les opposés, tout ce qui est séparé, identifié.

Qui superpose l’extérieur et l’intérieur, confond les reflets des visages, les lignes et taches de lumière, le défilement rapide qui emporte et défait le quai entrevu et les gens dans une vitesse par laquelle le chaos advient : nouvelles configurations éphémères, instantanément recomposées, multiplication là encore des possibles du monde, du visible, logique de la rencontre, de la conjonction du divergent…

J’aime marcher dans la ville, dit Vivianne.

J’aime marcher la nuit dans la ville, et ça change tout.

Dans le cinéma, ce que j’aime, c’est le cinéma où le son et l’image fonctionnent de manière autonome, suivant leurs aventures propres : Akerman, Godard, Chris Marker, Robert Bresson, Muriel, d’Alain Resnais…

Par exemple, dit-elle, par exemple chez Bresson, la focalisation parfois extrême, le resserrement brut sur un fragment fait résonner le hors-champ, le monde en dehors de l’image qui vibre plus fortement, plus vivement que s’il était filmé en plan large…

Vivianne Perelmuter dit se méfier des images, se méfier de ce qu’elle appelle « l’obscénité du cinéma ».

Elle précise qu’elle entend « obscénité » dans le sens de ce qui s’impose à l’avant-scène, de ce qui s’impose et oblitère le reste, l’ensemble de ce qui n’est pas devant, dans l’image, mais sur ses bords ou en dehors des bords, au-delà, dans le fond sombre et bleu de ce que la lumière réglée de l’image ne peut capter.

L’image est « obscène » lorsqu’elle est un pouvoir, lorsqu’elle réduit le monde à une seule dimension, qu’elle rabat tous les chemins du monde, ses lignes proliférantes, sur un seul message, un seul objet qui devient pour nous le monde et ce qu’il faut en dire et en penser et en voir.

Vivianne Perelmuter

Il y a des mondes, une multiplicité dans le monde qui est une multiplicité du monde.

Lorsque Deleuze, en référence au Vendredi de Michel Tournier, parle d’autrui comme impliquant un autre monde possible, ou des mondes possibles, il ne parle pas d’autres mondes ailleurs, différents de ce monde, à venir, mais de la multiplicité de ce monde-ci qui est en lui-même cette multiplicité mobile, en création.

C’est ce qu’il écrit aussi sur Proust : la multiplicité impliquée par les personnages, les points de vue proliférants de La Recherche, le perspectivisme généralisé constitutif du monde où se multiplient les possibles.

Vivianne Perelmuter ne crée pas en ce sens des images mais filme les bords de l’image, le hors-cadre.

Elle ne filme pas des rues, des visages, des personnes mais les mondes multiples ou la multiplicité du monde qu’ils impliquent.

Elle ne filme pas une errance mais la logique des possibles qu’ouvre cette errance.

Elle ne filme pas une chevelure mais l’affirmation de tous les possibles de cette chevelure.
Elle ne filme pas le métro mais les mondes multiples qui s’y agitent, y coexistent.

A chaque fois le chaos du monde…

Filmer ce qui échappe au pouvoir, ce qui résiste à une certaine politique de l’image et du monde.

© Vivianne Perelmuter, Le Vertige des possibles
Vivianne Perelmuter, Le Vertige des possibles © Esperanza Productions

Filmer le flux et non le code, le devenir et non l’être, non des objets ou des identités mais des devenirs et des mouvements sans fin – pour utiliser encore des mots qui sont ceux de Gilles Deleuze –, appelle un certain régime de l’image qui n’est plus son régime obscène mais son errance, son mouvement au sein d’un errance qui est autant celle du monde, errance comme vertige des possibles…

Ce qui veut dire aussi que le monde est ce que nous ne voyons pas et ne comprenons pas, que c’est aussi – surtout – ce qui déborde nos regards et nos mots et notre conscience mais existe sans être encore formé, déformé, reformé par les normes et les règles et les prescriptions du visible et du langage et du néo-libéralisme.

En ce sens, l’image est politique.

C’est ce que filme Vivianne Perelmuter : un autre état politique du monde.

Ontologique et politique.

Ontologique donc politique.

Le Vertige des possibles, un film de Vivianne Perelmuter (2014) avec Christine Dory, François Barat, Vincent Dieutre… — 1h48 — Le site du film