Arte : Roland Barthes et le théâtre du langage

Dans les dernières minutes du splendide documentaire que Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas consacrent tendrement à Roland Barthes, on entend le sémiologue revenir sur les raisons qui l’ont conduit à s’intéresser à la photographie dans La Chambre claire, son ultime essai : il explique qu’un soir de chagrin, quand le chaos l’emporte sur toute pensée comme il le dit dans son Journal de deuil, il cherchait à retrouver sa mère. Il feuillette alors un album de famille, se met en quête d’une photo qui dirait non pas sa mère mais la lui rendrait absolument, la lui redonnerait totalement, la lui restituerait dans une plénitude aimante et vivace. Mais les photos passent, les heures défilent et aucune photo ne vient satisfaire la demande d’amour, tout ne donne que l’être civil du sujet quand soudain, au bord du renoncement, une photo couleur de passé, démesurément jaunie, de la mère alors petite fille, une photo aux accents proustiens vient lui offrir l’air moral de la mère défunte, vient la lui restituer, est la demande d’amour fou exaucée : l’impalpable beauté de la tendresse qui se dispense du langage.

Sans doute le documentaire patient, attentif et si brillant de Chantal et Thierry Thomas peut-il œuvrer de la même façon sur son spectateur, peut-il livrer, de la même manière, depuis l’indéfectible et aimante admiration de son ancienne élève, l’être entier de Barthes, ramener à la surface du présent ce qui a fait de cet homme et sa pensée l’intelligence ardente et vive d’une critique sans répit de l’écriture, en faire apercevoir la chambre claire depuis la trame parfois irrévélée d’une pensée sans cesse aux aguets. Avec une rare douceur didactique, presque neutre, toujours au bord de ne jamais se dire, sans décider du sens mais en le guidant insensiblement, doucement, depuis la bienveillance de sa position de guide dans l’œuvre, le documentaire de Chantal Thomas retrace patiemment avec un sens aigu du montage et un commentaire d’une exemplaire sobriété le parcours agile de Barthes dans la pensée et son destin d’écriture, du critique littéraire à l’écrivain en passant par le sociologue et le sémiologue. Dévidant un impeccable fil chronologique, le documentaire évoque ainsi successivement les terribles années de Barthes au sanatorium qui le virent commencer à écrire, les rageuses années plus sociétales où l’homme dévoile les signes et questionnent les mythologies du quotidien, les années de sémiologie où, découvrant Saussure et se nourrissant de Freud, il enquête sur Racine, en vient à se heurter aux foudres de l’antique Sorbonne d’alors, participe depuis tout l’indirect de sa pensée à mai 68, revient encore sur lui-même pour livrer au cœur de la théorie du texte son intime plaisir à lire et écrire, et à questionner son désir même d’écrire.

«nous parlons sans savoir que
le langage existe»
(Barthes)

Admirative mais jamais hagiographe, toujours aimante mais jamais étouffante, Chantal Thomas s’attache avant tout à livrer de son défunt maître le portrait du chercheur en figure éthique, offre à celui qui l’a formée un hommage d’une rare rigueur morale où l’écriture surgit comme l’héroïne de mises en crises successives du savoir par le savant lui-même, de l’écriture par l’écrivant et bientôt l’écrivain. La dynamique de Barthes livrée ici ne se fait pas uniquement chronologique, elle n’est pas la ligne nue d’une percée univoque dans le temps : elle se donne aussi et surtout comme une pensée qui n’a cessé de se mettre en intrigue, de s’adresser à elle-même des questions pour dévoiler ses manques, ses détours jusqu’au risque assumé de l’impasse. L’une des évidentes qualités de ce documentaire qui peut s’adresser aussi bien à ceux qui connaissent peu Barthes comme à ceux qui le fréquentent assidument est de placer précisément le langage de Barthes et Barthes comme langage comme sa perpétuelle tache aveugle, son intime maladie, cette manie dont lui parle un journaliste à la sortie de son Roland Barthes par Roland Barthes. Dans une de ses phrases dont le rythme serein et la prosodie classique sont les indéfectibles atouts et les imperceptibles secrets, Barthes déclare ainsi dans un entretien que « nous parlons sans savoir que le langage existe. », et sans doute, son œuvre se situe-t-elle aux marges nues et opposées de cette affirmation, souhaitant nous rendre visible notre langage, nous le donner comme notre théâtre intime ou jeté au dehors de nous, toujours continu, toujours tu et pourtant toujours immanquablement sous nos yeux et sur nos lèvres. Chantal Thomas le sait : Barthes est le moraliste de notre 20e siècle révolu.

« Il ne peut vivre et demeurer dans le poème
C’est dans le monde qu’il vit et qu’il demeure »

Capture d'écran Arte
Capture d’écran Arte

Mais là ne résident pas les seules et uniques qualités du documentaire qui s’ouvre sur le constat par Barthes du persistant hiatus qui, selon lui, existe entre le sujet qui parle et le sujet écrit, les irréconciliables d’une même médaille, hiatus qui, précisément, révèle la béance, l’écart, le trou de l’écrit par lequel le documentaire va donner Barthes, à savoir comme un sujet qui vit, qui ne cesse de vivre, d’être le grand vivant de la pensée. C’est sans doute ici que le documentaire atteint à ce que la photo de la mère a pu lui laisser apercevoir au cœur de Barthes. Par son exigeant travail d’archives, par un Barthes toujours en mouvement, marchant au Luxembourg, traversant déjà sans regarder place Saint Sulpice ou encore en revenant dans un hiver contemporain nu de froid au 11, rue Servandoni où a vécu Barthes, ou redonnant la lumière d’Urt dans son impériale aristocratie du Sud Ouest, le documentaire de Chantal Thomas quitte le simple studium, la simple ligne nue et dénotative de Barthes pour nous offrir la chance continue et remarquable de saisir amoureusement le punctum de Barthes, Barthes comme punctum de nos existences. Barthes parle mais je vois une mèche de ses cheveux qui sans cesse rebique. Je vois Barthes vivre. Il est plus maigre quand il est chez lui que lorsqu’il marche dans la rue. Dans sa chambre, il ne chauffe pas. Il a toujours un épais gilet. Est-ce un code bourgeois ou une simple habitude d’écriture ? Autant de questions qui ouvrent à une contingence folle, qui laissent apercevoir Barthes vivant comme si ce documentaire pouvait nous rendre Barthes de nouveau disponible à la saisie, encore offert à la chance du romanesque, le redonnait comme pleine figure d’écrivain, comme un homme jeté dans la folle épaisseur de la vie : Roman Barthes. Une figure romanesque de la douleur d’écriture, de sa question sans répit, de son incertitude viscérale. Une figure fragile mais tenue de la pensée, une figure bien plus romantique de l’écriture qu’on n’a voulu bien le voir jusqu’à maintenant, une figure dont les déchirures d’existence et de pensée ne sont pas si loin d’Hölderlin, ce Hölderlin qui, parlant de Napoléon, parlait sans le savoir de lui-même et du Barthes que, dans ce gracieux moment de télévision à ne pas manquer, Chantal Thomas devine : « Il ne peut vivre et demeurer dans le poème / C’est dans le monde qu’il vit et qu’il demeure. » Roland Barthes n’aurait assurément pas dit autre chose de sa mère, et nous de lui.

Arte, 23 septembre 2015, « Roland Barthes, le théâtre du langage »
Lire également la critique de Christine Marcandier
Informations techniques : Documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas – Réalisation : Thierry Thomas (France, 2015, 55 mn) – Coproduction : ARTE France, Les Films d’Ici 2, INA