Emmanuèle Jawad : Traces de ces flux (Écrire aujourd’hui)

© Kai Wiedenhöfer, Confrontier

L’écriture tente de se faire en prise avec un réel instance de fabrication, laboratoire de textes poétiques vers lequel ces derniers se tournent, ne se soustrayant à son pôle critique, dans un engagement qui se devrait d’être à la fois formel et politique, pour une poésie concernée.

Dans le flux des images et les mises à disposition de documents numérisés (documents d’actualités, photographiques, etc.), le travail d’écriture se fait peu à peu dans le prélèvement partiel d’éléments issus de corpus documentaires et le plus souvent iconographiques, dans l’introduction de quelques données prélevées et leur réagencement plus ou moins marqué, selon les textes, dans des écarts plus ou moins importants avec le document.

Une exposition de photographies des murs dans le monde sur le mur de Berlin, en juillet 2013 du photographe Kai Wiedenhöfer – exposition « Wall on Wall » – déclenche le motif mural, épicentre de Faire le mur ainsi que d’un livre en cours intitulé En vigilance extérieure. Les photographies de ce même photographe dans son livre Confrontier ou visualisées pour certaines sur internet seront exploitées également en tant que supports : à partir d’elles, les textes émergeront de façon plus ou moins éloignée par rapport aux référents visuels.

Le travail d’écriture prend appui sur l’éclatement des sources et des matériaux iconographiques (photographies, films, internet) privilégiant néanmoins l’image fixe. Le document photographique sert d’appui dans l’émergence et le travail de l’écriture, permettant la production de textes mais ne faisant pas objet de cristallisations textuelles sur l’image qu’il introduit, les préoccupations se devant de concerner prioritairement des questions de forme.

La photographie, dans le processus, permet de constituer des fragments poétiques dans une approche documentaire. Des photographies issues des collections du Musée de l’Histoire de l’Immigration, mises en ligne sur Internet, sont ainsi les points de départ d’une section dans Faire le mur. Les murs dans l’espace de representation photographique, saisis dans la multiplicité de leurs fonctions et de leurs contextes, favorisent les prolongements dans l’écriture.

De la même façon, certains articles de presse, dans la recherche de données, sont utilisés notamment dans la construction de textes poétiques agençant par couv1253endroits des éléments informatifs. Dans le dossier « Cinquante murs à abattre» du magazine Courrier international, certains éléments ont été mis en circulation, réappropriés dans le brassage singulier qu’est le texte poétique.

Le travail n’est pas dans la quête d’un inventaire même très partiel, en ce qui concerne les textes sur le motif mural, des murs dans le monde – tâche impossible et très loin de la démarche – mais d’un espace d’engagement à trouver, par tâtonnements, essais et erreurs, reprises et tentatives.

Les murs de Ceuta et Melilla font l’objet d’une focalisation thématique dans En vigilance extérieure (à considérer sans doute dans le prolongement de Faire le mur), à la jonction de préoccupations d’écriture, politiques et plus individuelles, dans un parcours personnel. La question des murs et des séparations, dans son éclatement géographique (Mexique, Berlin, Melilla, Ceuta, Cijordanie, Belfast…) fait alors motif.

jawad Faire le mur couverture

Le parcours d’écriture tente ainsi de se faire peu à peu, au regard des écritures qui balisent, sous une pluralité de formes, le champ poétique contemporain, dans leur lecture assidue et l’exploration de ces écritures travaillées par la radicalité et l’expérimentation, d’autres traversées par un réel plus intimiste que social et critique ou se situant encore à leur jonction.

L’écriture, dans ses recherches et ses tentatives, ne peut se faire que dans la fréquentation des écritures d’aujourd’hui, qu’ au regard de ces pôles de références dans le domaine poétique : pôle dans une visée objective radicale dont l’écriture poétique rejoint une forme de minimalisme neutre, dans une recherche de langue plate travaillée par les faits et pôle vers un réel se portant dans une désarticulation formelle où la désarticulation du monde peut alors faire corps avec celle du langage.

49724-w200Dans l’hétérogénéité et le flux des matériaux d’information, au croisement de l’intime et du social, la question des genres cette fois fait motif (dans un premier livre Les faits durables). Des photographies de Claude Cahun seront exploitées croisant des éléments divers issus de documents à caractère historique, militaire (sur la notion de camouflage), un rapport sur l’homophobie en 2010, un film Bluebeard d’Alice Anderson revisitant le conte Barbe-Bleue, vu lors d’une exposition à Beaubourg, etc…

Dans la cristallisation des images et leurs interférences, émergent des éclats d’un réel dans sa pluralité et ses actualités, sous-jacents au texte en train de s’écrire ou le structurant, qui seront à insérer dans des assemblages ou à dissiper, ne laissant alors que quelques pointes saillantes de ce magma du monde, de façon plus ténue, laissant paraître quelques traces significatives de ces flux.

Septembre 2015: poursuite du travail sur En vigilance extérieure.

Des questions occupent le temps de l’écriture en cours. Une forme à trouver pour une nouvelle section de l’ensemble, rompre avec la régularité formelle, introduire des blocs de textes à la suite d’une série de demi-sonnets? Extraire quelques éléments des photographies prélevées. Dans les articles, d’autres murs, un travail de montage de données, un brassage où les repères à force s’y fondent.

Dans le travail d’écriture et le montage, un mur des murs qui en deviendrait dissocié du réel, en serait fictif?

Dans la fabrique de l’écriture, les éléments se connectent par réseaux.

À la question initiale des murs, les migrations, par association, l’idée de bagage prise dans des contextes géographiques et des situations différentes, en lien, la découverte du travail artistique de Kimsooja qui travaille sur les bojagi (tissus traditionnels coréens) et les bottari (baluchons) dans des performances (Bottari Truck – Migrateurs) et dans d’autres connexions, la question de l’asile politique prégnante, inhérente à celle des migrations, traversée par les discours et les flux d’actualités , dépêches, demandes de recours et urgences humanitaires.

Traversée par cela, l’écriture s’affère, renouvèle ses essais, tente de rendre quelques éléments de ce réel, parfois infimes, s’y appuyant, le plus souvent de façon instable. L’ensemble se constitue peu à peu, lent, dans le questionnement incessant.

reprise par inadvertance d’un ferry-boat la photo polaroïd
des bottari paquets de couvre-lits fleuris baluchons bottes
de tissus que ceint le nœud central l’ensemble vaste tas
chiffonnades nomades en transferts élémentaires rien

à l’arrière que faisceaux ambulatoires d’un passage l’autre
on s’emploie à la pesée tissu mobile enveloppant les nécessités
couvertures conteneurs à motifs vifs de bagages ordinaires

l’outrance sied mal l’endroit éveil de paupières bleues bat
à contre-courant l’envers d’air elle déplace par convections
matières d’eau d’un mouvement bras de chaleurs mobiles

garde dans le resserrement waliha valise comme sac de blé
renferme entoilée les habits dans l’ecchymose battante
à bras contraints l’attente administrative court enclos
non avenant dans une forme approximative de transit

(Extrait de En vigilance extérieure, qui est un travail en cours).

Emmanuèle Jawad, Faire le mur, éditions Lanskine, 2015, 80 p., 12 €