Hassan Musa, peintre du monde

Dans le tableau intitulé Il n’y aura plus de nouvelles annonciations, Hassan Musa reprend la forme d’une croix christique et met en scène des anges dans un jardin. Plusieurs couples d’anges, ou d’anges et humain(e)s, sont en train d’avoir des rapports sexuels. Sur l’axe central vertical est représenté par trois fois un ange agenouillé qui, étant donné le thème de l’Annonciation, évoque l’ange Gabriel mais en train d’enfiler un préservatif sur son sexe en érection selon les instructions d’un mode d’emploi rappelé en toutes lettres : « retirer soigneusement le préservatif de son emballage », « le préservatif doit être placé sur le pénis en érection », etc. Ce tableau se présente comme une tapisserie printanière en même temps qu’une œuvre religieuse, renvoyant à une réalité sexuelle (et médicale, sociologique, etc.) contemporaine ainsi qu’au style de certaines affiches de prévention du VIH que l’on peut voir en Afrique noire. Comme les autres œuvres de Musa, celle-ci construit un télescopage complexe de thèmes, de références, de discours, de procédés, de temporalités.

Dans cette toile, la thématique religieuse mobilise des figures classiques de l’art religieux occidental. L’Annonciation est un épisode central du monothéisme chrétien et Gabriel n’est pas, si l’on peut dire, un ange parmi d’autres ni dans la Bible ni dans le Coran : messager de Dieu, il annonce à Marie la future naissance de Jésus et révèle les versets du Coran à Mahomet. La référence religieuse du tableau est plurielle, centrée sur un personnage commun aux différents monothéismes : l’Annonciation et l’ange Gabriel renvoient autant à la Bible qu’au Coran. Or, ici, Marie a disparu, Gabriel est représenté à genoux (conformément à l’iconographie de l’Annonciation), en train de mettre un préservatif sur son sexe en érection – les anges ont donc un sexe  – et son message reprend le mode d’emploi objectif et factuel (rien de sacré) d’une notice d’utilisation de condoms : l’annonce de la future naissance du Christ est remplacée par un message concernant un moyen de contraception et de protection contre le VIH, ce qui donne un éclairage particulier au titre de l’œuvre…

On peut aussi considérer le thème du jardin : symbole du Paradis terrestre ou du Cosmos, le jardin est également la représentation terrestre du Paradis céleste autant qu’il peut symboliser la fécondité, et il est, dans le Coran, le séjour des « Élus». Le jardin du tableau de Musa attire surtout l’attention comme lieu où les anges – sexués, donc – se livrent à des activités bien charnelles au milieu d’une prolifération végétale et florale qui semble davantage connoter la sexualité et le dynamisme sexuel que la félicité contemplative du Paradis céleste. On retrouve dans tout cela un des procédés créatifs omniprésents dans les tableaux de Musa et qui se rapproche de l’idée d’intertextualité développée par Genette ou Kristeva : Musa emprunte des éléments d’un discours afin de créer une œuvre par laquelle ceux-ci se trouvent transformés et disent autre chose que ce qu’ils disaient dans le discours initial. Il ne s’agit pas simplement de reproduire et d’imiter mais d’utiliser des signes et des codes pour en transformer la signification et la valeur.

La même logique de l’intertextualité est à l’œuvre dans la partie qui correspond à l’axe central de la croix sur lequel devrait se trouver le corps du Christ. Cette partie centrale, où est représenté par trois fois l’ange Gabriel à genoux en train d’utiliser un préservatif, est peinte sur un tissu répétant des motifs de roses et qui ressemble à une découpe de chintz ou d’un quelconque tissu industriel. Les roses visibles sur cette partie centrale, paraissant tomber en abondance, répètent l’idée de jardin, de profusion, de vie et de génération. Elles renvoient aussi au corps crucifié de Jésus puisque, dans l’iconographie chrétienne, la rose symbolise la coupe qui recueille le sang du Christ, mais aussi ce sang lui-même, ou les plaies sanglantes qui meurtrissent le corps de Jésus : Musa, conformément à une certaine tradition, symbolise le corps et le supplice du Christ par une pluie de roses, bien que ces roses ne soient en réalité que les motifs d’un tissu industriel. S’il parait cohérent d’utiliser un tel symbolisme, cette utilisation met davantage l’accent sur le corps et la nature humaine du supplicié en insistant sur le fait que la crucifixion est d’abord un supplice subi par un être de chair avant d’être un événement mystique. Le Christ apparait plus homme que dieu et sa souffrance plus proche de celle des individus que d’une signification métaphysique. D’un autre côté, la rose renvoie à une symbolique sexuelle et féminine qui dans d’autres tableaux de Musa peut passer, par exemple, par la représentation de pastèques. Ce symbolisme sexuel de la rose semble ici d’autant plus justifié qu’il entre en résonance avec les personnages accouplés représentés dans les parties latérales du tableau, ainsi qu’avec le phallus de l’ange et l’activité sexuelle imminente qu’indiquent l’érection et l’utilisation du préservatif. Le télescopage est évident : le symbole de la passion du Christ est en même temps un symbole sexuel, de même que la multiplicité des roses, résonant avec le jardin et les arbres en fleurs, évoque la profusion, la génération, l’abondance d’une vie bien terrestre et charnelle en lieu et place d’un corps mort supplicié et mystique.

C’est ce télescopage de références, de discours, de temporalités, de symboles divers qui est à l’œuvre chez Musa, comme un procédé qui les juxtapose en modifiant leur sens, en le pluralisant, en déterritorialisant les signes pour les reterritorialiser selon d’autres vecteurs. Il ne s’agit pas d’une simple association mais de transformer, de perturber, dérégler, voire d’élaborer un contre-discours critique. Il s’agit en tout cas de créer, puisque ce procédé de l’intertextualité sert d’abord de moteur à la création – création de nouvelles images, de nouvelles significations, de nouvelles valeurs.

En même temps, par la pratique de cette sorte d’intertextualité, Hassan Musa révèle un certain statut du discours et des images sur lesquels il s’appuie et les fait apparaître comme l’expression d’une vision du monde, d’une certaine idéologie, comme le déploiement d’un code qui, loin de traduire une essence ou une identité, n’a de sens, de valeur et d’efficacité qu’à l’intérieur d’un cadre précis, d’une matrice, ou d’un agencement : la signification, la valeur et l’efficacité sont construites à l’intérieur d’une matrice, dépendantes d’elle et non données dans une nature, une essence ou une transcendance.

En reprenant, transformant, recontextualisant des discours et symboles forts de la culture et de l’histoire de l’art, Musa non seulement les pluralise, en fait saisir le soubassement historique, idéologique et politique, mais renvoie à leur indétermination première, au flux asignifiant à la surface duquel ils apparaissent ou dont ils sont la surface d’apparition : le code est la cristallisation d’une indétermination et d’une mobilité premières qui sont actualisées et figées à l’intérieur de structures sociales, politiques, culturelles, économiques, etc. C’est ce double aspect du code que font apparaitre les œuvres de Musa : nécessaire relativité, indétermination et devenir des éléments qui le constituent – sous le code, le flux –, mais aussi dimension immédiatement culturelle, sociale, politique, institutionnelle, etc. Les œuvres de Musa introduisent d’une manière singulière l’Histoire, ses métamorphoses et sa relativité, dans le champ de la peinture et de la pensée. Ces œuvres, travaillant un matériau codifié dépendant de conditions historiques, sociales, politiques, économiques, subjectives, se présentent elles-mêmes selon une dimension politique, sociale et culturelle forte. Enfin, cette œuvre fait apparaître ce qui sous l’Histoire, sous le sens, sous les codes, ne cesse de s’écouler et de fuir, un devenir ou un mouvement incessant de déterritorialisation anhistorique et asignifiant.

Lipton Cena
© Hassan Musa, Lipton Cena

Un autre tableau de Musa reprend la Cène de Léonard de Vinci en lui appliquant le même procédé de transformation parodique et critique, le même processus d’intertextualité. Le personnage central de ce tableau est Sir Thomas Lipton, créateur de la célèbre entreprise du même nom et ami des rois Edward VII et George V. Lipton incarnerait ici la puissance économique anglo-saxonne appuyée sur la puissance politique et coloniale du Royaume-Uni : la fortune et l’expansion internationale de Lipton ne sont pas séparables d’un système politique, militaire et économique basé sur l’occupation et l’exploitation. Dans le tableau, Thomas Lipton non seulement prend la place initiale du Christ en occupant l’axe vertical central qui chez Vinci est occupé par le Messie, mais il domine également celui-ci en se tenant debout derrière lui, une main familièrement posée sur son épaule : Jésus n’est plus représenté comme l’incarnation d’une transcendance divine mais comme une connaissance avec laquelle on peut avoir une certaine familiarité amicale – à condition, sans doute, d’être Sir Thomas Lipton, l’ami des puissants, des rois, et donc du Christ. Ainsi, le tableau semble instaurer un lien serré entre le pouvoir politique et économique, la figure emblématique du christianisme, la création artistique et l’histoire de l’art : en instituant le tableau de Léonard de Vinci comme œuvre fondamentale et emblématique de la création artistique et de l’histoire de l’art, la tradition n’est-elle pas étrangement muette au sujet du soubassement historique et idéologique de cette représentation d’un épisode de la Bible ?  La Cène ne peut-elle être vue comme une image de propagande au contenu idéologique fort dans la mesure où l’expansion du christianisme a été l’instrument d’un certain colonialisme justifié au nom de la supériorité de l’Europe blanche et chrétienne ? On peut remarquer que le lien entre colonialisme et christianisme semble d’autant plus présent dans la toile de Musa que les apôtres représentés sont ceux qui propageront la parole du Christ et l’emprise de cette parole.

Tout ceci concerne également l’histoire de l’art : celle-ci, par ses hiérarchies et ses silences n’est-elle pas une machine à imposer une certaine culture occidentale et à masquer le soubassement idéologique, politique et économique de cette culture ? Ce n’est pas un hasard si Musa reprend précisément cette œuvre de l’artiste toscan puisque la Cène est pensée pour servir une sorte de propagande politique : le commanditaire en est Ludovico Maria Sforza, duc de Milan, homme politique et militaire violent et puissant qui, en faisant réaliser cette œuvre, voulait aussi manifester son propre pouvoir. Les armoiries de la famille ducale et des inscriptions à sa gloire figurent dans l’œuvre de Vinci, bien en vue au-dessus de la représentation du repas, de même que le logo Lipton est placé par Musa au centre de son tableau. Celui-ci apparaît comme la version actualisée de l’œuvre du XVe siècle : Lipton remplace le duc de Milan et le logo de son entreprise remplace les armoiries de la famille Sforza.

Le caractère propagandiste de la Cène est d’autant plus souligné que Musa, tout en reprenant l’œuvre de Léonard de Vinci, la transforme en une sorte de publicité pour la marque Lipton. Comme on pourrait le voir sur une affiche publicitaire, Jésus et les apôtres sont entourés d’images avec le logo Lipton, logo placardé de manière très visible, au premier plan, sur la nappe qui recouvre la table où sont installés les convives, mais transformé significativement et ironiquement en Lipton Cena. Aux codes de la représentation classique développés par Vinci, sont substitués des codes esthétiques qui renvoient à l’image publicitaire et au règne du marché : le logo Lipton est omniprésent dans l’image et on ne saurait dire si Jésus et ses amis font de la publicité pour Lipton, si Lipton sponsorise l’action du Christ et de ses apôtres – comme une entreprise pourrait sponsoriser une équipe de football – ou si Lipton, comme Pinault, sponsorise l’art. Musa met en évidence le rabattement de l’art sur le marché, ses catégories et sa standardisation, la mainmise du marché sur l’art comme sur l’ensemble de la réalité : même l’image du Christ, même un épisode aussi fondamental de la culture chrétienne et pour la culture européenne, même une œuvre aussi reconnue que la Cène sont récupérés et exploités par le marché, selon le cynisme inhérent à la logique capitaliste : Jésus devient un stéréotype de l’industrie comme un autre et la Cène est réduite au statut d’image archiconnue, évocatrice et utilisable par la publicité. Ainsi, Jésus n’est plus le signe de la divinité mais le signe stéréotypé d’un matériel culturel exploitable par le marché, il n’est plus le signe d’une transcendance divine mais un signe publicitaire servant à faire vendre.

En condensant dans cette toile le passage d’un type de signes à un autre, le passage d’un monde à un autre, Musa renvoie au fait que Jésus et sa représentation en tant que signes d’une transcendance divine n’étaient pas, même au XVe siècle, indépendants de toute dimension politique, sociale, économique, etc. La Cène implique un contexte politique et social et la reproduction par Vinci de l’image du Christ et du discours biblique se rattache à un discours religieux mais aussi politique. Le tableau de Musa, reprenant l’œuvre de Léonard de Vinci et lui appliquant le traitement qui est celui de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, révèle non pas que l’art a perdu son statut mais que cet ancien statut était lui-même un masque pour un régime idéologique, politique et économique dont le but était l’exploitation et la domination. Si Musa choisit de travailler à partir de la Cène ce n’est pas pour rien : cette œuvre de Vinci a été reprise, reproduite et diffusée de multiples manières bien avant sa reproduction sous forme de gravures ou de photographies. Dès le XVIe siècle, certains puissants commandent des copies de l’œuvre et tout au long du XVIe et du XVIIe des reproductions de l’œuvre sont exécutées pour des églises, des basiliques, des couvents. La reproduction à une échelle plus grande de cette œuvre n’a fait qu’amplifier une réalité déjà existante, à savoir la reprise et la diffusion d’une image dont le prestige ne tenait pas simplement à son statut de chef-d’œuvre mais aussi à son efficacité idéologique et politique, efficacité indissociable de sa reproduction et de sa diffusion. Vinci lui-même, en représentant l’ultima cena, n’a fait que reproduire un des épisodes fondamentaux de la vie du Christ qui était déjà l’objet de représentations iconographiques multiples : l’œuvre de Léonard de Vinci est elle-même un des avatars d’un discours repris et reproduit sous des formes et à des échelles différentes tout au long de l’Histoire, un discours qui est tout sauf politiquement, idéologiquement et culturellement neutre.

Ainsi, les œuvres de Musa font apparaître un certain statut de l’image et posent des questions : A quoi servent les images de l’art ? A qui servent-elles ? A quel pouvoir sont-elles utiles ? De quoi sont-elles le masque ? En posant ces questions, elles interrogent également l’histoire de l’art et l’Esthétique, leurs découpages, leurs valeurs, leurs notions – et leurs silences (Eric Michaud montre comment l’Esthétique et les catégories de l’histoire de l’art se sont constituées en rapport avec certains discours et une certaine idéologie, avec une dimension immédiatement politique. Cf. Eric Michaud, Histoire de l’art – Une discipline à ses frontières, Hazan, 2005).

Tom Wesselmann, Great-American-Nude-21-1
Tom Wesselmann, Great American Nude

Une autre approche du travail de Musa pourrait être développée à partir de son rapport au Pop Art, qui ne se limite pas à la reprise, pour une série de tableaux, du titre Great American Nude emprunté à Tom Wesselmann. Le fait que Musa utilise le titre de cette série célèbre et emblématique pourrait en soi être longuement commenté. Je soulignerai simplement les points suivants :

1) La reprise de ce titre participe de la logique de l’intertextualité puisque Musa, tout en reprenant ce titre ainsi que certains principes picturaux développés par Wesselmann, leur impose d’autres significations et les relie à d’autres codes aussi bien esthétiques qu’historiques ou politiques (les femmes de Wesselmann sont remplacées chez Musa par le corps nu et féminisé de Ben Laden) ;

2) Wesselmann à son tour pourrait être analysé du point de vue de l’intertextualité : reprise de personnages déterminants de l’histoire américaine ou d’œuvres clefs de l’histoire de l’art pour les insérer dans le contexte contemporain de l’american way of life et en retravailler le sens (un Mondrian ou un portrait de Lincoln dans une cuisine, juxtaposés à des bouteilles de Coca ou à des hamburgers, l’ensemble traité selon une composition vive et en aplats, etc.) ;

3) Wesselmann, comme Musa, se réfère dans ses œuvres à l’histoire politique, à l’histoire de l’art, au croisement des deux ;

4) L’esthétique de Wesselmann, comme celle de la plupart des artistes Pop, se base en grande partie sur une reprise des ressources de l’image publicitaire – associées à des références à Matisse ou Cézanne –, mais aussi développe les signes d’un monde qui prend son sens à l’intérieur de la logique marchande capitaliste et semble rompre avec un monde classique dont les représentations intellectuelles et plastiques ne sont pas sans rapport avec les principes de la perspective développés par exemple par Léonard de Vinci ;

5) Le travail de Wesselmann porte sur les signes, leur juxtaposition, leur confrontation, leur déplacement, etc. Ce travail sur les signes s’organise selon une logique sérielle qui ne répète pas les mêmes signes mais les différentie : la série ne reproduit pas un même signe et n’obéit pas à l’identité du signe, elle le fait varier, le rend différent (différant) de lui-même et construit entre les signes des différences. Ce n’est pas un hasard si Musa, reprenant le titre de la célèbre série de Wesselmann, répète en même temps le principe de la série, la logique différentielle de la série s’insérant immédiatement dans l’intertextualité, les processus de variation et de différentiation déjà soulignés que l’on trouve dans ses œuvres.

Warhol, The Last Supper
Warhol, The Last Supper

Un autre grand artiste sériel et Pop dont on trouverait l’empreinte dans les toiles de Musa est Andy Warhol, qui avait déjà utilisé l’image de la Cène avec une logique proche de celle du tableau de Musa. Warhol a repris plusieurs fois l’œuvre de Vinci, comme pour mieux en souligner la reproductibilité, le fait que cette œuvre est inséparable de son statut d’icône de la culture et de l’histoire de l’art et par là même, selon les codes de la culture marchande et technique, d’image reproduite et reproductible à l’infini, comme Marilyn ou Elvis. De manière aussi ironique que Musa, Warhol introduit dans l’œuvre de Vinci les principes de l’image publicitaire, superposant à l’image sérigraphiée (technique par essence de la reproduction) de celle-ci le logo de la marque Dove, dont le symbole représenté dans une des versions de The Last Supper de Warhol se trouve être une colombe (dove) qui dans l’iconographie chrétienne est également celui du Saint-Esprit. Warhol montre la Cène comme une image sémantiquement et culturellement surinvestie, dont la réalité et l’efficacité ne sont pas séparables de sa reproduction de masse et qui, en même temps, apparaît comme un signe flottant à rapporter aux connexions à partir desquelles il se met à signifier : signe d’une transcendance divine ou signe publicitaire d’une marque de cosmétiques, d’un monde surcodé par la marchandisation et l’équivalence cynique capitaliste. On pourrait reprendre au sujet de Warhol ce qui a été déjà souligné pour Wesselmann et montrer la logique qui rattache Musa à Warhol et à un des axes les plus intéressants du Pop Art : déterritorialisation et reterritorialisation des signes ; immersion de l’art dans l’Histoire et le politique ; expression d’un monde déterritorialisé mais reterritorialisé selon la logique du capitalisme ; etc.

© Hassan Musa, Great American Nude 1 | Inks on fabrics, 204 cm x 357 cm, 2002

Warhol n’est pas une des références que l’on pourrait lire dans les réalisations de Musa uniquement à cause de cette reprise commune de l’œuvre de Vinci. Un autre procédé intéressant chez Warhol et que Musa utilise est la reprise d’un même personnage célèbre à travers une série de toiles : Marilyn pour Warhol, Ben Laden pour Musa, ou Sawtche, la « Vénus hottentote ». Là où Warhol se sert de personnages et objets par lesquels l’Occident se construit, se présente et s’identifie de manière positive (Marilyn, Elvis, Kennedy, Liz Taylor, Coca-Cola, etc.), Musa utilise des personnages par lesquels l’Occident se construit et s’identifie de manière négative : Ben Laden, la « Vénus hottentote », Joséphine Baker, etc. — « Négatif » ici n’est pas nécessairement synonyme de « rejeté » ou « condamné ». Joséphine Baker et la « Revue nègre » ont connu un immense succès mais en tant qu’incarnation d’une altérité, d’un exotisme apprécié mais dont la valeur tenait à la distance que cet exotisme révélait et maintenait par rapport à ce qui était défini comme occidental.

Edward Saïd, dans L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident (Seuil, 1980), a montré comment l’Occident s’est constitué en s’opposant à une différence orientale qu’il avait lui-même construite comme altérité à partir de laquelle, négativement, il était possible de se penser et se produire comme occidental, altérité d’un « dehors » nécessaire à l’existence d’un « dedans » occidental. La « Vénus hottentote » fait partie de ces personnages qui symbolisent une extériorité exotique, en l’occurrence africaine, à partir de et en opposition à laquelle l’Occident a pu se fantasmer et se constituer. Si Warhol exhibe dans ses toiles les signes positifs sur lesquels l’Occident du XXe siècle se territorialise (signes surinvestis mais vides et chargés de mort), Musa exhibe les signes négatifs de cette territorialisation, comme un retour du refoulé, comme ce qui est nécessaire à la subjectivité occidentale tout en étant tenu à l’écart, exclu, voire condamné par cette même subjectivité.

Hassan Musa I love you with my Iphone
Hassan Musa I love you with my Iphone

Le fait que Musa reprenne de nombreuses fois le portrait de Ben Laden et l’insère dans des œuvres emblématiques de l’art occidental n’est pas fortuit ou un jeu simplement provocateur : il s’agit bien d’exposer le portrait de Ben Laden comme signe de ce qui, rejeté et haï par l’Occident, est néanmoins nécessaire à l’identité et à la subjectivité occidentales, le terroriste, l’exclu contre lequel l’Occident se définit et à partir duquel les subjectivités sont territorialisées. Il ne s’agit pas pour Musa de montrer l’image de Ben Laden comme celle d’un héros positif — on imagine que la représentation ironique d’Oussama Ben Laden en femme nue est autant intolérable et « blasphématoire » pour ses partisans que peut l’être cette même représentation sur fond de bannière étoilée pour Bush —, il s’agit de rendre visible ce qu’incluent les subjectivités occidentales pour être ce qu’elles sont : d’où la représentation de Ben Laden dans la série des Great American Nude et sa représentation sur fond de drapeau américain – Ben Laden est américain puisqu’il est actuellement indissociable de l’identité et des processus de subjectivation américains et, plus largement, occidentaux. Évidemment, ce travail sur le portrait de Ben Laden est critique mais aussi ironique par rapport à certains processus de subjectivation et au fait que le portrait de l’ennemi public numéro un, transformé en signe artistique et introduit sur le marché de l’art, acquiert une valeur financière, rentre dans les circuits de l’argent. Le signe, par là même inversé, se révèle donc comme signe nomade, en lui-même asignifiant, pouvant être autant investi comme signe négatif de ce qui est supposé s’opposer radicalement à l’Occident et être haï par l’Occident que comme signe valorisé à partir des codes artistiques occidentaux et intégré par la logique cynique capitaliste. Sans doute cette logique serait-elle applicable à Musa lui-même en tant que peintre africain au sein d’un monde et d’un marché de l’art occidentalisés : quelle place peut occuper aujourd’hui un peintre d’origine africaine à l’intérieur d’un marché dominé par les critères et les codes occidentaux ? Les personnages de Ben Laden, Sawtche, etc., pourraient de ce point de vue valoir comme autant d’autoportraits d’Hassan Musa.

Musa représente ces personnages à partir de leur inscription à l’intérieur d’un monde colonisé, il choisit des personnages qui révèlent la colonisation par l’Occident non seulement du monde mais aussi de la pensée et du regard : la « Vénus noire » ou Joséphine Baker (affublée de sa ceinture de bananes) sont l’Afrique pensée et vue par l’Occident, Ben Laden est le Moyen-Orient pensé par l’Occident. Musa choisit, pour le mettre en évidence, de renforcer ce processus de colonisation en inscrivant la représentation qu’il donne de ces personnages à l’intérieur de codes occidentaux et de l’histoire de l’art occidentale. Là encore, la série Great American Nude est emblématique puisque le corps nu et féminisé de Ben Laden, se détachant sur fond de drapeau américain, reprend un célèbre tableau de François Boucher comme pour mieux enfermer le personnage d’Oussama Ben Laden dans les cadres d’un regard occidentalisé. Nous avons déjà souligné comment Musa en même temps déplace les schémas et les conditions de ce regard en exposant ce qu’il y a de non vu et de non pensé dans ses conditions de possibilité et comment, par là-même, il trouble en les faisant varier les signes construits par ce regard en même temps qu’il est construit par eux. Ce travail important réalisé par Musa implique un problème tout aussi important puisqu’il concerne la possibilité d’un regard non colonisé, non occidentalisé, la possibilité de se penser soi-même et de penser le monde sans avoir à en passer par les représentations du monde et de soi-même médiatisées par l’Histoire, la culture et la politique occidentales, sans avoir à inclure dans la représentation et la construction de soi et du monde ce que le rapport à l’Occident a imposé comme représentations, valeurs, hiérarchies et modèles.

On retrouverait ces points en considérant, à nouveau, l’hypothèse qui consiste à rapprocher l’œuvre de Musa du Pop Art et à voir ce qu’il peut prélever et utiliser dans l’œuvre de certains artistes Pop. Si, de manière plus ou moins explicite, son travail croise celui de Warhol ou de Wesselmann, il pourrait être rattaché également à celui de Jasper Johns, particulièrement à ses fameux Flags. Le travail complexe mené par Johns à partir du drapeau américain renvoie autant à l’histoire de l’art américain qu’à l’histoire idéologique, politique, économique et raciale des États-Unis. Soulignons, pour retrouver une logique déjà mise en avant, que comme Marilyn, Mickey, la chaise électrique ou les bouteilles de Coca chez Warhol, le drapeau américain est un des signes par lesquels la subjectivité américaine se territorialise et s’identifie. En l’utilisant comme signe artistique et en le soumettant à des séries de variations, Jasper Johns nomadise le Stars and Stripes et par là-même trouble ce que celui-ci est supposé symboliser autant que les processus de subjectivation qui lui sont attachés. C’est cette dimension du travail de Johns que l’on peut retrouver, déplacée, chez Musa. Si celui-ci reprend plusieurs fois le thème du drapeau américain, si ses toiles agencent souvent, de manière plus ou moins évidente, des motifs et couleurs de drapeaux, ses toiles se présentent elles-mêmes par leurs dimensions, par l’absence de châssis ou de cadre, comme des sortes de drapeaux : le drapeau n’est pas uniquement représenté, il devient, comme chez Johns mais différemment, l’œuvre elle-même – et se pose la question : un drapeau pour quelle nation, quelle identité, quelle subjectivité ? Un drapeau qui serait celui des identités et subjectivités colonisées, non pas le drapeau d’un pays, d’une nation, mais d’individus aliénés, le drapeau d’une histoire, d’un regard, d’une subjectivité colonisés mais qui, en exhibant cette colonisation de soi et du monde, y résistent.

Ces étranges toiles-drapeaux sont constitués de morceaux de tissus disparates, cousus entre eux de manière plus ou moins habile, comme une sorte de patchwork maladroit. Est-ce un hasard ? Les bandes du Stars and Stripes doivent elles-mêmes être cousues entre elles (non pas imprimées) pour symboliser l’union entre les différents états. Là où la couture du drapeau américain symbolise l’union, les coutures des œuvres de Musa font apparaitre au contraire l’hétérogénéité et la simple juxtaposition. Contrairement au drapeau américain symbolisant l’unité et l’identité de la Nation, Musa insiste au contraire sur la disparité et la juxtaposition de différents échantillons ou fragments qui ne semblent transcendés par aucune valeur supérieure (Patrie, Liberté, etc.) et n’impliquer aucune identité. Chacun de ces tissus n’est certainement pas choisi et disposé au hasard par l’artiste et sert de manière évidente la composition d’ensemble du tableau qui tend ainsi à unifier la juxtaposition de cet ensemble disparate. Mais, en même temps, par leurs couleurs, par leurs matières différentes, par la couture grossière qui les assemble et qui est montrée ostensiblement en tant que telle, chacun de ces tissus se met à valoir pour lui-même et à insister pour lui-même, l’ensemble de la toile étant construit par une juxtaposition de parties différentes, de fragments disparates, plus ou moins bien assemblés et qui existent pour le regard en tant que différences juxtaposées : pas d’unité surplombante ou transcendante mais une juxtaposition de différences. Ce travail sur le thème du drapeau semble avoir pour finalité la négation de ce qui est ordinairement attaché à l’idée de drapeau : plus d’unité mais des différences, plus de patriotisme mais l’histoire d’un pouvoir et d’une oppression. C’est ce renversement qui était déjà à l’œuvre dans le travail de Jasper Johns (problématisation de l’unité, de l’identité, du patriotisme, etc.), mais là où Johns ne semble pas sortir d’une forme d’américanocentrisme — cet américanocentrisme est peut-être le fait des artistes Pop américains en général, même si le Pop Art peut aussi être abordé comme un effort pour sortir de cet américanocentrisme. Si Musa parait reprendre un certain nombre d’éléments du Pop Art c’est pour leur faire subir le processus d’intertextualisation et de déterritorialisation qu’il applique à l’ensemble des signes et codes qu’il utilise, ce qui radicalise la critique de l’américanocentrisme et plus largement du processus colonisateur occidental —, Musa déplace le problème du drapeau américain vers celui d’un rapport au monde et à soi non colonisé, non occidentalisé : ce n’est plus le seul drapeau américain qui est mis en variation, c’est l’idée même de drapeau c’est-à-dire d’unité, d’identité, de frontière, de pays, de nationalité, etc.

Il est remarquable que les tissus utilisés par Musa soient volontiers des tissus qui connotent l’Afrique ou qui semblent tels. De même, certains de ces tissus présentent des inscriptions en langue arabe. Certains ne s’étonneront pas du fait qu’un artiste africain utilise des éléments africains pour les intégrer à ses œuvres – n’est-ce pas ce que l’histoire de l’art mais aussi une partie du marché de l’art attendent de ce qui est créé par un artiste africain ? (Cette approche douteuse revient à aborder les œuvres en fonction d’une certaine idée de l’identité en rabattant sur celles-ci et sur l’artiste des catégories telles que celles de Nation et de nationalité, de frontières territoriales, administratives, culturelles, etc., sans interroger ni remettre en question la pertinence historique, politique, culturelle de ces notions appliquées à l’art, c’est-à-dire sans les rapporter aux relations de pouvoir dont elles sont issues et qu’elles reproduisent. Il s’agit bien, par là-même, de reconduire une certaine colonisation occidentale des subjectivités. Sur tous ces points, cf. le livre déjà cité d’Eric Michaud).

Cependant, tout aussi important que la connotation apparemment « africaine » de ces tissus est qu’ils sont agencés au sein de tableaux qui renvoient à la colonisation occidentale, et à l’histoire culturelle, politique ou artistique occidentale : des colons, Sir Lipton, Coca-Cola, le football européen, mais également le Christ, les saints, les anges, la croix, et encore le Pop Art, François Boucher, Velasquez, le Douanier Rousseau, Millet, Courbet, Vinci, Van Gogh, etc. – tout un bric-à-brac de la culture européenne par lequel celle-ci se définit et se pense, tout un ensemble hétéroclite valorisé par l’Europe et à partir duquel celle-ci a pu juger de la valeur d’autres cultures, justifier et imposer sa domination politique, économique, intellectuelle et psychique autant qu’elle a pu, à partir de cette construction de l’Autre, se penser et se construire elle-même. Musa, par les thèmes qu’il choisit, vient désorienter ce processus et en rappeler l’envers. En même temps, par l’inclusion et la façon dont il agence les tissus qu’il utilise, il introduit des failles et des perturbations dans ce processus général de colonisation : si l’Autre n’a pu être que construit, si cette construction n’a pu être qu’oubliée pour être réduite à une nature ou une essence, Musa introduit cet Autre au cœur de la représentation que le monde occidental se donne de lui-même, le fait insister et persister (de façon comparable à ce que fait Yinka Shonibare), et sauve par là-même son existence. Musa, dans ses œuvres, convoque l’Occident mais pour le déterritorialiser, l’entrainer dans un devenir-autre, pour laisser s’infiltrer dans les signes de la domination occidentale cette Afrique, et plus généralement cet « extérieur » que l’Occident n’a su que transformer en Autre nécessaire à sa propre existence et dominer.

Pourtant, le processus mis en place est plus complexe, car si beaucoup des tissus utilisés peuvent être, par leurs motifs ou leurs couleurs, identifiés comme « africains », il faut considérer que ces mêmes tissus sont pourtant européens, puisque la majeure partie des tissus africains est produite en Europe, en particulier en Hollande (ancienne puissance coloniale). A nouveau l’ironie et la critique : ce qui est identifié comme africain est en réalité européen, la vision de l’Afrique est encore et toujours occidentalisée et sert l’intérêt de l’Occident, ne serait-ce ici que d’un point de vue économique, c’est-à-dire politique. En même temps, on retrouve le traitement que Musa applique à l’ensemble des éléments qu’il utilise : les signes deviennent ambigus, nomades, polysémiques et disent autre chose que ce qu’ils devraient dire, ceci pour mieux révéler, sous les signes et sous les significations, les rapports de pouvoir qui les conditionnent. Tout ceci, bien entendu, s’accompagnerait d’une ironie critique à l’égard de la notion d’artiste africain et de sa fonction au sein du marché de l’art.

Il existerait dans le travail de Musa un autre niveau vers lequel convergent les éléments évoqués jusqu’ici. Le procédé de l’intertextualité, la déterritorialisation et le nomadisme des signes mettent au jour la relativité et la variabilité des signes, leur rapport nécessaire à des codes et réalités historiquement, politiquement, culturellement, subjectivement définies : les signes ne sont pas séparables de matrices ou d’agencements transversaux qui les impliquent, les rendent opératoires et les font signifier — les signes fonctionnent à l’intérieur de rapports moins linguistiques (le caractère linguistique du signe n’est qu’une composante de ces rapports) que politiques, historiques, sociaux, des rapports de pouvoir. Mais ces procédés dans lesquels les signes sont pris impliquent que sous les signes, les codes, les agencements, les rapports de pouvoir, existent le nomadisme, le mouvement de déterritorialisation, le devenir, le flux. Ce que Musa exprime à travers ses œuvres est précisément la nature déterritorialisée, nomade et fluide du monde, un monde sans identités ni frontières, un monde mobile et fluide traversant les constructions nécessaires à la colonisation du monde. Ainsi, le monde est donné comme flux, l’histoire apparait comme flux anhistorique et asignifiant, informel et chaotique. Par rapport à cette fluidité du monde et de l’histoire, Musa repère ce qui justement tend non seulement à masquer mais à bloquer ce flux pour le surcoder, le fixer selon des catégories identitaires, rigidement frontalières, le prendre dans des significations qui servent toujours un pouvoir. Il s’agit pour le peintre de défaire les codes et significations, de brouiller les frontières dans une opération de nomadisation généralisée.

Le caractère hybride des œuvres va également dans ce sens. A la fois peinture et couture, toiles, drapeaux et écritures, mais aussi temporalités et espaces disjoints et pourtant convergents (Lipton dans une représentation de la Cène, Joséphine Baker dans un champ à côté de colons), personnage chimérique dont le corps nu est prélevé dans une représentation picturale du XVIIIe siècle français tandis que la tête est celle d’un homme symbolisant pour beaucoup le visage actuel du Mal, etc. – le principe général est celui de la déterritorialisation et de la juxtaposition, principe qui apparait de manière immédiate dans les coutures qui permettent la combinaison et la juxtaposition des tissus et des signes. Au lieu de composer un ordre harmonieux, Musa travaille avec le désordre chaotique impliqué par le nomadisme et la fluidité du monde, un monde qui est mouvements, rencontres, agencements furtifs, hétérogènes. Il est remarquable que Musa emploie à dessein des matériaux non habituels dans l’art, qui n’auraient en eux-mêmes aucune valeur sur le marché de l’art et qu’il les agence avec des signes au contraire fondamentaux de l’histoire de l’art occidental : les anges, la croix, la Cène, etc. : il défait ainsi certaines hiérarchies et l’idée même d’ordre hiérarchique – tout n’est que juxtaposition, signification trouble de signes nomades, dans un même mouvement qui ne cesse d’emporter.

Musa combine dans ses œuvres des matières et des signes multiples, hétéroclites et hétérogènes, comme s’il s’agissait de construire le signe d’un monde-flux à partir d’un agencement qui juxtapose une sorte de tout-venant : tissus, images, écritures, pastèques, Ben Laden, préservatifs, logos, mobylettes, histoire de l’art, Jésus, images publicitaires, etc., tout cela se pressant, s’ajustant, convergeant pour mieux se défaire et se recomposer ailleurs, autrement. Il est significatif que Musa laisse couler ce tout-venant du monde, le juxtapose et le fasse varier à l’intérieur soit de séries qui le fluidifient, le multiplient et le réagencent sans cesse, soit en le multipliant à l’intérieur d’une même œuvre : non pas une rose, une pastèque, une banane, une mobylette mais une pluie de roses, une multiplication de pastèques, une ceinture de bananes. Un monde indistinct apparait, un monde déhiérarchisé, multiple et fluide. De ce point de vue, Musa serait très proche de Rauschenberg et, aussi par des aspects qui lui sont propres, aussi important que lui.

Enfin, répétant et donc multipliant la Cène de Léonard de Vinci, Musa remplace les codes de la perspective classique par une esthétique de la juxtaposition et de la représentation plane. La perspective linéaire ou celle des couleurs sont pensées par Vinci en fonction d’un observateur, d’un point de vue privilégié à partir duquel et par lequel le visible s’organise, s’ordonne, se hiérarchise – le monde devient relatif à cet œil qui le fixe et le construit selon un ordre codifié dont la Cène est certes une des réalisations les plus géniales mais qui s’accompagne en même temps d’une occidentalisation du regard : que voit cet œil privilégié sinon un monde de blancs mimant un épisode fondamental de l’histoire occidentale, réactualisant les signes blancs sur lesquels se territorialisent les subjectivités occidentales et occidentalisées, selon l’ordre d’une représentation perspective hiérarchisante qui impose ses catégories ? Musa supprime cet œil pour rendre au monde son caractère indéterminé, fluide, fait de juxtapositions multiples et par là il supprime l’œil colonisateur, le point de vue : il ne fait pas que plaquer sur l’image de Vinci les codes de l’affiche publicitaire, il remplace la perspective et ce qu’elle implique dans l’œuvre de Vinci par l’évidence d’un monde fragmenté, pur ensemble de signes hétérogènes juxtaposés, nomades.

S’il s’agit en particulier de reconnaître dans l’œuvre de Musa cet effort de déconstruction de l’occidentalisation du monde, déconstruction impliquant une pratique sémiotique complexe et singulière, il s’agit également de comprendre que cette volonté est inséparable d’une affirmation du monde en tant que déterritorialisé, espace-temps lisse et infiniment mobile, flux asignifiant, qui est précisément ce que Musa donne à voir.