Des bords des rues pleuvaient des morts et le drapeau les recouvrait.
Des frères et sœurs, des pères et mères, versaient les larmes.
Mais j’ai éteint la télévision.
J’ai coupé la radio.
Je me suis retiré des réseaux sociaux.
J’ai arrêté de lire la presse.
J’ai déchiré Le Monde, le Parisien. L’Express, Télérama, Libération.
J’ai farfouillé dans ma bibliothèque.
J’avais en tête cette phrase d’Harold Searles, psychanalyste, celle au sujet du commentaire.
« Le commentaire réitéré dans le dos du fou et qui rend fou »
et qui maintient dans les positions folles, celles du dédoublement sur les visages, dans les discours.
Je n’avais que cette phrase en tête du commentaire.
Je ne pouvais pas écrire, les autres s’en chargeraient.
Le 16 novembre, en bas de chez moi, après mes courses au Spar en fin de soirée, j’ai vu cette femme et son enfant.
« Viens donc par là, mon bel Islam, » lui dit sa mère, tendant ses mains. L’enfant courait au bord des rues, vers le tramway.
La première fois que j’entendais ce prénom-là, dans ce contexte, évidemment, « mon bel Islam »,
ce prénom fils, ce prénom frère.
J’ai recherché les phrases exactes, les termes précis d’Harold Searles, les processus schizophréniques et ce qui pousse ces gamins-là, nos frères et sœurs, dans leurs dédoublements, pour en comprendre la mécanique, pour en saisir la dynamique, le jeu complexe.
« L’enfant se sent aimé, pour brusquement n’être que, haï et rejeté« , nous dit Harold Searles.
« Il sentira sans doute qu’il n’a aucune valeur. » Dit-il encore.
Et puis plus loin : « Si nous étions vraiment ensemble, nous risquerions et l’un et l’autre de nous éliminer. »
Ainsi s’érige la République.
Pendant des semaines je n’ai rien écrit, rien écouté, j’ai refusé le commentaire, je me suis tu.
La France pleurait ses morts dans le drapeau coagulé
pleurait sa chienne, morte sous l’assaut de Saint Denis
c’était pareil, le même spectacle, la même orgie.
Du bout de la rue, le 16 novembre, au crépuscule, ce jeune garçon s’approche de moi dans la pénombre,
sa jambe fantôme calée en biais sur sa béquille.
Visions d’émeutes, de gaz lacrymogène
et d’attentats, à trois jours près.
Le jeune garçon peine à marcher, à s’avancer. Il gesticule sur ses béquilles et il claudique comme démantibulé.
Ombre dans l’ombre, corps estropié, passage des trains, terrain miné.
Et je m’arrête au bout de la rue au réverbère.
Je le regarde.
Le jeune garçon s’est retourné.
Figure suante.
Figure de suie et de goudron.
Visage de briques et de bitume.
« C’est le 9/3, » qu’il a crié.
« Ça te fait peur le 16 novembre ? » qu’il a crié, vociféré.
« Non je n’ai pas peur. » Je lui murmure, dans le repli du réverbère, tout doucement.
« Chaque jour je prie d’être vivant. Je remercie. » Il dit.
Sa figure noire. Sa figure sainte.
Les morts s’enroulent entortillés dans le drapeau passé au crible.
Ils nous regardent.
Ils nous épient.
Les bulletins de vote. Les analyses et les critiques de la terreur, son anamnèse.
Les corps drapés sous les brassards, dans les écharpes en bandoulière, les doigts pincés au bord des urnes cinéraires, la République « rejette l’enfant mais s’en nourrit de cette façon parasitaire. »
J’allume des cierges, membres moignons dans les chapelles.
Je reste debout. Je joins mes mains, dit des prières à trois jours près. Je fais les signes, le Père, le Fils, le Saint Esprit. Et je bénis. Je remercie.
La lumière luit en mon absence.
Il n’y a personne
pour la souffler.
La cire s’écoule.
L’Histoire s’écoule.
Il pleut des morts.
« Une miette affecte l’homme affamé en lui rendant plus cruellement l’intensité de sa faim » Nous dit encore Harold Searles.
« Puisque la mère ne le veut pas dans son corps propre, » la République l’a rejeté, dans ces discours, dans ces angoisses persécutrices, nommées barbares
et musulmanes.
Je n’écris pas pour résister, ni pour pleurer, ni pour prier, ni pour dresser une sépulture.
J’allume des cierges dans les chapelles depuis longtemps.
Il pleut des morts, depuis longtemps.
Cieux bombardés. Terres de Syrie, d’Afghanistan.
Je n’étais pas à trois jours près, le 16 novembre.
Ce n’est pas le vide. Cela n’a rien de sidérant.
C’est le silence.
Un commencement.
C’est l’avènement d’une forme de joie, mais sans parole.
Je crois nos morts, nos frères et sœurs, la ressentir oui l’éprouver.
Cela se passe des commentaires dans le dos des fous.
« L’enfant ne pourra cacher son impulsion, son processus d’hostilité incontrôlable, cette rebuffade à toute personne s’approchant de lui, » la République l’a rejeté depuis longtemps.
Kalachnikovs et explosifs à portée de main, chronométrés.
Maintenant les morts sont égrenés au bord des rues, dans les chapelles, nous ne sommes plus à trois jours près de la psychose.
Je n’ai jamais cru à la « patrie ».
Les noms des morts sous les bannières, les oripeaux de la République
tandis qu’ils prônent un monde nouveau
tandis qu’il disent qu’un monde prend fin.
Des frères et sœurs, des pères et mères, refusent la République. Vestes poivre et sel, mantes bleu marine dans le cortège sous le drapeau des 16 novembre.
Je garde sur moi l’image du jeune garçon
dans la pénombre
au réverbère.
Ses bords de rue d’un vert de gris, d’une lie-de-vin, huilés d’essence.
Je garde son corps d’amputation, sa figure ceinte, cernée d’hashish.
David Léon
Né en 1976, David Léon est auteur de théâtre, Un Batman dans ta tête, Père et fils, Sauver la peau, Un jour nous serons humains. A paraître en 2016 La nuit La Chair.