Lis, c’est du belge !

Depuis que la Belgique existe, la littérature francophone du pays a toujours eu du mal à se faire entendre. Les auteurs avaient le choix : être accueilli par un éditeur de Paris et les élus étaient peu nombreux ou bien se rabattre sur un éditeur local dont on savait par avance qu’il diffusait mal ses ouvrages. Le plus souvent, la caisse de résonance était faible. Même les textes de ceux qui furent les plus grands — Maeterlinck et Verhaeren pour l’époque symboliste, Baillon plus tard, Nougé et Chavée pour le temps du surréalisme — devinrent inaccessibles, parce qu’ils étaient rarement réédités.

De là, le projet au début des années 80 de lancer une collection de classiques des lettres de Belgique en livres de poche soigneusement présentés. La collection s’appela “Espace Nord”, fut prise en charge par les éditions Labor (Bruxelles) et se destina par priorité au public scolaire et universitaire. Le ministère de la Culture soutint financièrement l’entreprise en exigeant que les textes élus soient présentés en préface par un écrivain, en lecture finale par un critique ou un professeur.

Le succès fut réel et aurait pu s’amplifier. L’éditeur belge avait même fait équipe avec Actes Sud et l’Aire pour lancer Babel en format de poche. Malheureusement Labor fit faillite pendant qu’Espace Nord survivait tant bien que mal chez des éditeurs de fortune. Il fallut attendre que les Impressions Nouvelles (Bruxelles encore) acceptent il y a trois ou quatre ans de gérer la collection en collaboration avec Cairn.info. Sous la houlette d’un jeune universitaire, Tanguy Habrand, elle connut aussitôt une nouvelle jeunesse. Elle a ainsi rajeuni à deux titres : elle est repartie plus fringante qu’elle n’était ; elle publie désormais de façon bien plus résolue des œuvres belges du présent — la plupart des œuvres “patrimoniales”, il est vrai, ayant déjà bénéficié d’une reprise dans la collection. Et il est réjouissant de voir de grands éditeurs parisiens permettre la réédition en Espace Nord et dans un délai court d’œuvres de leurs catalogues.

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Ainsi vient de paraître sous une élégante jaquette le remarquable Madrid ne dort pas de Grégoire Polet (paru en 2005 chez Gallimard). Charlot aime Monsieur de Stéphane Lambert, lui, est repris d’un éditeur plus confidentiel, Ancre rouge. Mais les deux romans se voient donner avec succès une seconde vie. Désormais les volumes ne comptent plus qu’une postface éventuellement copieuse (dans le cas de Pollet, elle est de Rossano Rosi, dans celui de Lambert de Jeannine Paque).

334_L230On peut se demander si, dans la nouvelle formule, Espace Nord ne va pas voir s’accroître l’effet de ghetto qu’elle produit. Comment sortir de la belgitude originelle quand on se revendique clairement d’un lectorat de Bruxelles et de Wallonie ? Mais la collection est distribuée en France et votre libraire peut sûrement vous commander sans mal tel ou tel titre. On peut même souhaiter pour l’avenir qu’un ciblage de certains titres autour des spécificités de la création de Belgique fasse que l’attention de la France soit attirée par les petits « Espace Nord ».

336_L230Par exemple, pourquoi ne pas exploiter la veine de l’humour belge, dont la réputation n’est plus à dire ? Nougé et Magritte en furent les champions de jadis. Aujourd’hui, cet humour se fait plus facilement connaître hors frontières par le spectacle, la radio ou la télé. Néanmoins vous pouvez le rencontrer dans quelques volumes récents d’Espace Nord qui sont de petits bijoux de drôlerie. En voici deux récemment publiés : La Constellation du chien de Pierre Puttemans (1990 pour l’originale) et Hegel ou la vie en rose d’Éric Duyckaerts (1992 pour l’originale). Puttemans, qui a quitté notre bas monde il y a peu, fit partie à Bruxelles du groupe Phantomas qui publiait une revue du même nom. Ce groupe entretenait à sa façon l’héritage du surréalisme des années 20-30. Postfacier de La Constellation, Laurent Demoulin fait valoir à bon droit l’humour drolatique de Puttemans lorsqu’il met en scène le chien-chien de son maî-maître et qu’il décrit les conduites du sot animal en recourant aux concepts des sciences humaines. Et Demoulin de noter : “Les amis des animaux n’ont tien à craindre de ce livre.”

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Quant à Hegel ou la vie en rose de Duyckaerts, il est un chef-d’œuvre de drôlerie provocante digne d’Alphonse Allais. Et Julie Bawin, postfacière de service, de se demander : “Mais comment définir cet entrelacement textuel de considérations savantes, appartenant à la fine pointe de la philosophie, et de notations relatives aux comportements les plus anodins ? Et comment ne pas le rapporter aux conférences-performances qui, depuis plus de vingt ans, assurent la réputation d’Éric Duyckaerts dans le monde de l’art et qui sont elles-mêmes des créations hybrides, inclassables et souvent vertigineuses de loufoquerie alors même qu’elles soutiennent des thèse très sérieuses ? “ (p. 123)

Duyckaerts et Puttemans : voilà bien deux bavards plus que doués et qui font connaître la dérision propre à une nation si peu nationale. Propre aussi à une littérature que l’on peut aborder au cri de “Lisons, c’est du belge !”.

Grégoire Polet, Madrid ne dort pas (9 €)
Stéphane Lambert, Charlot aime Monsieur (8, 5 €)
Pierre Puttemans, La Constellation du chien (7,5 €)
Éric Duyckaerts, Hegel ou la vie en rose (9 €), tous « Espace Nord » et tous 2015.