Le Roi Lear d’Olivier Py

«Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire», a dit Wittgenstein. Oui, mais Derrida a aussi dit qu’on avait le droit d’essayer de l’écrire, alors je tente le coup.

J’ai assisté hier à l’interprétation toute contemporaine de la pièce de Shakespeare d’Olivier Py, clôturant un mois de septembre so Lear, après avoir lu Cordelia la guerre de Marie Cosnay (paru en septembre aux éditions de l’Ogre), puis la pièce elle-même traduite par Yves Bonnefoy, qui m’a retournée, et parce que j’ai eu une place Tarif réduit.

Elle est à taille humaine, la salle des Gémeaux à Sceaux, et j’ai eu la chance de me retrouver en plein milieu du parterre, pile en face de la scène, assise aux côtés de gens tout ce qu’il y a de bienveillant, curieux et discrets, dont une dame d’un certain âge, qui m’a demandé à la fin des 2h30 de représentation (apparemment 20 minutes de moins que dans la Cour des Papes, à Avignon cet été) quel personnage avait été incarné par Olivier Py. Ne l’ayant vu que grimé en travesti dans son spectacle « Miss Knife », j’étais bien en peine de lui répondre (c’est pas vrai en fait). Le rang en dessous du nôtre était vraiment en dessous du nôtre : même les bras levés, on n’aurait pas pu perturber ma vision panoramique de la très belle scénographie de Pierre André Weitz. Que le spectacle commence, donc.

En fond de scène, accrochés au mur, les néons encore éteints formant la phrase « Ton silence est une machine de guerre ». Sous d’eux, une haute palissade de planches de bois clair, sur laquelle se dessinent des gribouillis circulaires épais et noirs, tag informe de borborygmes, expression d’un chaos. Au sol, des marques semblables simulent le dérapage d’une moto dessinant des cercles concentriques (c’est la moto d’Edmond, je n’y reviendrai pas, mais j’ai été très sensible au côté Belle captive de cet ange noir), délimitant un autre espace scénique : à l’intérieur du cercle, siège un piano noir. A l’extérieur, les autres accessoires de la pièce semblent rejetés, comme poussés vers les murs par une force centrifuge. C’est beau, ces énergies contradictoires, tendues, alors que le spectacle est encore inerte, c’est annonciateur. Bois clair, noir laqué du piano, noir mat des traces, néons francs : ça envoie, ce contraste de matières et de couleurs, déjà, ça percute.

[Si vous avez déjà lu Le Roi Lear, allez directement au paragraphe suivant]
Il était une fois un bon vieux roi d’Angleterre qui décida de partager son royaume entre ses trois filles, à condition qu’elles expriment leur amour filial indéfectible. Goneril et Régane se répandent en léchouilles baveuses pour plaire à leur père, sans évidemment en penser un mot, tandis qu’aucun son ne sort de la bouche de Cordelia, sa fille pourtant chérie, immédiatement bannie du royaume en même temps que du cœur de son père, qui confond les signes de la flagornerie avec ceux de l’amour véritable. Cordelia sera recueillie par la France qui en fera sa reine, tandis que le roi sera traîné dans la boue par les harpies plus ou moins aidées de leurs conjoints. Parallèlement à cela, on suit une autre trahison : Gloucester, fidèle du roi, a un fils légitime (Edgar) et un fils bâtard (Edmond), conçu lors d’une nuit de luxure avec une prostituée, qu’il aime tout autant. Mais le bâtard ne se contente pas de cette parité affective : il veut tout, et fera croire à son père qu’Edgar fomente son assassinat. Ce dernier, comme Lear, sera condamné à l’errance, où ils se retrouveront, ainsi que plus tard Gloucester lui-même, trahi par son fils et énucléé par les deux sœurs, carrément. Voilà le tableau des laissés-pour-compte : le roi Lear, son plus fidèle serviteur Kent, son fou, qui ne sait dire que la vérité, Edgar-le-légitime, déguisé en ermite également fou à lier afin d’accompagner incognito son père et de le sauver de l’obscurité dans laquelle il a sombré à tous points de vue.

Je ne vous dis pas comment ça finit, mais sachez qu’il y a autant d’espace pour la miséricorde dans Le Roi Lear que de places pour Shakespeare dans les bibliothèques de certains journalistes. [Facile, d’autant je n’en ai que deux dans la mienne].

La représentation s’ouvre comme s’ouvre la pièce, c’est à dire comme un conte, avec ses codes : les deux sœurs semblent tout droit sorties de Cendrillon (emperruquées en blonde, robes roses), et Cordelia d’une boîte à musique. Ballerine au tutu blanc, elle a aussi quelque chose de Pierrot la lune, sa mélancolie, sa blancheur, peut-être. En pointes, raide comme un i, petite, douce et gracile aussi, elle est muette, ou presque. On pense évidemment au langage du corps, qui pallie l’incapacité de parler, de donner raison aux mots, mais Olivier Py n’a pas choisi n’importe quelle danse. (Je ne sais si c’est parce que pendant 6 ans tous les mardis un professeur de danse par ailleurs charmant s’asseyait sur mon dos pendant un grand écart facial pour l’amour de l’art, mais j’ai une conscience aiguë de la discipline corporelle exigée par le classique). Le langage corporel de Cordelia est aussi sincère qu’ultra codé, discipliné, et d’une certaine façon, lui aussi empêché. « Ta langue est aussi misérable que ton amour est riche », lui dira le fou, « Que Dieu te protège, toi qui dis la vérité », dira Kent à son tour. La Vérité ? Rien.

Lear (interprété par le décidément magistral Philippe Girard) déroule une immense page blanche depuis le haut de la palissade : voici le royaume, où tout s’écrira, que l’on arrache pour en distribuer les morceaux aux deux sœurs, qui elles-mêmes le mettront en lambeaux et le piétineront tant et plus. J’ai rarement lu d’aussi belles raclures, et il m’a semblé que Py rendait tout à fait fidèlement ce que Shakespeare a décrit. La soif de puissance, la dénaturation et l’obscénité, portées sublimement par Amira Casar et Céline Chéenne, vont à l’encontre même d’une vision essentialiste de la féminité. Les garces sont fascinantes de machiavélisme : j’adore.

En refermant Le Roi Lear, je m’étais jurée de compiler un jour tous les noms d’oiseaux prononcés par Kent, le serviteur, à l’encontre des deux sœurs et de La Bourgogne, inventaire à la Prévert que je trouvais hilarant, peut-être même malgré le texte qui ignore sans doute sa contemporanéité : ça commence très vite, dès l’ouverture de la pièce, quand le texte fait dire à Gloucester à propos de son bâtard : « sa mère était si belle, il y eut du plaisir à le faire, et je dois reconnaître ce fils de pute… ».

La vulgarité de Kent aussi, qui, autant que Lear a « le cœur saturé de colère hystérique » est ici tout à fait adéquate. De même, dans le texte comme dans sa traduction-réinterprétation-mise en scène, elle n’est que broutille et matière à rire, contrairement à l’obscénité de la jeunesse, horrifiante, qui humilie le père et son nom (Olivier Py va jusqu’à mettre en scène un beau-fils, Cornouailles, qui urine sur ses aïeux, joué par Moustafa Benaïbout, qu’on a situé avec notre référentiel de jeun’s quelque part entre Javier Bardem et un Joker effrayant) causant sa propre perte. La sentence est sans appel, tantôt dite par Lear lui-même, tantôt par Edgar, souvent par le fou « Si le chien est puissant, le chien est couronné », « Mon nom est mort, rongé par les vers et la trahison ». S’il s’agissait de transmettre par la mise en scène la violence politique du texte de Shakespeare pour l’époque, force est de constater que c’est gagné.

La faillite de la parole entraîne le monde à sa perte : les échos en nos cœurs de spectateurs du XXIe siècle sont évidemment nombreux, et nous assistons après le chaos (fleuves de discours, mensonges, humiliations, tortures mentales et physiques, bruits, déflagrations d’armes à feux – à ce propos le 7 janvier n’a hélas pas le monopole de la kalache) à l’engloutissement du monde dans les abîmes du néant.

La palissade d’abord s’ouvre en deux, et devient deux rives placées chacune contre les parois de la scène, représentées par des escaliers qui dévalent jusqu’au sol, sur lesquels les deux sœurs trônent, hurlant leur mépris à Lear, qui erre dans une vallée profonde, une faille, rendu à sa nudité.

Il y a toujours plus profond que le fond, et bientôt, les planches même de la scène seront arrachées, laissant apparaître une terre sombre « Voici le théâtre de la pauvreté » (Lear), sables mouvants qui entraîneront le monde vers le rien, ce mot RIEN en néons lumineux, qui du mur contre lequel il reposait, éteint, s’illumine et vient prendre place au centre de la pièce. « Tiens, lis ça – dira le fou – c’est un défi à la littérature. »

Raison, déraison, vérité, folie, pauvreté, richesse, l’affrontement est un chaos, nécessairement violent, brutal, bruyant, hystérique, et toujours, le mutisme de Cordelia : « Silence ! Silence ! Pas un bruit ! » suppliera finalement Lear, qui n’est plus qu’une douleur.

Pas de miséricorde, pas de rachat, tout juste avant que le monde ne soit englouti, aperçoit-on Lear, au bord du gouffre, qui esquisse quelques pas d’une danse muette et fugace avec sa fille Cordelia.

Le Roi Lear de William Shakespeare, mis en scène par Olivier Py est visible au Théâtre des Gémeaux à Sceaux jusqu’au 18 octobre 2015.
Scénographie, décor, costumes et maquillage : Pierre-André Weitz, Lumières : Bertrand Killy ; Son : Rémi Berger Spirou.
Avec : Jean-Damien Barbin, Moustafa Benaïbout, Nâzim Boudjenah, Amira Casar, Céline Chéenne, Eddie Chignara, Matthieu Dessertine, Emilien Diard-Detoeuf, Philippe Girard, Damien Lehman, Thomas Pouget, Laura Ruiz Tamayo, Jean-Marie Winling.

Marie Cosnay, Cordélia la guerre, éd. de l’Ogre, 2015, 368 p., 21 €
Le Roi Lear dans la traduction d’Yves Bonnefoy, est disponible en Folio Classique (couplé avec Hamlet)