Deleuze et nous : entrées pour une lecture par les bords et le milieu par Juliette Mézenc

Juliette Mézenc © Jean-Philippe Cazier

Casier du lycée : Je l’ai découvert assez tard, au fond de mon casier de prof en « lycée sensible », sous la forme de mauvaises photocopies que j’ai lues entre deux cours, une fesse sur une chaise puis les deux, puis la salle des profs a disparu. Il s’est mis à me parler, ce type me parlait à moi, il avait écrit ce texte exprès pour moi et quelqu’un, un Hermès de salle de profs, l’avait photocopié et mis là dans mon casier, à mon intention, sa parole m’était exclusivement adressée, comme ce fut le cas pour tous les livres qui m’ont marquée, cette conviction qu’ils ont été écrits à mon adresse (et que d’autres ressentent la même chose pour le même texte ne fait bien sûr que renforcer l’idée qu’un grand livre est un livre qui ne parle pas à tous mais à chacun et à peu. Combien dans ce monde sommes-nous à avoir lu Rimbaud en dehors du « Dormeur du val » et de l’école ? Un pourcentage serait ici utile à ma démonstration).

Écrire avec : J’écris avec Deleuze, il fut tout un temps où je ne savais pas que j’écrivais avec Deleuze mais je sais ceci : j’écrivais avec Deleuze avant de lire Deleuze.

Olivier Cadiot disait récemment de lui qu’il était un « coach d’écriture ». Il le disait à la radio et avec le sourire, dingue tout ce qu’on voit en écoutant la radio.

Pour ça que les écrivains lisent Deleuze, parce qu’il fait écrire.

Bien sûr, il y a ce qu’il dit de l’écriture, de la langue d’un écrivain, cette langue forcément « mineure », si proche et si éloignée de la langue usuelle.

Mais c’est surtout qu’il le dit lui-même dans une sorte de langue étrangère, avec une manière bien à lui, que je ne comprends pas et que je comprends – tout comme à 10 ans je ne comprenais pas L’Idiot de Dostoïevski mais je lisais avec fièvre un texte fiévreux –, Deleuze écrit quand il écrit, il ne rédige pas de la philosophie, j’entends par là : il ne traduit pas en mots une pensée déjà pensée mais il pense en écrivant. Et cette pensée-là se fait en rythme, nécessairement, un rythme qui lui est propre. Il écrit quand il parle aussi, il écrit avec ses longs ongles dans l’air des formules poétiques.

Sa parole se déplie dans l’amphi de Nanterre, elle s’ouvre dans un bain d’étudiants et de fumée, il a une cigarette à la main et il a cette parole qui est déjà de l’écriture.

Il fait écrire parce qu’il écrit.

Et j’écris toujours dans l’élan d’une autre langue d’écrivain, avec ceux qui me parlent à l’oreille, ceux qui me mettent en branle.

Devenir : J’écris pour devenir, c’est LE verbe deleuzien, dans nos temps où il s’agit d’être une bonne fois pour toutes, identifié, fixé, de montrer patte blanche, uniforme et sans tache, une sorte d’identité solide, ce mouvement perpétuel de la vie que suggère le verbe « devenir » me donne de l’air.

Il rejoint mes lectures sur la mécanique quantique, sur le vide comme lieu neutre plein de possibles, de particules virtuelles, qui fait surgir puis reprend, réintègre, reterritorialise aussitôt des particules réelles, le chaos étant défini « moins par son désordre que par la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche (…). Le chaos, c’est une vitesse infinie de naissance et d’évanouissement ».

Deleuze, c’est une philosophie de la pulsation. Une respiration.

Paysages : Deleuze, c’est un paysage de rhizomes que le guide et les visiteurs à sa suite explorent dans Elles en chambre, chaque « chambre » d’écrivaines pouvant être lue comme un nœud du rhizome (je le découvre à l’instant en écrivant ces lignes), ce qui me renvoie illico au paysage de l’intérieur du corps de Guillaume dans Poreuse, succession de canaux et de cavités qu’il parcourt à la recherche d’une issue – et il ne passera pas la frontière de ses dents.

Paysage rhizomique aussi que l’on dessine en naviguant de site à site sur le web et que l’on retrouve en schéma dans un tout autre contexte puisqu’il s’agit du livre intitulé Multivers, d’Aurélien Barrau, l’arborescence de l’inflation éternelle, avec ses « boules de mondes » branchées les unes sur les autres, fonctionnant « finalement plus sur le mode deleuzien du rhizome (un réseau sans hiérarchie) que sur celui de la verticalité organisée des racines, du tronc et des branches ».

Deleuze c’est aussi une géographie, une carte avec quantités de territoires qui se plient ou se déplient, nous voici arpentant et arpenté, pris dans un vaste réseau de lignes qui nous traversent et se jouent des vieilles catégories du dedans/dehors, et voici comment « les mondes se déploient, divergent et se recoupent en nous et par nous ».

Rhizome, multiplicité, territoire et déterritorialisation, concepts que je vois aujourd’hui comme autant d’entrées dans les objets que je fabrique qui eux aussi se déplient, divergent et se recoupent en moi et en vous, des mondes que je fabrique dans l’infinité des mondes qui se créent sans cesse, mais comment rajouter à une infinité, questions gigognes, juste : participer à ce questionnement, à ce mouvement, être cet infinitésimal et y être bien, ne pas s’en affoler, en être plutôt, étrangement, laissant derrière soi l’angoisse et les blessures narcissiques, rassurée.

Deleuze : déjà le nom lui-même, aussi beau qu’Héraclite, Spinoza ou Nietzsche. Relire cette ligne à haute voix. Le pouvoir de séduction de ses mains ajoutées à son visage, séduisant (parce qu’il habite sa parole) mais pas séducteur (?).

Disparition : ce motif de la disparition ou plutôt de l’éparpillement… la façon qu’ont les figures humaines dans mes récits de se fondre, littéralement, dans la paysage… mais je me demande si ce n’est pas plutôt vers Foucault qu’il faudrait que je me tourne… L’intention ferme de réécouter cette conférence de Mathieu Potte-Bonneville qui m’a récemment ravie


Lire avec
: Je pense à ma dernière lecture de La fiancée de Makhno, de Liliane Giraudon, un texte grand-vivant, comme on en fait peu, c’était une seconde lecture, last but not least, et j’ai repensé plus précisément aux parcours de Laïka et du Siamois, à leur fuite qui n’est pas « renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite », à la façon dont Laïka court bel et bien sur cette ligne de fuite qui se transforme en ligne de mort avec la rencontre du magnifique Palenka Momo, « seul le soleil de son délire l’éclaire, c’est pourquoi toujours il se dirige comme une homme éclairé, infect dans ses habits rongés, raidis de crasse, suant de lumière basse, les larves collés aux dents (…). Il hurle maintenant mais sa voix se déchire et c’est un tissu de trous qui vocalise dans l’air », on pense à Artaud, à la fin. Et comment le Siamois, lui, semble avoir trouvé une voie pour continuer qui fait contrepoint à la rupture connue par Laïka : « Moi, j’ai choisi le camp des ombres. C’est l’ombre qui révèle la couleur, laisse entrevoir la mort déployée dans la vie. La mort en mouvement dans la vie. » Le siamois a choisi d’écrire, là où Laïka a pris peur, « mis sa tête dans un sac » à la vue de Palenka Momo. C’est en tout cas ce qui m’est venu à l’esprit.

Nous : parce que je est plusieurs et que ça fait longtemps que je ne cherche plus à unifier quoi que ce soit, que je ne cherche plus (mais l’ai-je cherché ? plutôt un vague fantasme, surement toujours un peu à l’œuvre) « ma voix » mais plutôt des formes qui puissent faire coexister des voix multiples et disparates. Le « et » plutôt que le « ou ». Nous sommes tous des baraquettes.

Récits : Avec le mot – du reste à coucher dehors mais passons – de déterritorialisation, Deleuze nous enjoint de quitter le territoire et zou le récit peut commencer, avec cartes et trajectoire vers l’ouest puisque « le véritable Est est à l’Ouest, le sens des frontières comme quelque chose à franchir, à repousser, à dépasser ».

C’est le fameux « Il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite je cherche une arme » de George Jackson qui sonne pour moi comme l’écho étrange et très exact de « La littérature est un bond hors du rang des meurtriers » de Kafka, hors du rang de ceux qui répètent le vieux monde, qui creusent le sillon déjà tracé, celui-là même que l’on est censé abreuver d’un sang impur… Une ligne de fuite est une ligne que l’on trace.

Alors OUI au mentir-vrai du récit, ne pas y renoncer sous prétexte qu’il est à l’œuvre dans le produit-roman, ne pas l’abandonner non plus aux story-tellers, aux tricheurs et manipulateurs, attelons-nous au récit, si subtil et si puissant, avec tous les « soupçons » nécessaires certes, on ne remerciera jamais assez Sarraute, mais n’abandonnons pas le récit, pour la simple raison qu’« on ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée ».

Vivre avec un philosophe de la vie et du mouvement, un penseur-artiste qui ne cherche pas à figer le monde, à le contenir dans de grandes structures qui engloberaient ce qui de toute façon toujours excède et échappe, vivre avec un artiste-penseur qui accepte de faire avec le vertige des mondes, juste : y frayer, y inventer, suivre en les traçant des lignes de fuite (et c’est très concret, dans les décisions que l’on prend de rester ou de quitter, dans une vie) (j’ai quitté trois fois des « emplois » plutôt confortables pour la situation hasardeuse d’« écrivain », Deleuze y est-il pour quelque chose ?) qui peuvent à tout moment se tordre en ligne de mort, mais que pouvons-nous faire d’autre ?

Juliette Mézenc a récemment publié : Elles en chambre, éditions de l’Attente, 2014, 140 pages, 15 €.