Le silence du monde (1/9)

© Jean-Philippe Cazier

« Il y a quelque part, pour un lecteur absent, mais impatiemment attendu, un texte sans signataire, d’où procède nécessairement l’accident de cet autre ou de celui-ci (…), silence / trait pour trait superposable à ce qui, du futur sans visage, déborde le texte et dénude sa foisonnante et meurtrière illisibilité » (Jacques Dupin)

Lacoue-Labarthe, au sujet de Paul Celan : « Je crois ces poèmes strictement intraduisibles ». Traduire, traduction : mettre en mouvement, faire passer, transporter dans un autre lieu. La traduction de ces textes est impossible, tels des monuments solitaires, inamovibles. Ce qui est impossible : les transporter dans une autre langue, leur imposer un mouvement qui n’est pas le leur, construire dans une autre langue le mouvement qui leur est propre. Solitude, singularité du poème. Celui-ci ne se définit pas comme message ou signification, vouloir-dire ou langue, mais comme mouvement d’un langage, dans et par le langage – le langage comme mouvement. Ces textes, écrits en allemand, n’ont leur mouvement, n’existent qu’en allemand, mouvement singulier dans la langue allemande, lambeaux d’une langue qui n’est pas de l’allemand.

Dire de ces textes qu’ils affirment la singularité de leur langage (intraduisible) signifie qu’ils excluent le lecteur en tant que subjectivité constituée et constituante. Comment s’y contempler, y retrouver sa propre image, même défigurée ? Au contraire : se déprendre de soi, pour le lecteur comme pour l’écrivain, à travers un texte où la poésie seule se déploie, mouvement étrange pour toujours étranger. L’écriture de Celan ne traduit pas une subjectivité ni ne s’adresse à une subjectivité, elle n’est pas l’occasion d’un retour à soi (écrivain ou lecteur) rendant possible de traduire selon le code de ses propres coordonnées ce qui est dit par le texte. L’écriture n’est ni communication entre des subjectivités, ni rapport à soi pour un sujet constitué. La communication nécessite une traduction, mais pas l’écriture, qui l’exclut et exclut la communication. Les textes écrits, intraduisibles, ne sont pas le moyen d’autre chose qu’eux-mêmes, intention, vouloir-dire ou signification transcendants au texte. Leur sens serait d’abord dans l’affirmation de l’écriture, d’un langage, dans la perte de soi impliquée par cette existence exclusive, mortelle – pour la création incertaine de ce que Deleuze appelle un sujet larvaire, à distance ou toujours ailleurs, monstre naissant, disparaissant dans le mouvement. Solitude et désert…

Il n’est pas question de vocabulaire ou de signification, ces textes ne sont pas un code transposable dans un autre code : « qu’est-ce qu’un poème dont le ‘codage’ est tel qu’il désespère à l’avance toute tentative de déchiffrement ? ». Un texte serait d’abord agencement ou mouvement singuliers. L’essentiel a lieu – non-lieu, passage – entre les mots, entre les phrases. Ce qui importe : le mouvement entre l’écrit et le non écrit, entre la langue et son silence, les deux indissociables. Communication et traduction impossibles, la subjectivité codée, codifiante, se désagrège. Écrire entre : moins des mots que du silence, moins des phrases que des blancs, trous, mouvements – silencieux. Duras : « C’est des blancs, si vous voulez, qui s’imposent. Ça se passe comme ça : je vous dis comment ça se passe, c’est des blancs qui apparaissent, peut-être sous le coup d’un rejet violent de la syntaxe ». Chez Celan, l’essentiel vit entre les mots, entre les phrases – phrases à peine phrasées, parataxiques – au-delà ou en-deçà de la langue, pourtant inséparable de celle-ci. Le mouvement silencieux du texte se produit par la langue, à travers la langue, n’existerait pas sans les mots et la syntaxe qui l’inventent (syntaxe : écarts, disjonctions, une langue et un silence, c’est-à-dire un langage) mais ne se réduit pas à ces mots ou à cette syntaxe nécessairement débordés – immanence et différence…

Il est question, dans la lecture, de l’illisible du texte, comme il s’agit, en écrivant, de produire l’ineffable du texte, l’intranscriptible – illisible, ineffable, inaudible à travers la langue qui ne se sépare pas d’un travail sur, dans la langue, un travail intense, d’abord de destruction. La langue est frappée d’étrangeté, devenant étrangère à elle-même, asignifiante, matière non formée. « Prosodie et syntaxe, chez Celan, surtout vers la fin, font violence à la langue : elles la hachent, la désarticulent, l’abrègent (c’est-à-dire la coupent). Il y a là quelque chose d’assurément comparable à ce qui se passe dans les dernières esquisses, ‘parataxiques’ comme dit Adorno, de Hölderlin : condensation et juxtaposition, étranglement de la langue » (Lacoue-Labarthe). Travail moins grammatical ou pour la domination de la langue (un écrivain n’est pas quelqu’un qui écrit « bien », qui « maîtrise son outil », etc.) que physique : rapport de forces, contre la grammaire ou la syntaxe communes, contre la langue une destruction pour arriver à l’asphyxie de la langue, dans la langue. Arriver à parler muet, suffoqué. Dans les textes de Paul Celan, une opposition à la langue pour la déformer, la transformer, la détruire – pour faire une autre langue dans la langue, une langue impossible. Celan écrit en allemand et Lacoue-Labarthe souligne qu’en un sens, empiriquement, l’allemand est effectivement pour Celan une langue étrangère. Pourtant ce n’est pas de l’allemand ni un état plus ou moins varié de l’allemand : « Je crois ces poèmes strictement intraduisibles, y compris à l’intérieur de leur propre langue ». Le mouvement ou l’agencement singulier des textes de Paul Celan ne pourraient exister en allemand : indissociablement, une fissure de la langue et la production d’une autre langue singulière, intraduisible, incompréhensible – production d’un langage pour toujours étranger, impossible. Proust écrit que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » et William Carlos Williams peut dire, à propos de l’œuvre de Cummings, que ce n’est pas, essentiellement, de l’anglais, que ce n’est pas du tout de l’anglais – Cummings, écrivain de langue anglaise, passé de l’anglais à une autre province…

L’œuvre poétique implique un rejet de la langue – leitmotiv de la poésie – en même temps que la création, dans la langue, d’une langue étrangère à la langue. Hölderlin : « et nous avons presque/ Perdu notre langage en pays étranger ». Et Celan : « je pense que c’est depuis toujours une espérance du poème, de parler, avec ce langage justement, comme si c’était d’ailleurs ». Le poème ne serait possible qu’à l’intérieur d’une distance avec la langue, par la différence qui la parcourt, la fait devenir autre. Lacoue-Labarthe : « ces quelques phrases à peine phrasées, ce discours exténué, infirme, bégayant au bord du silence ou de l’incompréhensible ». Ou encore : « A vrai dire Todtnauberg est à peine un poème : unique phrase nominale, hachée et distendue, elliptique, ne se formant pas ». L’autre langue du poème n’est pas une autre langue ou un certain état d’une langue donnée – cette autre langue est aussi autre que la langue, présence dans la langue, à travers, d’une réalité extra langagière qui pourtant parle ou est parlée, écrit ou est écrite. C’est en même temps que le poème, dans son existence, dans sa condition de possibilité, s’annule ou se détruit en tant qu’œuvre de langage, ne se montre que détruit, se détruisant, exhibe son propre écart à ce qui le constitue – la langue, la parole – faisant signe vers autre chose, signe d’autre chose en lui qui est différent de lui, de l’équilibre de la langue, de son ordre – autre chose indissociable des mots ou de la syntaxe et qui ne peut exister que dans cette construction-destruction langagière. Blanchot, au sujet de Celan : « des mots désormais associés, joints pour autre chose que leur sens, seulement orientés vers –. Et ce qui nous parle, dans ces poèmes le plus souvent très courts où termes, phrases semblent, par le rythme de leur brièveté indéfinie, environnés de blanc, c’est que ce blanc, ces arrêts, ces silences ne sont pas des pauses ou des intervalles permettant la respiration de la lecture, mais appartiennent à la même rigueur (…), une rigueur non verbale qui ne serait pas destinée à porter sens, comme si le vide était moins un manque qu’une saturation, un vide saturé de vide ». Paul Celan : « le bâton fait silence, la pierre fait silence, et le silence n’est pas un silence, pas une parole n’y est tue, et pas une phrase… ». Et Lacoue-Labarthe : « L’interruption du langage, le suspens du langage, la césure (la « suspension rythmique », disait Hölderlin), c’est donc cela, la poésie (…). La poésie advient là où cède, contre toute attente, le langage ».

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Chez Samuel Beckett, au centre de celui qui parle, il y a celui – cela – qui ne parle pas, qui ne peut pas parler, au centre, dans le noir, un animal, un être immobile et muet, muré dans ce silence qu’il est lui-même, « Crâne seul dans le noir lieu clos » – paralytique, aphasique, fantôme ou entité qui ruine la langue, faisant lever les forces de voix silencieuses, à la limite d’un silence qui troue et déchire les lambeaux du discours vivant de ce qui le détruit – son dehors. Dans une lettre, Beckett écrit : « Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d’un seul coup, nous devons au moins ne rien négliger de ce qui peut contribuer à son discrédit. Y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter à travers ». Et dans une réponse adressée au compositeur Coester, S.B. précise : « il s’agit d’une parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence, et d’y renvoyer ».

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Un autre du poème, dans le poème. Le silence n’est pas une pause dans le discours, mutisme, aphasie, bégaiement. Ce n’est pas une langue balbutiante, désordre opposé à la langue. Si le texte poétique apparaît comme bégaiement, phrases trouées interrompues, parataxe, il est aussi habité d’un mutisme plus profond, « silence dans les mots » (Deleuze) qui n’est pas à partir de la langue ou en simple contradiction avec elle. Il s’agit, bien que cela soit donné par la langue, d’un réel non langagier, plus silencieux que le silence – la langue devenue impossible, détruisant sa possibilité, impossibilité de la langue autant que du silence. La langue n’est plus, la réalité libre qui existe ici est celle d’une étrange aphasie, prise dans une autre puissance, livrée à sa propre force – « their flowers / of stone are / silently singing / a song more silent / than silence » (Cummings).

Dans les textes de Cummings, la langue apparaît comme une matière hétérogène. Elle n’est pas un système homogène qui serait après coup et comme accidentellement rapporté à des éléments extérieurs et perturbateurs : le langage est hétérogénéité, moins différent d’autre chose (le monde, le réel) qu’en lui-même différence ou différentiation. L’hétérogénéité ne concerne pas d’abord le rapport de la langue et du monde, du signifiant et du signifié, du signe et du référent. Le langage poétique est moins différent de quelque chose qu’en lui-même différence, différentiation. C’est dans la langue que l’hétérogénéité est première : chaos d’une matière multiple et non unité d’un système signifiant – hétérogénéité, rhizomes, disjonctions, connexions mobiles…

Cummings juxtapose – impose – volontiers à l’anglais des idiomes étrangers : grec ancien, latin, français, etc. Cette pluralité linguistique correspond à l’idée que la langue n’est pas un système, chaque langue incluant des blancs, des manques, des trous dans lesquels une langue étrangère peut venir se loger. Il ne s’agit pas de combler le manque, de cimenter la brèche pour achever le système et lui donner l’unité, la stabilité manquantes. Les blancs dans la langue – comme, dans les poèmes, les espaces blancs aménagés dans l’organisation typographique du texte – ne sont jamais remplis, au contraire, ils sont ce qui rend possible l’introduction de corps étrangers qui ne cessent d’être étrangers et se rapportent à l’anglais en tant que tels. Lorsque Cummings écrit : « she cannot read or write, la moon », il souligne, par l’utilisation de l’article français – ou italien, ou espagnol, ou les trois en même temps –, le caractère féminin de la lune, sa possession d’un sexe, ce que ne permet pas l’anglais (moon n’est pas féminin mais neutre, it). L’intention n’est pas de préciser, de compléter ou de clarifier, mais d’introduire dans la langue ce dont elle ne parle pas, d’exprimer ce qui n’a pas d’existence en anglais, par la greffe d’un élément qui demeure hétérogène à la langue constituée (Cummings aurait pu utiliser une périphrase pour exprimer en anglais la féminité de la lune). De ce point de vue, la diversité des langues implique l’imperfection de chacune d’entre elles, mais l’imperfection ne se mesure pas en référence à l’idéal d’une langue unique et totale qui, par delà chaque langue, ne manquerait de rien, serait à même de dire la totalité de ce qui est, c’est-à-dire la vérité. Les langues sont et demeurent un archipel, une multiplicité de différences, leurs rapports ne pouvant être que disjonctifs.

La typographie va dans le sens de cette disjonction essentielle de la langue, un anti-système à travers l’espace disjonctif de la page. L’emploi de langues étrangères introduit des disjonctions. Cummings ne cesse de multiplier les différences, de disjoindre ce qui semblerait homogène, faisant par là-même apparaître de nouveaux rapports : une langue est une multiplicité ; un mot juxtapose une série d’éléments hétérogènes (minuscules/majuscules, voyelles/consonnes, etc.) ; la ponctuation devient autonome ; l’écrit et l’oral ne sont pas des usages différents d’une même langue mais recouvrent deux langues distinctes : « Ce n’est pas du tout de l’anglais ». C’est l’idée même de langue, entendue comme système homogène, en équilibre, qui est ruinée – ce n’est pas du tout une langue…

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Il faudrait parler autrement, la poésie parle autrement : un travail de la langue, un style. Parler autrement, c’est-à-dire aussi parler autrement que parler, ne pas parler, écrire-ne-pas-écrire…