Un chien loup blanc sale, des poubelles. Des poubelles, un chien loup. Irruption du chien loup sale dans les poubelles. Des poubelles en rase campagne. En Grèce. Sur une île en Grèce. Depuis les poubelles, le point de vue donne sur l’ouverture du golfe Saronique et sur le Péloponnèse. Un chien loup en rase campagne grecque et, derrière, des étendues de mer bleu gris et, en face, les reliefs montagneux du Péloponnèse.
Ciel nuageux, froid, blanc sale. Blanc sale. Chien loup blanc sale. Il fait froid. Il fait une fourrure de chien blanc sale. Sale gros chien loup, que fais-tu là ? Il y a toujours des chiens en rase campagne grecque mais ici non, d’habitude. De gros chiens loups. En ville surtout, toujours des chiens sans maître. Des chiens abandonnés, tout sales. Des chiens tout tristes et avec de bons gros regards humains. Je suis avec mon sac d’ordures à la main devant un gros chien loup blanc sale abandonné qui se trouve derrière les poubelles. Surprise. Le chien loup et ma pomme, yeux dans yeux. La peur. Tout de suite la peur. La peur déferle. Le chien va mordre. Déjà j’imagine ses crocs de chien qui n’a plus rien se refermer sur mon mollet qui a une maison. Stupeur. Deux vivants pétrifiés de peur. Je balance le sac d’ordures dans la benne. Et je fais demi-tour en courant. Le cœur battant la folie. Le chien me poursuit, me veut. C’est sûr, le chien vient. Dix mètres en courant le cœur battant et je fais un stop pour regarder le chien, voir où il en est. Il est comme moi, le chien. Il en est au même point. Il a couru dix mètres à l’opposé de moi et s’est arrêté pour voir où j’en étais. C’est diabolique d’avoir eu peur du chien loup tout triste, et c’est diabolique que le gros chien loup ait eu si peur de moi si petite. Ils ont dû le battre avant de l’abandonner sur l’île. En plus, je le sais, les chiens sans maître, abandonnés, tout tristes et tout honteux d’être sales, sont les plus gentils, les plus humains. Je tremble. La peur est revenue. Une autre peur. J’ai peur. Tout le temps peur, tout le temps j’ai peur. Un chien. Des ordures. J’ai peur. Je tremblote de partout. Une autre peur, c’est sûr, a remonté mécaniquement à la vue du chien blanc sale tout triste. Je n’ai pas trouvé le temps de crier. J’ai eu peur de crier. Peur de crier. Peur. Peur sur la ville. Peur sur les campagnes. Pas trouvé de crier. Le cœur battant des heures après. Putain de cœur battant comme ça. Putain de peur de crier. C’est le 31 décembre 2015. Je suis en Grèce sur l’île d’Egine. Ils nous ont mangé – je pense ça. Les cannibales de l’Union Européenne nous ont mangé tout crû. Le 31 décembre 2015, c’est la fin d’une année qui a vu la mort de nos espérances de gros naïfs de sales Grecs. Je ne suis pas grecque sur ma carte d’identité mais je suis grecque depuis le jour où j’ai posé le pied ici. Ils nous ont bouffé l’espoir, voilà ce que je pensais pendant que j’allais aux poubelles. Je pensais même à tuer. Tuer Tsipras, tuer Varoufakis. Tuer Merkel, Schaüble, Lagarde, Hollande, Moscovici, Dusk, Sapin, Draghi. Tuer ces personnages lugubres qui ont méthodiquement assassiné nos espoirs de liberté, de vie. Nos espoirs d’enfants. Tuer et retuer ceux qui ont menotté nos peuples en nous. Ceux qui glissent en berlines à vitres fumées sur l’asphalte. Ceux qui rigolent tout le temps aux informations télévisuelles quand ils se serrent la pince à Bruxelles ou ailleurs devant des hordes de photographes. Ceux qui vivent proprement, qui se font servir tous leurs repas, qui se lavent bien les mains, qui boivent de l’eau en public, qui font des déclarations dans des salles climatisées gardées par des services d’ordre. Ceux qui disent il faut nous réformer. Bande de croque-mort. Les tuer, faire couler leur sang sur leurs costards, tacher leurs costards, et bousiller leur sourire de croque-mort. Arrêt sur image du sourire. lI y a un an, j’avais de l’espoir qui dégoulinait de ma gueule comme du sucre et ils ont tout léché, sucé. Reste plus rien. Même plus de haine, même plus du dégoût, seulement rien. Ou une benne à ordures où ont été jetées les charognes de nos espoirs pourris. Face aux poubelles, quand le chien sale blanc loup triste a surgi, je pensais à tuer, comment tuer et puis non je pensais ça sert à rien. A rien. Ce sera toujours pareil. Ça sera ça, les massacreurs d’espoirs en costard qui prendront la terre, qui la pourriront, la saboteront. Tuer ou pas tuer, that is the question. Un grand blanc. Où est parti le chien blanc sale ? Revient un chien d’avant, un très vieux chien. Une très vieille image. Quand j’étais petite. Toute petite. Je ne savais pas encore écrire. Je ne savais pas encore lire. Il y eut un chien et une gardienne. Il y a eut la maison de la gardienne d’enfant. Il y eut là une chambre bleue. Une chambre toute bleue et très grande. Très, très grande. Parce que mon corps était tout petit. Petit, petit. Il y avait un garçon là. Je ne sais pas. Un adolescent quelque part. Il y a ma petite sœur qui ouvre la porte de la très grande chambre. L’image s’est fixée dans une anamnèse psychanalytique de 1991. Une porte s’ouvre et se referme. La petite sœur ne veut pas voir quelque chose qu’elle a vu en ouvrant la porte. La petite sœur n’a rien vu. La petite sœur n’a rien voulu savoir. Il y a un grand blanc. Tout est blanc, ou disons tout devient rien. Je suis toute petite. Il y a un chien quelque part dans un jardin et quelque part un garçon dans une chambre. Un adolescent. Je ne saurai rien. Ça se passe. Il se passe une image blanc fixe, sans rien, avec un chien et plein de peur. C’est fini. C’est arrêté dans le temps. Une image manque. Je suis là, ramassée là, rencognée dans l’image. Arrêtée sur image. Juste après que la petite sœur ait ouvert une porte, je ne vois plus rien. Un grand blanc. Quelque part un chien aboya. Un chien de voisin. Un voisin avait un chien. Un voisin chien. Le garçon s’approche. Toujours il s’approche. Il arrive. Il aborde. Il va mordre. Le chien aboie. La petite sœur ouvre la porte et voit. Et elle referme la porte. Je suis là. Il ne fallait pas voir ça, peut-être pas. Elle ouvre et referme la porte de la grande chambre bleue où je fais la sieste avec mes grands yeux bleus ouverts. Je ne fais pas la sieste, sinon elle la ferait aussi. Ou bien elle venait la faire elle-aussi. Et elle a reculé pour ne pas déranger. Je suis dans la grande chambre bleue. Toute seule dans la grande chambre bleue comme celle de Paulina 1888. Un garçon, un chien. Un adolescent. Toujours c’est là. Je suis là. Auprès des poubelles en pleine campagne dans une île de Grèce, le chien m’a regardé et a eu peur de moi. J’ai eu peur du chien. Mon corps a eu peur du chien. Mon corps est parti en live. J’ai trembloté, retenu les larmes puis lâché les larmes au retour sur Athènes, retour pour la fête du réveillon chez mes amis. Lâchez les larmes. Lâchez les chiens. Ouvert l’ordinateur et commencé à écrire ce que j’écris là. J’ai pleuré. Longtemps pleuré. Je pleure. Le chien n’était pas agressif. Le chien était peureux. C’est le 31 décembre 2015 et je veux tuer. Cette émotion-là remonte là maintenant. Chienne, elle ne me lâche pas. Je vois le chien, un bon gros chien, rien de méchant. J’ai appris les chiens depuis. Les chiens sont bons. Toute petite, les chiens me faisaient très peur. Maintenant c’est fini. Mais celui-là en rase campagne, il me pétrifie. Il prend peur de ma pétrification et s’enfuit. J’ai fait peur au chien loup. J’entends un chien qui aboie. Il aboie. J’entends ma peur du chien. La peur avec l’aboiement du chien. Tout près du garçon, il y a un chien. Pas tout près, mais quelque part. Il y a un chien qui fait peur à une petite fille. La petite fille a peur d’autre chose que du chien mais l’aboiement du chien en même temps que la chose qui arrive se collent pour toujours en une image où l’aboiement du chien devient l’image de ce qui arrive. Il arrive un grand blanc sale. Le chien devient l’image du grand blanc sale. Quelque chose qui mord. Qui troue et mord la mémoire de la petite fille. Il lui arrive que quelques instants de vie disparaissent de sa tête. Ce n’est même pas de l’oubli. C’est une morsure dans sa mémoire. Et le coup d’éponge qui suit sur la plaie de la morsure. Juste l’aboiement d’un chien. Un coup de non-savoir pour toujours. Puis un coup de chiffon. Et on passe l’éponge. Je ne saurai jamais. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je veux oublier le coup d’éponge, le chiffon. Je voudrais redevenir une petite fille qui n’a pas entendu le chien, pas vu l’adolescent, pas connu la chambre bleue trop grande pour son corps tout petit. Personne n’a vu, même pas moi. Je n’ai rien vu. Comme ma petite soeur, je n’ai rien vu, rien voulu voir ni savoir. Il n’y a plus qu’un blanc, qui est revenu sous la forme d’un blanc sale dans l’anamnèse psychanalytique de 1991. Un blanc sale qui est la mémoire de l’effacement. Tant de choses furent oubliées, tant et tant disparaissent comme les morts dans la terre se décomposent, mais celle-là fut gardée en mémoire sous la forme de son effacement. Excision de mémoire privée de décomposition. Placement dans le bocal à formol de l’effacement. Je garde en moi le geste de l’effacement. Le bruissement faible du chiffon, l’humidité du coup d’éponge. La marque. Sans cesse cela efface en moi quelque chose. Comme une tache à effacer sans fin. Mouillure et chiffon sec. La tache qui ne part pas. Va-t-en, tache. Puis non, c’est trop tard. Elle est là, incolore, immatérielle. Immortelle. Une tache fantôme. Une trace somnambule. J’écris cette trace. Je deviens cette trace. Je deviens le chien. Je deviens l’adolescent. Je deviens celle qui aime dans cette chose fantomatique. Passage. L’inconnu comme une ombre qui me passe dessus. Pâleur de l’ombre qui efface tout, qui m’efface. Une toute petite fille dans une toute petite banlieue parisienne, toute seule, dans un tout petit coin, disparaît plusieurs minutes de la terre. Où ? Nulle part. Elle est nulle part quelques minutes et le nulle part entre en elle pour toujours. Et en face d’elle, un fantôme d’adolescent tout seul qui regarde une toute petite petite fille aux grands yeux bleus. C’est dans la chambre bleue. Un chien aboie. Tous les chiens aboient. Et tout commença. Tout meurt en silence. Et tout recommence en secret. La petite fille est trop petite. La petite fille regarde ça comme un grand mystère, comme toutes les horreurs des contes de fées et des merveilles de l’effroi. Tremblement des désirs non voulus. La porte s’entrouvre et la petite sœur regarde quelque chose et referme vite cette sale petite porte. La petite sœur dira qu’elle n’a jamais rien vu. Elle oubliera. Elle oubliera tout plus tard. Elle deviendra celle qui dit qu’elle ne vit que dans le présent. Elle n’a pas vu. Elle ne verrait point. Elle ne se rappellerait de rien, donc. Elle resterait enfant. Une femme-enfant. La porte se referme et l’image devient un trou blanc. Il n’y a pas de souvenir. Je ne me souviens de rien. Juste un soupçon persistant après l’anamnèse psychanalytique de 1991 qui ramena la chambre bleue. Je ne saurai jamais. C’est ça, ce non-savoir certain. En 1987 je fis le vœu un soir d’été de perdre ma virginité. A vingt-et-un an, toujours sans cette expérience-là, quelle nullité. Pas d’envie précise, pas de désir précis, juste ma pétrification amoureuse, complètement sentimentale, mais rien. Le premier venu après quelque boisson fit l’affaire. Et il n’y eut pas de sensation. Il n’y eut pas de sang non plus. Pas de sang. Non plus. Rien. Ni mal ni bien. Rien senti du tout. L’autre vint dans une image manquante, un grand blanc, un site dérobé, un coin sans haine, sans amour – nulle part. De virginité il n’y en avait point. On a fait ça la nuit sur une plage, ni vu ni connu. Pas de sang. Ouf. L’autre comme ça n’a pas peu savoir qu’il était mon premier. Ou il ne l’était pas ? Une petite fille arrêtée devant une porte qui s’ouvre et se ferme, pendant qu’un chien aboie et qu’un adolescent quelque part se tient. Un adolescent. Une petite fille sans haine, sans amour, juste de la peur. Tremblement de la peur, des os, des lèvres, des yeux. Et le blanc coup de chiffon dans sa mémoire. Beaucoup plus tard, la petite fille devenue jeune fille est demie-nue sur un tapis de coquillages, sur une plage bretonne à marée basse, curieuse de savoir ce que tous se veulent qu’elle n’a plus. Un sexe. Un cœur. Un désir. Un corps. Une vie mortelle. Une histoire de vie. Il n’y avait pas eu dans la tête de la petite fille de méchants ni de gentils. Il y avait eu des forces, des choses, des trucs difficiles à comprendre, des trucs effrayants, de la vie. Elle n’avait pas eu les défenseurs, pas les hommes avec elle, elle avait été toute seule, elle avait compris et d’ailleurs de quoi se défendre ? Courage, courage, les petites filles sont pleines de courage. Comme certains peuples. Elle serait courageuse pour toujours et, là, elle était devenue forte, la petite fille. Plus rien ne pouvait la tuer. Elle serait seule à toujours. For ever. Για παντα. Elle ne savait pas ce qui était arrivé. Elle ne saurait jamais. Cela ne compte pas. Tout le même, la mère la retira elle et sa petite sœur de chez la gardienne, au motif que les deux petites y pleuraient beaucoup trop. Je ne saurai jamais. Mais après que le chien a aboyé près des poubelles d’Egine, en Grèce, quarante-cinq ans plus tard et que j’ai tremblé toute la journée, pleurant en cachette, au bout d’un moment, je me suis dit que ce n’était pas logique, qu’il fallait procéder à un petit travail d’analyse pour ramener l’événement à ses proportions et la première image qui me vint, que le chien me fit revoir, ce fut celle dans l’enfance de celui qui aboyait et qui était celui des voisins de notre modeste pavillon de location à Epinay-sur-Orge. Ce chien faisait faire des cauchemars à ma petite sœur tels, que la nuit nous étions réveillés par ses terreurs et nous nous réunissions autour d’elle pour la rassurer. Et depuis cette image-là, l’autre image retrouvée lors de l’anamnèse psychanalytique de 1991, celle de la grande chambre bleue chez la gardienne et dont ma petite sœur ouvre la porte, puis la referme en ne voulant pas voir. Scène primitive. Scène énigmatique. Inénarrable. Lors de l’anamnèse psychanalytique de 1991, d’autres scènes sont revenues. En fait, toute mon enfance m’est revenue en quelques séances. En 1991, avant l’anamnèse, avant la psychanalyse, je réalisai un matin que je ne me souvenais de presque rien. Seulement de la route en voiture pour aller à l’école de Sainte-Geneviève-des-Bois, quand maman nous emmenait ma sœur et moi à l’école avant d’aller travailler dans un lycée. Et cela, parce qu’après le déménagement dans la maison de La Baule, chaque soir, avant de m’endormir, je m’exerçais à refaire ce chemin de mémoire, à me souvenir du chemin, de tel immeuble, de la maison de la gardienne devant laquelle nous passions. Puis je ne me souviens plus, sinon des broussailles du bord de la route qui longeait une voie de chemin de fer et de la grand-rue de Sainte-Genviève-des-Bois, qui tournait au coin du parc, derrière lequel étaient l’école primaire et en face le collège. Le blanc avait tout mangé. De plus rien, sinon aussi ma chambre et l’étage du pavillon que nous habitions. Mes parents louaient cet étage à un écrivain espagnol, réfugié du franquisme, qui habitaient au rez-de-chaussée. Monsieur Sauret. Quand je dis que je ne me souvenais de plus rien, cela veut dire que me manquait l’image de mon père, de ma sœur et de ma mère. Ou plus que leur image, les sensations que j’avais eues près d’eux. Tout était en blanc. Lors de l’anamnèse psychanalytique de 1991, sont remontées beaucoup de scènes, dont l’une explicitement sexuelle, avec mon père. Un fantasme. Parce que tout y était, l’image de la scène était précise, très honteuse, mais très précise. Elle est remontée comme si elle s’était vraiment passée, mais elle n’était pas possible. C’était l’été, à l’heure de la sieste, et mon père me faisait quelque chose, de sexuel, mais pas quelque chose de réaliste. Ce n’était pas possible parce que dans le fantasme, je le dominais. Et je n’imagine pas un père céder au caprice sexuel de sa fille de moins de cinq ans. Quand j’y repense, cela ne me fait rien sinon rire. En revanche dans la chambre bleue, il n’y a pas d’image sexuelle. Remontent encore et toujours quand la porte s’ouvre et se referme, de nulle part, des larmes, un tremblement, un saisissement, quelque chose d’inexprimable, beaucoup de honte, de l’impossibilité de témoigner. C’est sans doute depuis là que ma main s’est mise à écrire, que tracer des lettres noires sur du papier blanc m’a fasciné. Que le germe de l’écriture a poussé. Que l’obsession de l’écriture ne m’a plus quitté. De 1991 à 2008, j’ai tout noté dans des cahiers, tout écrit à la main d’abord, des kilos de pensées. Obsession : me souvenir plus tard. Les cahiers sont maintenant en Grèce, au Pirée, avec moi. Ils forment un petit pays de mémoire, mon pays, ma mémoire, qu’elle ne s’efface pas, sinon avec le temps, le temps qui délave l’encre, mais celui-là n’est pas grave. C’est le temps d’une vie. On fait son temps. L’obsession là est de combattre la tache de blanc, la tache, le sale blanc du coup d’éponge qui crée du nulle part. Obsession regarder, regarder beaucoup de théâtre. Obsession d’exercer mon regard à tout voir, presque comme une chouette, à 360. Je suis devenue très forte à force d’entrainement. Je me suis entrainée vingt ans, dans les théâtres. Je peux voir arriver une action sur un plateau, alors que les autres spectateurs sont encore sur la précédente. Ma tête se tourne instinctivement et je la vois arriver. Parfois je vois sans regarder. Je vois à travers le regard. Je me laisse regarder par la scène et la scène se reflète en moi. Et elle laisse son empreinte. Après, quand j’écris sur ce que j’ai vu, il me suffit de me souvenir de l’empreinte sensorielle qu’a laissée la scène pour la revoir dans le détail. Écrire, regarder, m’exercer à bien regarder pour écrire ensuite ce qui s’est passé, pour écrire ce que cela m’a fait. Et parallèlement vingt ans de psychanalyse à partir de la bibliothèques d’images remontées lors de l’anamnèse de 1991, tout cela comme des batailles livrées pour ne pas glisser dans le grand blanc, pour retrouver un cœur, un sexe, un désir, une histoire de vie. J’aime ma blessure maintenant, je l’embrasse comme ma mort à venir, j’aime ce grand blanc. Pendant six ans, j’ai occupé à Paris un petit appartement que j’avais fait tout blanc jusqu’au parquet que j’avais installé. Tout était blanc, avec des étagères en plexiglas, des rideaux et des draps blancs, de la vaisselle blanche, des verres transparents, des bibelots que j’avais REPEINTS en blanc comme le petit chat de porcelaine, ou la ferronnerie du balcon. J’étais dans la folie du blanc. Je m’habillais en blanc une fois chez moi. Mon briquet était blanc. Mon macbook était blanc. Le bureau design en acier peint était blanc. J’avais même acheté un petit chien en peluche blanc. Ben voyons. Cela faisait un peu clinique, un peu white cube, un peu cocon. Seuls les livres faisaient des taches de gris, de bruns, de noirs, de blanc crème et un peu de rouge pour les titres des Gallimard. Et le Paulina 1888 exposé avec à l’intérieur Paulina dans sa grande chambre bleue. Et les photos aussi que j’avais punaisées dans le couloir, dont celle de Hervé Guibert découpée dans une revue. J’écrivais en blanc avec les livres à côté. J’écrivais à blanc. Je cherchais le livre. Je trafiquais. Je frottais la tache. Je ruminais le grand blanc. La chambre bleue. Plus belle, tu meurs. Que j’embrasse la tache. Maintenant, oui, j’aime ça. En 2009, j’ai cessé de tenir mes cahiers. Le livre est arrivé. Pas tout à fait. Il ne cesse d’arriver, comme dans la chambre bleue la porte qui se cesse de s’ouvrir et de se refermer, avec ma petite sœur qui se retire sur la pointe des pieds. Enfin j’imagine. Le blanc en blanc n’existe pas. Le blanc veut des images. Le blanc engendre des fantômes. Des sans-titres.
