Quand est paru Le Dehors en 2001, je n’avais lu, de Claude Simon, que La Route des Flandres. Parce qu’elle était au programme de l’Agrégation la seule année où je m’y suis présenté. De cette première lecture, je n’ai plus que le souvenir d’un brouillard de personnages et de situations, de discours enchevêtrés, brouillard troué par quelques scènes foudroyantes. Je ne saurais plus dire si cette lecture m’apparut d’emblée capitale, et dans les carnets remplis alors, rien ne me renseigne – mais j’y découvre qu’en 1997 j’ai aussi lu Les Géorgiques, en fait (puis plus rien jusqu’en janvier 2001, date à laquelle j’ai lu Histoire, dont je n’ai plus aucun souvenir – mais à cette date Le Dehors est terminé depuis six mois – et Le Vent aussi, en juillet de la même année – ce qui fait plus que je ne pensais). Quoi qu’il en soit, quand quelques personnes me parleront du Dehors comme d’un livre influencé par Claude Simon, je serai surpris (intéressé/flatté je ne marquerai aucune surprise, mais enfin je serai surpris ; par quel miracle cette influence, en ne l’ayant pas vraiment lu ou en tout cas pas digéré ?).

Rebelote en 2006, lorsque parait Anima motrix, au moment où nous mettons en chantier Les Devenirs du roman. Aidé par François Bégaudeau et Mathieu Larnaudie, notamment, j’ai alors pris conscience que nombre des thèmes ou des façons de faire qui structuraient Anima motrix, ou mon désir d’écriture, pouvaient passer pour des décalques ou des applications de certains grands thèmes deleuziens. La situation, alors, est bien plus claire : je n’ai, à ce moment-là, pas lu une ligne de Deleuze. Des amis comme Georges Bourgueil ou Pierre Parlant m’en ont souvent parlé, mais en chinois toujours, ou presque. J’ai du mal à les suivre, je ne comprends rien à ce qu’ils m’expliquent rapidement – puisque ce sont des amis ils parient sur la vélocité de mes facultés intellectuelles. (S’il y avait eu de l’argent en jeu, ils se seraient à chaque fois retrouvés à poils.) J’aimerai beaucoup, évidemment, pouvoir lire Spinoza, Leibniz ou Deleuze, mais sitôt le livre ouvert il se prend un mur à pleine vitesse – c’est le livre qui est lancé, moi je suis immobile, les pieds dans le béton. Bref. En 2006, je me suis réveillé sous l’aile de Deleuze, influencé par lui sans en avoir rien lu.
Deux cas de figure donc, pour la même surprise. Car le premier exemple s’explique un peu ; si j’avais encore peu lu Simon, j’avais déjà lu Sanctuaire et Le Bruit et la fureur, ainsi que nombre de livres de François Bon – Faulkner et Bon étant tous deux dans une certaine proximité à l’œuvre de Claude Simon. Deux chocs personnels qui, par des voies détournées, préparaient le terrain pour Claude Simon en moi. (Et d’autres auteurs peut-être aussi, dont je ne connais pas la généalogie artistique, qui ont annoncé Simon aussi, ou l’avaient lu – il n’y a peut-être pas, en ce sens, de lectures secondaires, ou inutiles. Il est possible, oui, que ce soit un auteur de cinquième ordre qui m’ait initié, sans que je le sache et sans qu’il le sache lui-même, à l’œuvre de Claude Simon, à la lenteur de sa phrase, à son déroulé inéluctable. (Une anecdote : Marguerite Duras fit gloups, heurtée, lorsque Jean Paulhan, qu’elle interrogeait pour la télévision, lui répondit qu’il ne s’était jamais lassé de lire les manuscrits que lui apportait le facteur chaque jour, affirmant même que dans chaque livre il était parvenu à trouver quelque chose d’intéressant, qui intéresse la littérature.)
Le cas Deleuze est plus surprenant. Parce que je suis incapable de lire (comprendre) les textes philosophiques – et ce depuis ma plus tendre enfance –, ma chambre n’était pas rangée pour accueillir Deleuze, lui faire une place. Certes je crois voir comment la liberté chez Sartre, qui m’a beaucoup nourri, se transforme en devenirs chez l’ami de Guattari – via le refus d’une conception essentialiste. Mais c’est tout, et c’est bien peu. C’est donc par Deleuze que j’en viens à dire que quelle que soit la difficulté d’une œuvre, du vivant de son auteur déjà elle commence à ne plus s’appartenir. Des pièces tombent du trésor, elles sont ramassées, et immédiatement placées font des petits. Ce processus a un nom trop étroit : la vulgarisation. Des œuvres comme celles de Claude Simon ou de Gilles Deleuze sont des bouillons de culture qu’aucun récipient ne peut contenir. Ça goutte par en dessous, ça se volatilise par le dessus, et ça nourrit (plutôt que « contamine ») tous les pékins passant par là. La vulgarisation (ma culture philosophique me vient grosso modo du Magazine Littéraire, et du monde des revues en général) c’est l’air du temps, et il faut être capable de percevoir des choses infimes (les petites perceptions leibniziennes) pour démêler ensuite l’écheveau des apports et des influences.
Je vais plus loin en paraphrasant Breton : la vulgarisation c’est l’or du temps. Dans ces deux moments de mon parcours, je n’appartiens pas au cercle assez restreint des lecteurs entretenant frontalement un rapport peut-être exclusif aux livres de Claude Simon et Gilles Deleuze. J’appartiens au cercle bien plus vaste d’une époque en train d’être nourrie par eux. Les comprenant mal, je ne jongle pas avec, comme un qui serait habile, capable de les prendre comme des outils ou des ouvroirs ou des objets manipulables. Je suis pleinement dans cette époque, immergé, et n’en maîtrise ni les tenants ni les aboutissants. Je ne tiens aucun discours, je ne m’appartiens pas, en quelque sorte. Certes je pourrais rêver d’une construction parfaite, à laquelle je donnerais mon nom et sur la tête de laquelle, ivre de moi-même, je briserais chaque jour de nouvelles bouteilles de champagne, mais ce serait mentir : ça ne se passe pas comme ça. Dans la réalité, les processus sont autrement subtils, ou spirituels (l’alcool à nouveau, le chai et la part des anges que les barriques ne retiennent pas). Je marche dans la rue, il y a des affiches, un kiosque avec des couvertures de magazines, des gens qui parlent, des publicités, une certaine tension entre les immeubles, et entre les voitures. Deleuze et Claude Simon sont là. Je ne le sais pas, je ne les ai pas devinés, je n’y pense pas plus qu’à la nécessité de respirer mais voilà : je respire et ce que je respire, entre deux cigarettes et trois pots d’échappements, c’est un concept deleuzien, ou une phrase de Claude Simon qui se précise en se retournant, parce que le nez dans les cheveux de la femme dont j’emboite le pas j’essaie de nommer l’impression bizarre que j’ai, soudainement, de toucher son étrangeté, ou plutôt que son étrangeté ma solitude et mon désir, et je n’y arrive pas, et me retrouve obligé de progresser à tâtons dans la phrase et dans cette impression.
Par la grâce de ces marches – les oreilles dressées, l’œil qui bande et le nez en alerte –, des brides d’idées ou de scénarios me viennent, des désirs sans nom et sans visage que je compile, qui s’entassent au fond de la poche. Par ce biais, le roman se reconduit ensuite, peut-être, à travers les signes d’une époque (« Un jour peut-être le siècle sera deleuzien » a dit Michel Foucault) sans que je n’aie jamais cherché à la réduire, cette époque, à un discours. Héritier sans avoir palpé quoi que ce soit, héritier sans me savoir plus riche qu’hier. C’est entré sans que personne n’ait donné le nom à appeler sur l’interphone, ça s’appelle l’air du temps et ça entre dans la chimie de l’inspiration mais sur un mode qui en ruinera toute approche transcendantale, qui en fera même, au contraire, une sorte de passion horizontale.
Cette horizontalité entretient un rapport privilégié avec le contemporain. Après avoir été celui de Deleuze et Claude Simon (mais j’avais dix-huit ans et quand on me pressait le nez il en coulait encore du lait), je suis aujourd’hui le contemporain de Nicole Caligaris, par exemple. Lorsqu’en 2006 je travaillais sur Anima motrix avec Bernard Wallet, Yves Pagès et Jeanne Guyon, l’un ou l’une des trois fit référence à son Barnum des ombres (Verticales, 2002). Le nom de cette écrivain ne m’était pas inconnu car un ami, Bertrand Leclair, m’avait parlé des Samothraces (Mercure de France, 2000) comme d’un beau livre. Puis Thierry Guichard consacra un dossier du Matricule des Anges à son travail, et je m’y suis enfin collé. Je commence par Les Samothraces. Intrigué, je découvre qu’elle est fascinée comme moi par l’énergie qui pousse les Africains, par exemple, lorsqu’ils décident de traverser un continent et la Méditerranée pour « tenter leur chance » en Europe (c’est la ligne de mire d’Anima motrix, ou son point volontairement aveugle). Passionné, je découvre qu’elle s’est positionnée de la même façon que moi par rapport à ce sujet (en bouleversant la distribution de la parole). Stupéfait, je trouve dans son texte des phrases et des images qui jusque là étaient les miennes. Ma fierté.

Les dieux ou les muses ne m’ont pas élu, ils ne m’ont rien dicté. (Ou ils se sont moqués de moi en me refourguant une marchandise qu’ils avaient déjà dealée avec Nicole Caligaris.) Il n’y a rien de transcendantal dans cet air du temps. Je ne suis pas quelqu’un d’unique, je ne suis pas génial, je suis perdu dans la foule où s’échangent les livres, où les idées sont réutilisées, prolongées, remises en circulation, transformées, déformées : vulgarisées. Je suis myope, collé au motif, incapable ou presque de le mettre à distance un tant soit peu. Cette déroute est heureuse, infiniment ; je sais qu’en étant perdu de la sorte je serai peut-être ouvert à tous les vents, enfin hors de moi, accrochant des pollens à déplacer et faire germer ailleurs, simple moyen de transport en commun. C’est comme cela que les plantes se reproduisent, souvent – ainsi vont les livres aussi, parfois, dans l’ignorance ou le refus total de mots tels qu’« originalité » ou « singularité », en pariant sur le grand bain, l’immersion, le désordre, la maladresse et le n’importe quoi.
Arno Bertina
Une première version de ce texte a été publiée dans le numéro 17 de la revue Inculte