26 janvier 2016, mon journal encore et jamais, me myself and I, un journal en ruine.
Coup dur ce matin, grande lassitude. Mon dernier manuscrit est encore refusé, cette fois par une maison d’édition que j’admire beaucoup :
« J’ai lu votre manuscrit, Patrice, mais nous ne le retiendrons pas pour publication.
Je suis plutôt « de la vieille école », je ne pense pas qu’il faut tout écrire, et je suis allergique à ce que je ressens comme impudique dans votre texte.
A regret, X »
Ah, la pudeur et l’impudeur, vaste sujet… je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdu. Quand faut-il se taire ? A partir de quand peut-on parler ou écrire ?
Help !
Sans transition, penser aux belles choses, s’y accrocher pour ne pas sombrer.
Il y a quelques jours, dans le magnifique abécédaire de Johan Faerber, ces mots sur Adjani :
Isabelle, Isabelle A.
J’ai aussi mon Isabelle, comme Johan, comme Guibert, comme beaucoup d’entre nous, vous.
Isabelle, c’est la preuve que la vie peut être plus que la vie.
J’ai moi aussi ma petite fiction vraie Isabelle A. Mon petit désir qui s’agence sous forme de paysage.
Cette petite fiction vraie, je la reprends là où elle n’en finit pas de recommencer: Tarbes, je dois avoir douze ans ou quelque chose comme ça, le dimanche, chaque dimanche, nous allons à Lourdes chez les grands-parents. Il y a les montagnes et beaucoup d’ennui, je ne fais pas de ski – trop cher un sport de riche – je ne glisse pas sur les montagnes, les pentes, je bute contre elles.
Du temps passe, je crois que mon enfance est un terrain vague, un soir je vois La Gifle de Claude Pinoteau à la télé. Mais qui est cette fille face à Lino Ventura? De quelle planète est-elle, d’où vient-elle, une telle beauté, un tel caractère sont donc possibles, ça existe ? D’un coup le monde devient plus riche, plus complexe, Isabelle fugue et j’ai envie de fuguer avec elle. Isabelle s’énerve, s’emporte et dans ma tête la nuit sous l’oreiller j’imite car je ne sais qu’imiter.
Isabelle, d’emblée je veux être son frère, son petit frère, pas loin, en retrait mais pas loin. C’est comme un aimant, je veux suivre Isabelle vers la fragilité, le vif-argent, la passion au risque de la perdition et de la mort, la vie enfin digne d’être vécue, la synchronicité, la seule vie valable, j’ai treize ans, peut être dix, douze disais-je, je ne sais pas, plus, peu importe.
Le temps passe en avant et en arrière et je me fais un tel cinéma ! Isabelle est mon côté de Guermantes, je vibre pour Adèle H, je tremble et j’hallucine devant Possession, je pleure et je ris pendant L’été meurtrier, je fonds dans le Subway…
Isa, Belle, cette fille est un attentat, un miracle, un scandale permanent et je vois que la beauté, la vraie, est toujours une apparition scandaleuse, c’est ce que je crois, ce que je vois.
Je me renseigne et tout ce que j’apprends me réjouit, m’enchante. Isabelle Yasmina Adjani est la fille d’un père français, Mohammed Chérif Adjani, né à Constantine, et d’une mère allemande d’origine bavaroise, Emma Augusta Schweinberger : Isabelle est slave, berbère, kabyle, africaine, banlieusarde, mondiale. Isabelle est proche de tout le monde, et aussi loin que possible, de moi, de vous, mon rêve éveillé continue de plus belle.
Je suis adolescent et je n’aime qu’une femme, Adjani, un rêve Adjani. Nous sommes à Paris dans un quartier imaginaire, nous marchons le long d’une grande avenue bordée de peupliers aux feuilles d’or, j’ai huit ans mais je pourrais en avoir quinze, les immeubles sont très hauts et très beaux, pierres de taille, je ne connais pas Paris, je donne la main à Isabelle, cheveux en bataille sur le visage, lunettes noires, veste en cuir souple, elle rit, on va vite, un pantalon et des bottes…
On traverse l’avenue, les voitures forcément s’agenouillent pour nous saluer, je suis fier, j’ai la plus belle sœur du monde, la plus brillante, la plus talentueuse, la plus intelligente. Elle me serre la main et on se met à courir pour attraper un taxi, fuir.
Retour à Lourdes, ça continue dans le salon, du côté des hommes mon père et mon grand-père regardent le rugby, pendant la mi-temps ils boivent du Ricard et grignotent du chorizo, du côté des femmes ma grand-mère a fait des merveilles au sucre, ça continue, je ne sais toujours pas quel camp choisir, les dimanches s’ajoutent les uns aux autres, les saisons passent et Adjani n’en finit pas d’être discrète, de se rendre omniprésente en jouant le grand rôle de l’absence, comme une définition du désir.
Les années passent encore et je tombe par hasard sur Les yeux bleus cheveux noirs, dans une librairie à Pau. Mon œil est attiré, ravi, rapt, c’est Duras et les Éditions de Minuit, c’est un choc, je ne connais pas les Éditions de Minuit, un nouveau territoire de désir s’offre à moi, pureté de la littérature, couverture blanche et ce bleu piscine du titre, c’est donc possible, ça existe ? On peut donc écrire comme ça ? Ça peut aller jusque là, l’écriture ? Pourquoi ne m’en a-t-on rien dit à l’école ?
Je lis à voix haute et j’ai l’impression d’une incantation, de formules magiques. Voilà ce que je veux faire plus tard dans la vie : m’approcher d’Adjani et écrire comme Duras, avec Duras, à la place de Duras, mieux que Duras bien sûr. Je suis fou, inconscient, d’une ambition sans limite, ridicule, il y a surtout que j’étouffe, j’étouffe, je cherche de l’air, un peu d’air frais.
Je ne sais pas si ça correspond à un métier ce désir que j’agence et que je me construis mais j’y arriverai un jour, il le faut, ce sera ça ou mourir, ça, faire que la vie soit Tout feu, tout flamme, sinon c’est pas la peine.
Un soir devant la télé avec mes parents et ma sœur, à Tarbes, on regarde les Césars. Isabelle porte une robe de reine, Isabelle d’Espagne, la Catholique, sautoirs de perles autour du cou, de l’or et du blanc, des fils d’argent. Le visage est surnaturel, cheveux noirs bouclés, noir de jais, saphirs dans les yeux, elle reçoit le César de la meilleure actrice. 1989, j’ai treize ans, c’est l’année du bicentenaire de la Révolution française, l’année Camille Claudel, l’année du FIS en Algérie, des Versets sataniques, Salman Rushdie, fatwa !
Elle monte sur le plateau des Césars, chamboulée et décidée, impératif catégorique, mon cœur s’arrête. Je vois que ces quelques secondes de télévision vont entrer dans l’histoire, je sais sans pouvoir me le formuler que c’est l’un des derniers grands moments de télévision, je sais sans le savoir qu’Internet changera la donne, c’est un des derniers grands moments de verticalité en direct à la télé, après tout deviendra petit à petit horizontal, rhizomique, faux direct. Video killed the radio stars et Internet tuera le sacré. C’est le prix de la démocratie.
La voix d’Isabelle s’élève, douce et ferme, voix d’argent massif : La volonté c’est de ne pas être d’accord, de pas se soumettre, s’opposer. Avec Isabelle, c’est l’art qui s’oppose à la barbarie, la beauté à la laideur, la vie à la mort.
Mon manuscrit est encore refusé. Ce matin je perds espoir. Tant pis, je continue d’écrire sur le cadavre de l’espoir. J’écris parce qu’il y a les autres. Le jour où ils ne seront plus là, j’arrêterai. Et de vivre et d’écrire.
L’amour ? Je ne sais pas ce que c’est.