Arno Bertina : Le démon de la fiction

J’ai appris à ne pas rire du démon (détail couverture du livre)

Arno Bertina écrit que J’ai appris à ne pas rire du démon est « peut-être aussi une biographie », celle du chanteur américain Johnny Cash. Mais, en même temps, le livre est une fiction, moins dans le sens où il s’agirait de produire une vie imaginaire de Johnny Cash, une vie « romancée », que d’extraire de cette vie ce que la fiction peut en extraire, qui ne peut être qu’écrit – d’atteindre le niveau où la vie est fiction, c’est-à-dire indétermination, mouvement, multiplicité, paradoxe.

La fiction serait une dimension de l’être, là où l’être s’échappe de lui-même et exhibe les mouvements obscurs qui le traversent, sans cesse le défont. La fiction perturbe la biographie, se situe au-delà de ses frontières, empêche la réduction de la vie à quelques coordonnées biographiques, celles du moi, de la conscience, des registres de l’état civil, tous les tribunaux de l’existence. La fiction concerne l’excès qu’est la vie, la vie comme excès, son inadéquation aux cadres établis et fixes, qui sont les cadres d’un pouvoir. La biographie devient bio-graphie, écriture de la vie, lorsque la vie écrit, ne peut être qu’écrite, écriture du devenir.

Le livre d’Arno Bertina s’organise en trois parties correspondant à trois épisodes particuliers de l’existence de Johnny Cash. La tripartition suit l’ordre de la succession chronologique (1954, 1965, 1995), mais cette chronologie échappe à la linéarité, chacun de ces épisodes montrant un Johnny Cash différent de lui-même, mal agencé avec ceux qu’il a été ou qu’il sera, tour à tour vendeur de Bibles admirateur d’Elvis Presley, toxicomane en manque enfermé dans une cellule de prison, survivant de sa propre vie trouvant l’énergie et l’occasion de nouvelles créations. La partition selon trois époques fait apparaître un Johnny Cash sans cesse autre que ce qu’il était. Ici la biographie sert moins à la saisie de l’identité du personnage, de sa cohérence et unité, qu’à l’évidence de leur absence au profit de différences, de ruptures, changements (« Moi j’ai d’abord été… autre chose, dans une autre vie »). Le temps n’est pas l’élément dans lequel, par-delà des variations relatives et prévisibles, l’unité du sujet persisterait et se manifesterait. Le temps est une ligne brisée, hétérogène et complexe, sur laquelle nous sautons de différences en différences, tantôt ceci et tantôt autre chose, sans cesse (« Ce n’est pas le nom d’une arnaque, Johnny Cash, c’est celui du temps qui passe »).

Dans le livre, l’existence de Johnny Cash est celle de vies multiples, où ne se manifeste pas une identité, où à l’inverse se disséminent des différences, selon le règne d’un devenir dont le tracé d’ensemble peut être désigné par le nom de Johnny Cash, à condition de préciser que celui-ci est moins le nom d’une personne que la signature d’une configuration singulière et multiple, mobile, divergente, chaotique. Toujours des vies dans une vie, des vies possibles et des possibles de la vie, des virtualités qui s’actualisent sans souci de continuité, d’unité, d’identification ou de cohérence globale, tout en conservant une part éternellement virtuelle, toujours relancée. Au lieu d’écrire la biographie de Johnny Cash, Arno Bertina esquisse une série de Johnny Cash possibles, existant selon une ligne de variations par laquelle Johnny Cash n’est pas, n’existe qu’en devenant autre, fantôme vivant ou vie spectrale, ce qui est la vie même.

Les trois parties du livre ne correspondent pas à trois récits racontant directement Johnny Cash, ne forment pas les trois moments d’un récit qui permettrait un point de vue globalisant et unificateur. Ces trois moments s’organisent chacun autour de la rencontre entre un narrateur, chaque fois différent, et tel ou tel Johnny Cash : celui qui vend des Bibles, celui qui subit les tortures du manque au fond d’une cellule d’un poste de police, celui qui est déjà presque mort mais est en même temps le plus vivant, créant certaines de ses meilleures performances. Ce dispositif permet à Arno Bertina d’interposer, entre lui et celui sur lequel – ou avec lequel – il écrit, des narrateurs qui multiplient les points de vue, introduisent des différences, des variations dans la définition impossible de ce qu’est Johnny Cash. Ces trois points de vue sont des multiplicateurs, leur juxtaposition, loin d’épuiser ce que serait le personnage, le laisse indéterminé, échappant à toute définition de lui-même.

Si ce procédé crée ainsi des lignes de fuite, il implique aussi une mise en question du récit, de son lien à la fiction. La fiction déborde le récit, le fragmente, le perturbe, le fait sauter d’un point à un autre où à chaque fois il recommence sans épuiser son objet, selon un temps qui est répétition et variation (« (…) des histoires tournant en boucle sur elles-mêmes jusqu’à s’écrouler ou exploser ; des forces, des spirales qui vous portent et vous transportent un temps, avant de vous jeter à terre, aucune d’entre elles n’étant à lire dans la continuité d’une autre ; ces histoires ne sont pas prises dans une logique, ce sont des forces ou des effondrements et non un récit »). La fiction et le récit ne peuvent qu’être en conflit, chacun présupposant des temporalités, des logiques différentes. C’est ce conflit qui traverse ce livre comme les autres livres d’Arno Bertina, et caractérise une des questions de la littérature dans ce qu’elle a de novateur.
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L’auteur indique également que « la ligne de basse » du livre est constituée d’éléments prélevés dans les deux autobiographies du chanteur ainsi que dans des fictions de Faulkner, James Ellroy, ou Eugène Savitzkaya. C’est qu’il est moins question de chercher des sources permettant de rédiger une biographie « informée » du chanteur américain, ou de rêver cette biographie, que d’élaborer un procédé qui, comme le précédent, introduit des intercesseurs entre l’auteur et Johnny Cash. Celui-ci apparaît à travers le prisme d’autres auteurs, d’autres fictions, comme il apparaît à travers le point de vue d’autres personnages, des narrateurs divers et changeants. Ces procédés créent des images multiples de Johnny Cash, multiplient les différences, produisent une fiction qui ne peut être qu’une série de différences, une sorte de cristal à l’intérieur duquel existeraient autant de Johnny Cash que de facettes. Le projet du livre ne serait pas de dire ce qu’est Johnny Cash mais d’en faire exister des possibles, de se rapporter au personnage de la fiction comme à une altérité irréductible, fuyant toute définition, toute identité à soi – construire un monde de points de vue différents, de rapports d’altérité, un patchwork infini de possibles, et le devenir qui traverse. Ce qui implique d’écrire avec, non pas sur ou à propos de, mais avec des intercesseurs, le personnage étant un intercesseur, un seuil vers des différences, une altérité vitale.

Dans le livre d’Arno Bertina, Johnny Cash est moins une personne qu’un ensemble de forces sans nom. Même si ces forces pourraient être nommées Dieu ou le démon, ou pulsion de mort, cette nomination ne serait qu’une façon de dire selon un point de vue et ne saisirait pas ce qui en soi demeure indéterminé et changeant. Johnny Cash apparaît à chaque narrateur comme une énigme difficile à définir, à dire, n’étant pas ce qu’il a l’air d’être, ce à quoi on s’attendait, toujours ailleurs et autrement. Ce nomadisme est ce qui le définit, en rend la définition impossible. Traversant les frontières, toujours sur la route, les frontières qu’il franchit sont aussi celles de l’être, de la mort et de la vie, du bien et du mal, du sordide et du sublime. Johnny Cash est nomade, c’est-à-dire qu’il n’est pas et éternellement devient, transformant les frontières en autant de seuils par lesquels ce qui semble séparé et contraire s’agence et passe l’un dans l’autre.

C’est ce que son être et sa présence produisent : chacun de ses interlocuteurs est aspiré dans un monde autre, passant d’un monde clos à un univers de différences, du confort relatif de l’identité aux mouvements d’un nomadisme général, du récit cohérent et maitrisé de son existence à un changement douloureux et joyeux – irruption de la fiction. Le nomadisme de Johnny Cash fait de celui-ci une altérité irréductible qui n’est pas seulement la présence d’un autre mais d’un autre qui devient sans cesse autre, présence d’un devenir qui par-delà la présence – une présence-absence – impose la force des seuils et des spectres, de la mort dans la vie et de la vie dans la mort. Dans le livre d’Arno Bertina, Johnny Cash est la force du nomadisme, celle de l’altérité : le nomadisme, l’altérité, le devenir, la fuite comme forces. Ce sont les forces de la vie qui s’impose, qui détruit, agence, qui perpétuellement crée.

Capture d’écran 2015-12-09 à 08.40.14L’altérité implique donc l’altération, le rapport d’altérité n’étant possible qu’à l’intérieur d’un agencement où l’autre n’est pas face à moi mais à travers moi, un moi qui est déjà un autre (« Le moi est une fiction chantait Johnny, et les fantômes parcourent le ciel comme des possibles »). C’est comme une force qui altère que la singularité nommée Johnny Cash – qui est le nom d’une fiction plus que d’une personne – traverse le livre, emportant ses interlocuteurs, le récit, l’écriture à travers des seuils sans cesse ouverts. Cette puissance ne peut que mettre en échec le pouvoir, son ordre qui fonctionne par frontières, « identités certaines » et identifications, selon un temps linéaire où revient toujours le même : « J’avais honte de me présenter à lui en ayant autorité sur lui, un pouvoir, j’avais honte de ce pouvoir et touchais ce soir-là une limite ».

Dans la première partie du livre, Johnny Cash est un vendeur de Bibles, employé d’une entreprise qui pour être religieuse n’en est pas moins d’abord une entreprise pour laquelle il faut vendre, faire de l’argent. Le discours du bien nommé « chef des ventes » (l’argent et le pouvoir étant ici liés) est un discours de pouvoir, énonçant la nécessité de contraindre à l’achat, de forcer la main des acheteurs potentiels, pour assurer le « business de la Bible » (entreprise religieuse, commerce sans morale). Si Johnny Cash est alors au service de cette entreprise, comme il sera plus tard, dans la troisième partie du livre, au service d’un autre businessman de la Bible, le pasteur médiatique Billy Graham, il est en même temps celui qui l’enraye par le silence dont il est porteur, par le rythme différent qu’il impose au langage, aux gestes, aux regards : « Son corps est tenu par le formateur mais je sens qu’il s’est soustrait en maitrisant le rythme et les paroles. Il s’est replié, retiré comme de l’eau ou du sable à l’intérieur de lui dans un endroit que le chef ne tient pas ».

Au formatage des corps et esprits, au rythme que le pouvoir impose aux choses, aux êtres, aux discours, Johnny Cash oppose sa ligne de fuite et un autre rythme, la résistance au pouvoir étant une affaire de fuite et de rythme, ce que le chanteur et musicien produira sous d’autres formes : le nomadisme multiplié sur les routes des États-Unis qui, par le mouvement, ouvre des brèches dans la géographie normée du pouvoir, qui est aussi celle des identités, transforme les frontières en seuils ; le rythme de sa musique et ses paroles ; l’ambiguïté fondamentale qui imprègne sa présence ; l’ambivalence qui rend son existence insaisissable… Et, dans la première partie du livre, Johnny Cash est aussi celui qui ouvre le narrateur au monde du rock qui a pour nom Elvis Presley, jeune musicien qui par le rythme de sa musique noire et de son corps déchaine le chaos à l’intérieur du temple de la consommation, de l’argent et du pouvoir…

Johnny Cash est ici le nom de ce qui défait le pouvoir, celui de la fiction qui défait l’être, l’être étant un effet et un moyen du pouvoir (et inversement). Il demeure The Man in Black, sans identité, habité au contraire de tous les possibles, par-delà ce que le pouvoir peut saisir, même lorsque le personnage se compromet de la façon la plus servile avec lui, apportant le chaos dans les prisons où il donne des concerts (« Tu t’en prends à l’autorité CHEZ ELLE ! »), défigurant le visage de l’Amérique blanche, religieuse, dominatrice, adoratrice de l’argent.

Si le personnage implique en lui-même le nomadisme et l’altérité, c’est aussi parce qu’il est pris dans un rapport d’altérité avec des forces qui le dépassent et commandent (« Dieu décide »), forces qu’il appelle Dieu ou Diable, qui sont en réalité les forces ambigus et multiples de la vie. On pensera à la célèbre nouvelle de Fitzgerald, La fêlure, où « Toute vie est bien entendu un processus de démolition », où il s’agit autant de créer que d’une immolation de soi-même (« Il parle pourtant dans ses chansons d’une ligne qu’il suivrait, force qui va en s’effondrant »). On pensera à Jack Kerouac, nomade incessant à travers les frontières et les routes qui étaient en lui et hors de lui, qui ne s’y connaissait pas moins en immolation de soi.

Hubert Selby Jr Le DémonOn pensera à beaucoup d’autres possédés de la littérature : Virginia Woolf, Hubert Selby Jr (auteur, d’ailleurs, d’un livre intitulé The Demon), Burroughs, Ginsberg, H.P. Lovecraft…
On pensera à Jésus-Christ, ontologiquement possédé et nomade, traitre à tous les ordres de l’être et du monde, dont les initiales sont celles exactement de Johnny Cash…
On pensera aussi à cet autre personnage tout autant ambigu et énigmatique qu’est Socrate, et à son « démon » – le daïmon – qui commande, interdit ou pousse à rompre avec le discours commun, les règles sociales : démon non diabolique mais figure d’une altérité étrange et altérante, nomade et contestatrice.

j-ai-appris-a-ne-pas-rire-du-demon-592829-250-400On pensera enfin à ce que Gilles Deleuze, dans Dialogues, écrit sur le démonique : « Il y a quelque chose de démoniaque, ou de démonique, dans une ligne de fuite. Les démons se distinguent des dieux, parce que les dieux ont des attributs, des propriétés et des fonctions fixes, des territoires et des codes : ils ont affaire aux sillons, aux bornes et aux cadastres. Le propre des démons, c’est de sauter les intervalles, et d’un intervalle à l’autre ». Jésus Christ était sans doute un tel démon, comme Socrate. Et comme le personnage de Johnny Cash, toujours nomade, ailleurs, sautant d’une ligne de vie à une autre, d’une ligne de mort à une autre, traitre au pouvoir, toujours sur les seuils du monde, emportant tout dans son sillage de feu…

En jouant ainsi de la polysémie et de l’ambivalence du « démon », le livre d’Arno Bertina implique une pensée profonde du nomadisme, du temps, de l’identité, des forces, de l’altérité. Comme il implique une pensée et une pratique singulières de l’écriture, de la littérature et de la fiction dans leur rapport à la vie. Avec J’ai appris à ne pas rire du démon, Arno Bertina écrit un livre démonique, possédé par une altérité qui altère, un livre possible et ainsi infini (et, de fait, le livre ne « finit » pas) – un livre qui est plus qu’un livre puisqu’il est un monde autre, monde multiple, contestataire par sa multiplicité, un autre du monde ici et maintenant. Écrire serait ainsi inséparable d’un autre que l’on rencontre, des forces de cette altérité. Écrire serait faire advenir l’altérité, ouvrir le monde, faire du monde une fiction, multiplier la vie.

Arno Bertina, J’ai appris à ne pas rire du démon, éditions Helium, 2015, 150 pages, 14 € 90