Adam Thirlwell : nos risibles amours (Politique)

Adam Thirlwell 2014 © Christine Marcandier

Prenez trois personnages, Moshe, Nana et Anjali. Un garçon, deux filles, trois possibilités. Celle du « ménage à trois » en particulier. C’est la trame, éculée (volontairement, essentiellement éculée), de Politique, le premier roman d’Adam Thirlwell, écrivain anglais, né à Londres en 1978, classé dans la liste des vingt meilleurs jeunes romanciers britanniques par la prestigieuse revue Granta, en 2003, pour ce livre.

Thirlwell admire Joyce, Nabokov, Kundera et ce dernier le lui rend bien, soulignant son « talent impressionnant » et sa « mélancolie malicieuse ». Le lien entre les deux auteurs est d’évidence : une ironie douce-amère, un regard acéré et distancié porté sur les détails signifiants du quotidien, une exploration formelle de l’insoutenable légèreté de l’être.

Les histoires d’amour sont compliquées. Elles impliquent plus d’une personne. Cela signifie que chaque détail peut être ambigu. Et j’aime assez cette idée.

Politique est, au premier abord, un roman cru, voire obscène. Il s’ouvre sur une scène explicite, et cet adjectif n’est pas un cache-sexe, un euphémisme : Thirlwell décrit Moshe essayant « doucement, de resserrer les menottes d’un rose duveteux qui entouraient les poignets de sa petite amie » puis tentant de faire d’un échec logistique (les poignets de Nana sont bien trop fins pour les menottes) une scène de sexe torride, anale. De fait, l’épisode devient la « scène de sexe la plus nerveuse de toute l’histoire du sexe » : « La première scène de sexe de Nana et Moshé n’était pas une scène de sexe. Cela ressemblait un peu à une scène de sexe mais ce n’en était pas une. C’était une scène comique ». Un semi ratage, un fantasme au goût d’inachevé, de lourdes interrogations qui traversent l’esprit des deux amants : Thirlwell décortique, ironise, digresse. Il en vient à citer De l’amour de Stendhal, mieux, à faire du Stendhal en théorie comme en pratique, parodiant la scène de l’horloge du Rouge et le Noir, s’amusant, prenant les lecteurs au piège de leurs projections, de leurs identifications. Tout est ici explicite, non pas seulement parce que c’est cru et cul – et c’est cru et cul – mais parce que Thirlwell décode, transgresse, renouvelle, innove, ne cessant de commenter son récit, de l’interrompre, de l’interroger. Politique est un roman de l’exhibition — tant pour ses scènes trash que pour son exposition des trames et ficelles romanesques.

Et si Nana ne jouit pas, le lecteur, lui, prend son pied. Parce que c’est drôle, d’abord, ironique, décalé. Et parce que le sexe n’est en définitive, pas le sujet du roman :

« Nous sommes allés bien trop loin. Je m’en rends compte.
Avant cette expérience de sexe anal et de bondage, Moshe et Nana se sont rencontrés et sont tombés amoureux. Après que cela est arrivé, mais avant le sexe anal, ils ont aussi essayé la position du missionnaire, l’éjaculation sur le visage de Nana, le sexe oral, l’alternance de rôles, le lesbianisme, l’ondinisme, le triolisme et le fist-fucking. Tous ces essais n’ont pas été couronnés de succès. En fait, bien peu furent couronnés de succès.
Au cas où cette liste vous inquiéterait, je devrais peut-être m’expliquer. Ce livre ne traite pas du sexe. Non. Il traite de la bonté. Cette histoire traite du fait d’être gentil. Dans ce livre, mes personnages baisent, mes personnages font tout, pour des raisons morales.
Après qu’ils fussent tombés amoureux mais avant d’expérimenter le lesbianisme et le triolisme l’un d’eux est tombé amoureux d’une autre fille.
A la fin de cette histoire un personnage sera en train de mourir d’une tumeur au cerveau.
Si seulement les choses étaient aussi simples qu’elles paraissent. Si seulement les évènements se déroulaient sans arrière plan
».

 Le simple est complexe, l’éculé philosophique et le déjà vu inédit. Tout se retourne, tout s’exploite. L’arrière plan comme le hors scène, les contre-pieds comme les évidences. Apartés philosophiques, littéraires ou historiques (vous saurez tout sur les pulsions et perversions de Mao, Hitler ou Lénine), variations, commentaires, tout réside dans le second degré. « Je vais digresser sur cette digression », déclare un Thirlwell caustique, admirateur éperdu des romans excentriques, d’un XVIIIe siècle liberté comme métadiscursif. Thirlwell 41bi71yTjgL._SX304_BO1,204,203,200_narre, s’arrête, commente, reprend, interrompt. Il a des « théories » sur tout, le couple, le cinéma, la littérature, la judéité, la paternité, l’achat du lait le samedi matin, les pipes, le romantisme, la nationalité, le muguet.

Il construit ainsi un roman sur le roman, avec des personnages prétextes, supports d’un discours sur le monde, les êtres. Un texte brillant, snob, surdoué, agaçant parfois, qui s’amuse des lieux communs, les façonne et les transforme. Un roman capricieux, heurté, d’un second degré proprement incroyable, qui met en abyme nos risibles amours. Une manière délectable de se jouer de nos idées bien pensantes et orthodoxes, qu’elles soient morales, sociales, religieuses ou littéraires. Et ainsi de tendre à « l’universel », en variant les angles :

Le sexe n’est pas spécifique. Il n’est pas original. Vous pouvez penser que vos perversions ne sont qu’à vous, mais non. La perversion est générale. Les perversions sont universelles. C’est à vous de les rendre spécifiques.

Un « ménage à trois » donc. Est-ce le summum du sexuel ou du domestique ? Le trio est-il « l’unité sexuelle suprême », « l’utopie socialiste du sexe » ? La réponse pourrait sembler simple, Thirlwell démontre en 300 pages que le cliché du couple à 3 — Jules et Jim, Casablanca, Cabaret — est une mine pour se jouer du roman comme du social. Ce roman est une radioscopie du couple, d’une drôlerie et d’une crudité folles, mais surtout un texte réflexif, politique : « Au cas où vous ne l’auriez pas compris, je veux que ce soit clair : ceci n’est pas leur vie sexuelle. Ce n’est pas le sujet que vous êtes en train de lire. Vous êtes en train de lire quelque chose qui traite de leurs sentiments. Vous êtes en train de lire quelque chose qui traite de leur morale ».

 Vous, lecteur, abandonnez clichés et a priori. « Ceci est un autre moment de mon roman où vous ne devez pas laisser vos propres théories privées influencer la façon dont vous lisez ». Thirlwell va les passer au crible de sa prose qui sonde et démasque, déconstruit la morale (jusqu’à celle de l’histoire).

L’ambition de l’écrivain semble simple : faire du « porno politique », comme Sade avec Juliette ou les Prospérités du vice, en 1797, parodiant Thérèse philosophe. Thirlwell , lui, pastiche et commente aussi bien Stendhal que les surréalistes, Truffaut que Garbo, Antonio Gramsci qu’Andy Warhol. Et comme Sade, « il ne voulait pas de la polissonnerie réaliste, il voulait de la polissonnerie politique ». Mais Thirlwell fait mieux que le divin marquis, bien sûr : « Pour ce qui est de la polissonnerie, je suis meilleur écrivain que le marquis de Sade ». Et il le démontre, en pratique comme en théorie.

Politique est un roman à l’image de l’un de ses personnages, Anjali, « déroutant » et « imprévisible », mais aussi « variable » et « polysexuel ». Brillant. Mégalo. Fascinant de crudité et de justesse. Comme le déclare ironiquement l’auteur à propos de la coupe d’un costume, « il était cool. Parce que le cool c’est de savoir quoi faire avec la forme ». Lisez Politique, un roman cool, en attendant Candide et lubrique qui paraît le 4 février.

Adam Thirlwell, Politique, traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, Points, 284 p. 7 €.

Le nouveau roman d’Adam Thirlwell, Candide et lubrique, paraît aux éditions de l’Olivier le 4 février prochain, dans une traduction de Nicolas Richard.