ABCdaire de Véronique Bergen.
Argerich (Martha)
Martha Argerich, son jeu chamanique, la musique entre en transe. Schumann, Ravel, Chopin ventriloqués. Le clavier brûle, les quatre-vingt-huit touches transmutent l’enfance en gerbes d’eau et de feu
Bifurcations
Quand on part avant d’arriver, quand on se grise de l’aléatoire, trois étoiles dans ses poches trouées.
Corps
Tant d’homonymes au corps qu’il migre dans des états post-anatomiques tandis que piaffent des tribus d’esprits en bandoulière.
Deleuze (Gilles)
Deleuze comme une corolle de concepts à l’épicentre des désirs. Une autre manière d’enfanter la pensée par son dehors, son impensable. Une meute d’orchidées et de bourdons dansant sur l’enfance des mondes.
Écrire
Pour gagner des zones d’être insoupçonnables. Courir plus vite que le mot.
Se lover dans la gueule du verbe.
Femme
La femme, on la cherche dans la nuit. À portée de sexe et de rires blonds. On pressent qu’elle monte à la surface de l’univers pour mieux s’ensauvager dans l’inaccessible.
Genet (Jean)
Pour ses roses plantées dans la chair du texte, sa sodomie du réel par l’imaginaire, sa poésie de la transgression sans retour, Divine, les vertus théologales des marlous, le pied de nez au monde immonde des honnêtes gens, le saut du funambule sur un alexandrin réinventé.
Hamlet
Qui détricote l’acte par la pensée érige l’hésitation au rang d’art. Hamlet ou comment hyperboliser le leurre : se présenter comme le héros de l’atermoiement alors qu’on ophélise dans l’extrême vitesse. Boire la folie du monde dans le crâne de Yorick. Dans les brumes d’Elseneur, attendre le spectre du spectre, enterrer le père dans le suaire du « words, words, words ».
I
La voyelle en laquelle vivre, qui contient toutes les autres. Une vamp fantasque, un lutin, une égérie, une activiste de la haute couture, une amante au corps svelte, une beauté qu’on maquille à l’aide des vingt-cinq lettres restantes de l’alphabet. Une luciole soluble dans aucune encre.
Je suis suffisamment multiple toute seule
La première personne est la dernière, entité lacunaire, farouche mirage qui prend le large, en quête de steppes an-égoïques.
Kafka (Franz)
L’attente de l’homme devant la porte de la Loi, les années. Seuls les poux franchissent le seuil qui n’est là que pour celui qui ne passe pas. Ne plus savoir ce qu’est une porte, un gardien.
Trouver un néant de dieu dans l’avatar de Grégoire Samsa.
Tremper la lettre K dans le yiddishland de l’arpenteur.
Empoigner la fiancée impossible et la lancer dans les noces de la neige et du père à la tête de qui j’envoie la lettre de Franz, mes missives qui la prolongent.
Lettre
Le plus curieux des bonbons qui ne fond pas dans la bouche et rend nyctalope. Un coin de non-être peuplé d’enchantements voraces.
Morsure
La feinte de présenter une première syllabe semblable à celle qui interrompt tout. L’endroit où la déchirure laisse filtrer le solaire.
Néant
D’où vient ce qui est. L’envers, l’endroit, le haut, le bas ? De quel brasier du rien ? Néant, en arrière de nous, en avant de nous, aboli par nul coup de dés. Trou dans la tête des dieux sauvages.
Opium
Langueur aiguisée où l’être bascule. Fleurs de pavot plantées dans la Voie lactée. Passeport pour venir sans repartir aussitôt.
Présent
Le temps qui n’advient jamais seul, grignoté par les effluves du passé, les visages du futur. Temps impossible de la madeleine qui réveille les strates du jadis. Temps de l’amour manqué en sa réussite.
Question
Ce qui arrive avant l’existence, ce qui traverse l’enfance, déchire les réponses, vole comme un chat abyssin. Vivre à dos de points d’interrogation à l’écart des grands discourants.
Ruban
Prier le ruban d’être plus que la somme du fil d’Ariane, du labyrinthe et du Minotaure.
Secret
Ce autour de quoi l’écriture gravite et veille. Les galaxies de phrases lâchées ne déferlent que pour le maintenir à l’abri. Celé dans le dire comme un caillou têtu.
Trace
La trouver, c’est perdre l’objet dont ne subsiste qu’une empreinte.
La traquer, c’est enterrer la proie dans la bouche hurlante de l’ombre.
Ulrike Meinhof
Avoir été jusqu’à l’extrême bout du pacifisme.
Avoir fait l’épreuve d’une illumination : en rester à l’insurrection non violente, à la mobilisation des mots, c’est faire le jeu d’un système fascoïde.
Avoir tiré la conclusion : faire taire momentanément l’arme du langage pour se rallier au langage des armes.
Avoir vu la révolution ressembler à ses ennemis.
Avoir été assassinée par le pouvoir dans une geôle de Stuttgart-Stammheim le 9 mai 1976.
Voix
La plus vibrante des caresses à distance, l’envoûtement des sirènes, celle qui nous transporte dans un Eden païen. Un cercle qui ne se détend en ligne.
Wedekind (Frank)
Pour Lulu, femme fatale, bombe érotique, origine brouillée, chaos sexuel, prénom perdu, identité implosée. Pour sa quête distraite d’un père-amant, son grand écart entre souci généalogique et pied de nez au triangle œdipien. Pour les hommes et les femmes qui tombent dans son trou noir. Son cri qui ricoche sur le couteau de Jack l’Éventreur.
X
Il se décline sous tous les registres. Fierté de l’abscisse, inconnue des équations, signe de multiplication, prière mathématique, marqueur des chromosomes sexuels, emblème sacramental, religion du porno et des stars-icônes du X, fétiche de Mallarmé, schibboleth enfoui.
Yourcenar (Marguerite)
Le temps long des civilisations, le combat de la liberté et des obscurantismes, le classicisme de la langue comme audace pour penser l’infini.
Zürn (Unica)
Vous ne m’aurez pas, je ne suis pas encore née, l’Allemagne nazie pourrit dans mes anagrammes. Aux habitants de la schizophrénie, je dis « non merci, ma psychédélie est trans-psychique ». Sous terre, je mange chaque mot de Sombre printemps. La poupée que ma mère a volée à ma naissance, c’est mon anti-moi multiplié par huit.
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Véronique Bergen a récemment publié Le cri de la poupée, éditions Al Dante, 2015, 246 pages, 17 € (lire ici l’article de Jean-Philippe Cazier)