« Mon père était un ordinateur, ma mère une machine à écrire.
oi, j’étais un cahier vide et maintenant je suis un livre » :
Mes documents d’Alejandro Zambra, qui vient de paraître chez Rivages, tient de mémoires fragmentés, mémoires d’un homme comme d’un écrivain, c’est un laboratoire d’écriture, entre souvenirs, récits et fictions, et c’est enfin, pour une part, la mémoire d’un pays, le Chili. Le fil conducteur de ce Mes Documents est une subjectivité et, plus concrètement, l’ordinateur, dès les premières lignes et cette « première fois que j’ai vu un ordinateur, c’était en 1980, j’avais quatre ou cinq ans ».
Les onze textes qui constituent Mes Documents sont alors comme ces dossiers et fichiers qui s’affichent sur le bureau de tout ordinateur, archives classées, du plus personnel au plus anodin, du plus réel au plus fantasmatique ou fictionnel, sans que la frontière entre ces manières soit simple à tracer : la poésie (sa découverte, les premiers poèmes écrits), par exemple, s’immisce autant dans des textes qui semblent autobiographiques que dans ceux qui sont ouvertement fictionnels, comme si tout, bien sûr, relevait à la fois de ces deux manières que l’on voudrait opposer. Tout comme il serait incertain de vouloir distinguer l’auteur de ses personnages, l’ensemble de ces récits finissant par constituer la fresque d’un imaginaire comme d’une intériorité, tous deux aux contours labiles, poreux.

Dans « Souvenirs d’un ordinateur personnel » reviendront nombre d’éléments du récit ouvrant Mes Documents, cette fois énoncés par un « il ». Zambra, auteur, procède sans doute comme Claudia, un prénom déjà présent dans Personnages secondaires (Rivages, 2012), Claudia qui se lance dans la numérisation d’albums photos. Elle y passe ses journées, « au cours de séances assez ennuyeuses, mais pour elle extrêmement amusantes, car plutôt que d’enregistrer le passé, elle se proposait de le modifier : elle déformait les visages de parents antipathiques, effaçait certains personnages secondaires et ajoutait d’autres invités invraisemblables, tels que Jim Jarmusch à sa fête d’anniversaire, ou Leonard Cohen à côté d’elle pendant sa première communion ».
Le premier texte du livre est celui qui lui donne son titre, « Mes Documents ». Le récit, en « je », semble personnel : il dit une enfance divisée, entre ordinateur (du père) et machine à écrire (de la mère), amour des mots et « ignorance abyssale », éducation catholique et refus, innocence et péché, volonté d’appartenance et sentiment d’exil. La vie de cet enfant en plein apprentissage du monde comme de lui-même est marquée par la figure de la grand-mère, conteuse hors pair, par les tremblements de terre qui secouent le Chili, Pinochet, la politique qui s’immisce dans le quotidien.

Le regard sur un passé familial montre, depuis le présent, comment la littérature a remplacé la foi, « je me suis mis à croire, de manière naïve, intense et absolue, en la littérature », comment une conscience s’éveille au monde, à travers la musique et les mots, finit par s’ouvrir à une altérité, entend « parler pour la première fois des victimes de la dictature, des arrestations, des disparus, des meurtres, des tortures ». Ce texte est le creuset des onze qui le constituent, de la galerie de personnages et des histoires qui le traversent, « depuis ce lieu si stable et par conséquent suspect qu’on appelle le présent ».
Les lecteurs d’Alejandro Zambra se souviendront de la mise en garde en forme en ouverture de son roman La Vie privée des arbres (Rivages, 2009), « je n’ai pas de souvenirs d’enfance », citation de Perec, de nouveau présent dans Mes Documents, dans une liste de « Je me souviens » (« Instituto Nacional »). Dans « Pour mémoire », « il prend note de son rêve, mais il le falsifie, l’arrondit, il le fait toujours : il ne peut s’empêcher d’embellir ses rêves au moment de les transcrire, il les assortit de fausses scènes, de phrases plus vraisemblables ou totalement inventées, qui suggèrent des issues, des conclusions, des tours surprenants ». Surprendre et dérouter, maîtres mots de ce laboratoire d’un « je » creuset d’une altérité.
Dans une alternance passé / présent, le « je » se fait « il », la vie fiction, tout bascule sans cesse, tout se dit dans un tissage, des zones de turbulences et de conflits, de failles que les récits explorent sans jamais totalement les combler. « Vrai ou faux » — titre du quatrième récit — sonne le rappel. Si Mes documents dit une subjectivité faite d’obsessions (le passé, les cigarettes, l’ordinateur, le sexe), c’est une subjectivité en tant que lieu de naissance et de déploiement de la fiction, de l’écriture, sujet plein de ce livre, un peu comme Daniel « aimait à lancer, à la volée, des mensonges, pour s’obliger à les transformer en réalité ». Ou, comme l’écrit l’un des « je » du livre : « en fin de compte, je parlais du langage et, si une chose avait été constante dans ma vie, c’était l’amour de quelques histoires, de quelques phrases, de quelques mots ».
Alejandro Zambra, Mes Documents, traduit de l’espagnol (Chili) par Denise Laroutis, Rivages, 237 p., 21 €
Notons la sortie en poche, chez Rivages et dans une traduction de Denise Laroutis toujours, de Bonsaï, le premier roman d’Alejandro Zambra.
Né en juillet 1975 à Santiago du Chili, Alejandro Zambra est professeur de littérature et critique littéraire, poète et romancier. Sont traduits en français Bonsaï, La Vie privée des arbres, Mes Documents (tous chez Rivages) et Personnages secondaires (éd. de l’Olivier, 2012).