« Au cours des dix dernières années, j’ai eu quarante-deux emplois dans six États différents. J’en ai laissé tomber trente, on m’a viré de neuf, quant aux trois autres, ç’a été un peu confus. C’est parfois difficile de dire exactement ce qui s’est passé, vous savez seulement qu’il vaut mieux ne pas vous représenter le lendemain. Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. À deux différences près. Si vous demandiez à Tom Joad de quoi il vivait, il vous répondait : “Je suis ouvrier agricole”. Moi, je n’en sais rien. L’autre différence, c’est que Tom Joad n’avait pas fichu 40 000 dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres.
Plus je voyage et plus je cherche du travail, plus je me rends compte que je ne suis pas seul. Il y a des milliers de travailleurs itinérants en circulation. » (Tribulations d’un précaire)
Iain Levison, romancier américain, né en Écosse, a connu cette vie précaire, ces itinéraires de picaro, d’apprentissage sur le tas, live, de la survie, des petits boulots, des gagne (peu de) pain. Entre le Figaro de Beaumarchais, si l’on veut rendre le tableau littéraire, et le tocard, Dude, Big Lebowki des frères Coen, pour le pan cinématographique. Ses romans offrent la peinture sans concession d’une Amérique loin des clichés, celle d’une permanente Grande Dépression, tant financière qu’existentielle, celle où les self made men ne sont que des laissés pour compte et repris pour contes, dans ces romans entre fable et réalisme, chronique et loufoquerie. Du roman social mâtiné de drôlerie.
Trois des romans de Levison peignant cette existence picaresque sont disponibles dans l’édition de poche des éditions Liana Levi, Piccolo : Un petit boulot, Trois hommes, deux chiens et une langouste et Tribulations d’un précaire. Des romans nécessaires, centrés sur la question de l’emploi aux USA, la précarité, l’obligation de cumuler deux boulots pour seulement survivre, les petits arrangements avec la légalité des deux côtés du manche, chez les employeurs comme les employés. Des romans du social, donc, d’un humour noir irrésistible, décapant, l’auteur, qui a connu la vie de ses personnages, n’ayant pas son pareil pour faire de la banalité une épopée tragi-comique des temps modernes.
Trois hommes, deux chiens et une langouste met en scène trois potes, précarisés, un peu paumés, bras cassés. Mitch est chef de rayon chez Accu-mart, le supermarché local, Doug est cuisto, Kevin, le seul marié et père de famille, est dog-sitter, il promène les chiens de riches propriétaires. Les trois végètent au propre comme au figuré, jusqu’à cultiver et vendre de l’herbe. L’expérience tourne mal, Kevin fait de la prison. Le roman commence alors que tous trois tentent de reprendre leur vie en main. Échapper au « boulot, télé, herbe, dodo ». Mais ils vivent à Walston, « symbole pittoresque de la pauvreté et du viol de l’environnement », « ville minière à moitié défunte dont les jours de gloire étaient fini depuis longtemps et dont les contribuables bénéficiaient en majorité de l’aide sociale ». Et Kevin a beau être né, clin d’œil ironique, à Eden, rien dans leur histoire ne prédispose les trois comparses au bonheur :
« Mitchell Alden était venu au monde avec de nombreux atouts, mais la Malédiction de la Mauvaise Décision les gâchait tous. C’était génétique. Il se revoyait dans la cuisine du Queens où il avait grandi, écoutant son père discuter avec son associé qui essayait de quitter les aérateurs pour investir dans les ordinateurs. Il se rappelait ce qu’il avait dit pour essayer de le convaincre de continuer à vendre des extracteurs de fumée. « Bon Dieu, je ne sais pas combien de temps va durer cette folie des ordinateurs, mais toute ma vie on fumera dans les bars de New York. » Ça s’était avéré, mais seulement parce que le père de Mitch avait sous-estimé son espérance de vie. Six semaines avant que l’interdiction de fumer dans les bars de New York entre en application, il était mort sur la voie express de Long Island à cause d’une autre erreur d’appréciation qui concernait cette fois la distance de freinage d’un semi-remorque ».
La vie est dure, le chômage frappe, Mitch d’abord, Doug ensuite. « Ils avaient avalé toutes les conneries qu’on leur avaient servies sur la possibilité qu’ils aient un avenir ». Trouver un sens à sa vie passe alors sans doute par l’inventivité, voire l’illégalité. Ou mieux, combiner les deux : piquer l’écran plasma 42 pouces de leurs rêves, voler une Ferrari, vendre de gros stocks de médicaments, jusqu’au « Grand Projet », attaquer un fourgon blindé, tout pour échapper aux petits boulots… Le roman suit leurs aventures rocambolesques, leurs plans foireux, les multiples rebondissements de leur vie précaire, toujours en déséquilibre. C’est mélancolique et drôle, politique et loufoque, un cocktail irrésistible. Les caves se rebiffent, se rêvent même en héros de Tarantino, « les types dans Reservoir Dogs »… Ou en écrivains, comme Doug, qui échafaude une histoire de langouste qui s’échappe de son aquarium pour retrouver sa famille dans le Maine. Mais le road movie tourne mal, la « joyeuse évadée » devient « une vagabonde sombre et violente », « camée et suicidaire », arrêtée pour avoir poignardé un lézard. Serait-il impossible d’écrire un conte pour enfants au pays des laissés pour compte ?
Tribulations d’un précaire est le précédent roman de Iain Levison, écrit à la première personne. Fruit des expériences de son auteur, il met en scène un personnage qui s’épuise à survivre en multipliant les expériences sur le marché du travail, pour constater, de licenciements en démissions, que l’honnêteté et le courage ne sont jamais récompensés, que l’on peut toujours tomber plus bas. Que le struggle for life a une définition simple, « se tuer à survivre ». Il ne reste qu’à goûter l’ironie de l’alliance des termes, sujet même du roman :
« Impensable d’avoir une femme et des enfants. Il s’agit de survivre. Encore y a-t-il de la grandeur dans la survie, et cette vie manque de grandeur. En fait, il s’agit surtout de s’en tirer.
Ça n’est pas ce qui était prévu. J’avais un projet autrefois, mais avec le temps je l’ai oublié. Il comprenait une maison, une jolie femme, une bonne voiture, un bout de jardin clôturé, et plus tard un enfant ou deux. Ensuite je m’installais pour écrire le Grand Roman Américain. Il y avait un accord tacite entre moi et les Parques : puisque je vivais dans le pays le plus riche dans l’histoire du monde et que j’étais plutôt travailleur, toutes ces choses devaient arriver ».
Le ton est réaliste, cynique, froid, sans effet de style ou de manche. Les raisins, sans la colère, sur le mode du constat. Édifiant. Mais il ne s’agit pas pour Levison de donner des leçons, de récriminer ou de dire une quelconque haine. C’est drôle, hilarant même, rien n’est pris au sérieux, tout tourne à la farce, tragique parfois, absurde souvent. Ainsi lorsque l’auteur décrypte les subtilités du langage administratif, les terminologies des employeurs, les lubies des managers : « Je feuillette ensuite une brochure de seize pages intitulée Devenir associé, et à la page 3 je comprends enfin qu’associé signifie employé. Massacrer la langue est devenu monnaie courante dans le monde de l’entreprise, et les gens qui travaillent aux postes les moins qualifiés du Marché ont tous un titre. On m’encourage à parler à mes amis de belles perspectives de carrière d’adjoint au chef cuisinier (émincer des légumes ou faire la plonge, selon les besoins), ou d’associé à l’enregistrement des ventes (caissier), ou d’associé à la maintenance sanitaire (balayeur) ».
L’Amérique décrite dans ces pages, qui nous mènent de New York à l’Alaska, est violente, injuste, sexiste, xénophobe, esclavagiste en somme. « Il y a longtemps, avant la Dépression, le mouvement ouvrier était un groupe d’hommes courageux debout face aux milices armées (…) avec une seule idée : être traités avec justice. Aujourd’hui (…) quand vous êtes baisé, vous êtes baisé, et si vous vous plaignez, vous êtes un pleurnicheur.
Voilà ce que c’est de se battre pour les pauvres, on peut devenir riche en le faisant. On n’est plus pauvre. Alors pour qui se bat-on ?
Regardez l’Union soviétique, un pays fondé sur l’idée que ceux qui travaillent pour vivre devraient être respectés. Ça n’a pas bien marché. Cette expérience sociale sert à présent d’histoire édifiante pour quiconque pense que ceux qui travaillent pour gagner leur vie ont des droits. C’est presque une justification pour ne pas respecter vos ouvriers, pour leur pisser dessus de toutes les manières possibles, pour promouvoir l’idéal capitaliste éprouvé. (…) Pourquoi ? Parce que les États-Unis sont toujours là tandis que l’Union Soviétique s’est cassé la gueule. Si ça te plaît pas, va te prendre un ticket de pain à Moscou ».
Et ne pourrait-on même considérer, avec une bonne dose de recul ou de cynisme que ce n’est finalement pas si mal aux USA ? « Il y a de nombreuses façons de voir la chose. Ça ne va pas si mal. Je vis dans le pays le plus riche du monde ; même être fauché ici vaut mieux que d’appartenir à la classe moyenne du Pérou ou de l’Angola. Je pourrais être un paysan sénégalais ».
Marche ou crève. C’est valable au-delà des frontières géographiques ou sociales, pour « nous, les travailleurs désunis de tous les pays »… Levison passe par tous les emplois possibles : il découpe des poissons dans un magasin de luxe à New York, porte les cafés et les câbles sur le tournage d’un film underground, remplit des cuves de fuel, devient déménageur, travaille sur un bateau de pêche en Alaska… et toujours, inlassablement, épluche petites annonces et offres d’emploi. Rien dans sa formation (un diplôme de lettres) ne lui sert. Sinon sans doute à exercer son regard d’observateur. De l’intérieur. A l’opposé de ces cinéastes que Levison a un temps côtoyés et qu’il décrit dès le premier chapitre du roman. Des artistes. « Ils n’ont aucune responsabilité vis-à-vis du monde extérieur puisque leur travail consiste à le critiquer. Comment pourraient-ils remplir leur inestimable mission de rendre compte de la société s’ils courbaient l’échine sous ses règles aliénantes ? ». Écrire plutôt :
« Je pourrais écrire un bouquin sur cette merde. Un million d’autres pourraient aussi.
Je me munis des petites annonces du dimanche, d’une tasse de café, et je m’assois à côté du téléphone ».
On peut rire de tout, même de la crise, Levison le prouve. Mais il s’agit d’un rire de résistance, politique, engagé. D’une urgence.
Iain Levison, Tribulations d’un précaire, traduit de l’américain par Franchita Gonzalez Batlle, Liana Levi, « Piccolo », 187 p., 8 €.
Iain Levison, Trois hommes, deux chiens et une langouste, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle, Liana Levi, Piccolo, 272 p., 10 €