Cuisiner avec Marguerite Duras toujours. Non plus des poireaux ou des steaks, mais des vongole, arrosés de Bitter Campari, à la mode Tarquinia.
« La chaleur lacérait le cœur. Et seule lui résistait, entière, vierge, l’envie de mer ». « Les bitter campari étaient frais et ils en burent deux tout de suite ».
— Bois un autre bitter campari, dit Diana. Je crois beaucoup au bitter campari. (…)
— Je vais vous faire porter des pâtes, dit Gina. De temps en temps, c’est nécessaire de manger quelque chose de chaud. Sans ça on tombe malade, et tomber malade, ce n’est jamais une solution. (…)
— Les pâtes, dit-elle enfin, vous les voulez à la sauce à la viande ou à la sauce aux vongole ?
Le vieux parut embarrassé, même un peu gêné.
— Si vous les vouliez aux vongole, continua Gina, il y en a de toutes faites à la maison et je vous les envoie tout de suite au lieu de ce soir.
— Tout le monde aime les pâtes aux vongole, dit l’épicier.
— Non, dit l’un des douaniers, à la viande, oui, tout le monde, mais pas aux vongole. Ainsi, moi je ne les aime pas.
— Ça tombe bien, dit Gina. Alors ?
— Ce n’est pas la peine, dit la vieille femme, elle se ravisa et montra son mari, ou bien alors pour lui, un peu, si vous voulez.
— Je vous les fais porter tout de suite, dit Gina, avec du vin. (…)
Ils se levèrent. Ludi demanda à l’épicier s’il venait. L’épicier était indécis. Gina l’encouragea à rester.
— Il y a assez de pâtes pour trois, reste, tu mangeras mieux ici qu’en bas, elle se tourna vers les douaniers, mais pas pour vous, dit-elle, les pâtes, quand même pas pour vous. (…)
Ils s’en allèrent. Ludi avait l’air soucieux, mais plus du tout en colère.
— Tu ne vas pas leur donner toutes les pâtes aux vongole, quand même, non ?
— On verra ce que je donnerai, dit Gina.
Ludi s’arrêta, désespéré. Dans le soleil, les bras levés, il faisait penser à un cheval. Il ressemblerait éternellement à un cheval.
— C’est impossible, dit-il, tu ne donneras pas tout.
— Si ça me plaît, je donnerai encore plus. Va manger à l’hôtel.
— Je suis fou des pâtes aux vongole, expliqua Ludi à Jacques, il y a de ça dans sa décision de tout donner à ces vieux-là.
Gina ne répondit pas. Elle avait pris le bras de Sara et la pressait de rentrer. L’homme marchait derrière avec Diana.
— Je peux le jurer, dit Ludi, que c’est parce qu’elle sait que j’en suis fou qu’elle a donné les pâtes aux vongole ce midi au lieu de ce soir. Tout d’un coup, elle s’est souvenue que j’en suis fou.
— J’en suis sûr aussi, dit Jacques. Il se mit à rire. (…)
Tout à coup, elle descendit en courant pour, annonça-t-elle, faire porter au plus vite ces pâtes aux parents du démineur. Le sentier devint étroit. La brise se leva tout d’un coup et le soleil brilla de tous ses feux, comme une forge. L’homme marchait derrière Sara. Ludi parlait à Jacques d’avoir une femme pareille, sourde à tout argument. Jacques l’écoutait comme toujours. Sara entendait tout ce qu’ils disaient. L’homme marchait derrière elle en fumant. Lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtel, Jacques commanda des bitter campari. Ludi avala le sien presque tout de suite.
— Oh que je n’aime pas ce goût qu’elle a pour toutes les vieilles gens du monde, dit-il.
Il le dit presque devant Gina qui était revenue de chez elle.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qu’il aime les pâtes aux vongole à la folie, dit Diana. (…)
— Bitter campari, dit Diana, c’est magique.
— Oui, dit l’homme, j’aime de plus en plus ça.
Tout le monde en reprit, sauf Ludi.
— Non, je vais rentrer, dit-il, et manger ces pâtes aux vongole avant qu’elle les donne à ces vieux cons.
— N’y pense plus, dit Sara.
— Je ne suis pas sûr d’y arriver, dit Ludi. (…)
Il s’en alla et Gina le suivit. Au moment où ils rentraient chez eux, le petit en sortit, suivi de la bonne. Il traversa l’espace ensoleillé en courant et arriva jusque vers eux.
— Comment se fait-il que vous soyez là ? demanda Sara.
— Il a pas voulu manger à la maison, il a voulu manger chez Mme Ludi. Alors, comme vous lui laissez tout faire, je l’ai laissé faire.
L’enfant répandait une odeur de vongole.
— Il a mangé des pâtes aux vongole, non ? demanda-t-elle à la bonne.
Tout le monde rit. Diana en était à son troisième bitter campari. Sara à son second. Jacques à son troisième aussi, comme Diana et comme l’homme.
— C’est ça, dit la bonne, des sortes de moules. Il a mangé comme un cochon.
— Tu as mangé comme un cochon ? demanda Jacques au petit, en souriant.
— Il mérite une raclée, dit la bonne, il a foutu de la sauce plein la nappe.
— Il a eu raison, dit Diana, ils n’ont qu’à pas mettre de nappe. Une nappe ici, c’est de la folie.
Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia, Gallimard, 1953, p. 23, 38, 46, 54-59.