Ta-Nehisi Coates : « Si tu es né noir, tu es né en prison » (Une colère noire)

Ta-Nehisi Coates, Le grand combat (détail couverture)

C’est d’abord depuis l’intime que Ta-Nahesi Coates exprime sa colère. Dans une adresse à son « fils », Samori, âgé de quinze ans (« la Lutte est inscrite en toi, Samori — tu portes le nom de Samory Touré, qui a lutté contre les colonisateurs français pour le droit de jouir de son propre corps noir »), à des « fils » au pluriel aussi puisque rien ne vient limiter ce mot ou lui donner un nombre. Mais l’adresse doit être lue, aussi, dans une histoire américaine et une filiation, un « héritage » : « détruire le corps d’un noir », battre, abattre. L’adresse est rappel mais aussi alerte et manifeste, « voilà tes racines de noir : ne t’endors pas, c’est une question de survie ».

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Une colère noire (Between the World and Me) aurait pu s’appeler Racines. Il faut dire et redire une histoire, rappeler les faits (Ta-Nehisi Coates est journaliste), plonger dans les racines du racisme américain, et pour nous lecteurs, entendre ce texte magnifique sans s’arrêter au storytelling qui entoure sa publication, Barak Obama en aurait fait son livre de chevet, Toni Morrison tresse ses louanges et estime que Ta-Nahisi Coates comble « le vide intellectuel  » qu’elle ressentait depuis la mort de James Baldwin (en 1987). En rester à la belle histoire, ce serait être dans le conte de fées (que dénonce et démonte justement Coates) et anesthésier la violence de ce texte, une violence fondamentale et nécessaire, son alerte aiguë : oui, les Etats-Unis ont élu un président noir, pourtant rien n’a changé. « Le progrès de l’Amérique blanche (…) était fondé sur le pillage et sur la violence », Ta-Nahisi Coates l’énonce, sans fard, dès la deuxième page de son livre. Et cette histoire n’est pas ancienne, elle perdure, sous de nouvelles formes.

L’écrivain remonte aux racines de la démocratie américaine, à un gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, un « peuple » dont lui, son fils et leurs aïeuls étaient exclus ; il rappelle que « la race naît du racisme, et non le contraire », qu’elle est « affaire de hiérarchie » et qu’aujourd’hui, au mieux, tout le monde est considéré comme blanc, pris dans un « processus d’uniformisation de tribus disparates dans une égale blancheur ». Mais cette Amérique qui se pense « différente » et à mains égards « exceptionnelle » est aussi celle qui a vu Eric Gardner, Renisha McBride, John Crowford, Tamir Rice, Marlene Pinnock, Michael Brown, Prince Jones être battus ou tués. Enfants, adolescents ou grand-mère, hommes ou femmes, tous noirs face à un « système » social qui « fait de ton corps un objet destructible ». « « L’Amérique blanche » est une sorte de syndicat, déployé pour protéger son pouvoir exclusif de domination et de contrôle sur nos corps ».

Une colère noire est donc cette histoire du corps : ces corps sur lesquels le corps social exerce sa domination, ces corps noirs « dans un pays perdu dans le Rêve », un Rêve blanc qui « a l’odeur de la menthe et le goût d’un biscuit à la fraise », mensonge et utopie, pire, négation de la réalité d’une justice qui ne condamne pas ceux qui ont assassiné des noirs , dont la loi ne protège pas les noirs mais « est devenue une excuse pour pouvoir t’arrêter et te fouiller ». L’American Dream est construit sur un oubli : « Ils ont oublié l’ampleur du vol qui les a enrichis grâce à l’esclavage. La ­terreur qui leur a permis pendant un siècle de bourrer les urnes, la politique ségrégationniste qui leur a offert leurs banlieues. » Est-il possible, aujourd’hui, en Amérique, de « vivre libre dans ce corps noir » et comment ?

Alors Ta-Nehisi rappelle l’histoire de ses ancêtres et la sienne, la peur durant son enfance et son adolescence (« être noir, dans le Baltimore de ma jeunesse, c’était comme être nu face aux éléments »), des scènes qui se sont gravées dans sa chair, ont nourri sa colère et sa peur, il raconte la rue, l’école, les questions qui se lèvent en lui, la manière dont la lecture (et d’abord les livres hérités de son père, « chef local du parti des Black Panthers ») et les discours de Malcolm X — qui « ne se souciait pas de conforter les gens qui se croyaient blancs », disait sa colère et dont il actualise le « Si tu es né noir, tu es né en prison » — ont nourri sa réflexion, son « investigation », lui ont permis de remettre en question l’histoire officielle professée par l’école, relayée par les media. Il dit l’importance de l’université Howard de Washington, « carrefour de la diaspora noire », celle du journalisme dans son parcours.

Une colère noire est une manière de « transmettre » à son fils, avec amour et respect, ce qu’il a « appris en suivant mon propre chemin, tout en te permettant de suivre le tien. Tu ne peux pas être noir comme je suis noir, pas davantage que je ne pouvais être noir comme l’était ton grand-père ». Il lui dit la nécessité de connaître l’histoire du « monde noir », d’exprimer une fierté aussi, « ce monde était bien plus qu’un négatif du monde de ceux qui se croient blancs ».

Et que les lecteurs français ne se croient pas bien à l’abri derrière les droits de l’homme et une forme d’idéalisme tout aussi oublieux. Ta-Nehisi Coates évoque notre pays dans les dernières pages d’Une colère noire, Paris qu’il connaît bien et la France qui « s’est construite sur son propre rêve, sur son amas de corps à elle ». Le texte d’Alain Mabanckou en préface du livre bat lui aussi le rappel : « transposé dans la réalité française, votre ouvrage nous apprend beaucoup de choses et pourrait contribuer à traiter autrement le débat sur l’acceptation de l’Autre » et dit cette France « qui n’a pas encore réglé les conséquences de son passé colonial ».

«  Ils ont fait de nous une race, nous avons fait de nous-mêmes un peuple  » : et Une colère noire fait de Ta-Nehesi Coates un écrivain, implacable, terrible et nécessaire, dont le « corps politique » est le sujet, s’inscrivant dans un « nouveau récit », une « histoire nouvelle racontée à travers le prisme de notre lutte », célébrant la beauté noire et qui a, déjà ses « propres Tolstoï ». Affronter cicatrices, rages, colères, injustices criantes, se réapproprier la distance entre « le monde et moi », titre américain (Between the world and me) de cette lettre, « comprendre le gouffre entre le monde et moi » (p. 153) pour combler « ce vide, cet inconnu, cette douleur, ce questionnement » dont nous avons dépossédé ou avons été dépossédés. « Souviens-toi » clame Ta-Nehisi Caotes à son fils. Lisons et souvenons-nous.

Ta-Nehisi Coates, Une colère noire, Lettre à mon fils, traduit de l’anglais (USA) par Thomas Chaumont, préface d’Alain Mabanckou, éd. Autrement, 205 p., 17 € (Le livre est désormais disponible en poche aux éditions J’ai Lu)