Ocean Vuong : Poèmes de mères, d’amour et de mort (Le Temps est une mère)

Une formule liminaire donne le ton, grandiose, du nouveau recueil de poésie d’Ocean Vuong : « Il était seul dans le jardin, si noir / que la nuit bleuissait autour de lui ».

Comme l’indique le titre du recueil, le poète s’engage dans une recherche du temps perdu : « Tu sais combien d’heures j’ai perdues à mater des mecs / hétéros jouer aux jeux vidéo ? / Suffisamment / Le temps est une mère / Au cas où on l’oublierait, une morgue est aussi une maison de quartier ». Il souhaite moins apprendre à habiter le monde que le temps, hanté par le chagrin et l’inquiétude liés à la perte : « Je veux prendre soin de notre planète parce qu’il me faut un beau / cimetière ».

Si l’art ne peut arrêter le temps, Vuong nous en offre une expérience singulièrement ressaisie par l’écriture : dans « Künstlerroman », il appuie sur la touche « rembobiner » pour faire défiler le cours de son passé en chronologie inversée, avec un effet de ralenti, non sans rappeler la poétique du ressouvenir chez Apollinaire : « Les vergers fleuris se figeaient en arrière » (« Mai »). Comme lui, Vuong éprouve avec une grande inventivité la diversité des possibles offerts par la poésie, tant dans la variété de ses niveaux de langue que dans sa longueur ou sa mise en forme : il joue ainsi avec l’inscription typographique du texte dans la page, « fourmis » noires sur le « désert blanc », avec de fréquentes coupes du vers au milieu de la phrase qui créent un effet d’essoufflement.

L’encre serait de l’ombre

« Question deuil j’assure à mort », affirme le poète. Le recueil prend la forme d’une fictionnalisation poétique du vécu, évoquant plusieurs deuils – celui de sa mère surtout, mais aussi de son oncle (« Parce que mon oncle a décidé de quitter ce monde, intact »). La parole lyrique mobilise en effet l’écriture du tombeau, sans aucun pathos : « Rose, ai-je chuchoté pendant qu’ils enfermaient ma mère dans son sac mortuaire, sors de là / Tes plantes sont en train de mourir / Ça suffit comme ça. » Dans une forme de poétique du texte offert, l’écriture est souvent adressée, dédiée, à son compagnon Peter, à sa jeune nièce Sara, ou encore à sa mère.

Ocean Vuong dresse le portrait oblique de cette vie minuscule, « ancienne employée de salon de manucure ». Explorant les ressources poétiques de l’infra-ordinaire, il nous la présente à travers l’historique de ses achats en ligne sur Amazon : la forme du poème-inventaire laisse entendre une sombre évolution au fil des mois, avec la survenue de la maladie (« Avr. Foulard en coton Chemo-Glam, imprimé fleurs du jardin / Tee-shirt de sensibilisation au cancer du sein ‘‘Ma mère est une guerrière’’, rose et blanc »), puis la commande d’une « Urne en aluminium Éternité, gravure colombe et rose, petit format », avant que la parole poétique n’achoppe sur le silence funeste, avec un dernier achat mentionné de façon laconique, et qui devient infiniment touchant : « Nov. Chaussettes en laine, gris, 1 paire ». La souffrance du poète, marquée par le motif biblique de la chute, ne semble pas offrir d’espoir de rédemption : « Je ne suis pas défoncé, monsieur l’agent, c’est juste que je ne crois pas au temps. Demain, passages nuageux avec un risque. J’ai fini de parler, monsieur, je dis ce que je ressens. À l’intérieur de ma tête, la guerre est partout ».

Après la figure de la mère, bien connue du lecteur depuis le récit autobiographique Un Bref instant de splendeur (2019), c’est celle du père qui apparaît dans ce nouvel ouvrage. Le corps du poète et de celui qui a abandonné très tôt le foyer familial s’entrechoquent lors d’un accident de la route, alors qu’ils allaient faire piquer leur chien : « il s’est écrasé / sur moi & on s’est enlacés / pour la première fois / depuis des décennies. C’était parfait & mal, comme de l’argent / qui brûle ». Cette promiscuité accidentelle relance la méditation du poète sur la force ou la fragilité des liens parentaux.

Danser sur des rafales de mitraillettes

Vuong est un enfant de la guerre du Vietnam. De ce fait, l’histoire individuelle et l’histoire collective se replient, se confondent dans l’expérience de la douleur. Ce lourd héritage politique, omniprésent depuis son premier recueil, n’est pas pour autant une opportunité d’écriture, contrairement à ce que lui dit une jeune femme lors d’une soirée de Brooklyn : c’est une blessure qui ne lui laisse pas d’autre choix que d’écrire et de créer (« Car chacun sait que la souffrance jaune, coulée dans le moule des lettres américaines, se change en or. Notre peine sous les doigts de Midas. Du napalm au sillage arc-en-ciel […] Danser sur des rafales de mitraillette n’est pas facile, c’est prouvé »).

L’auteur est influencé par la pensée de Roland Barthes (mentionné en épigraphe du poème « Chère Rose »), dont il réélabore l’héritage : pour Barthes, l’écrivain est en effet celui qui joue avec « le corps de sa mère », pour « le glorifier, l’embellir ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu » (Le Plaisir du texte). Le vietnamien, langue maternelle de Vuong, sourd ponctuellement dans le recueil : « Dans ma langue, celle qui ne me vient désormais qu’en fermant les yeux, amour se dit Yêu / Et faiblesse se dit Yêu / La façon de dire ce que l’on veut dire change ce que l’on dit ».

Au-delà de cette culture racinaire, le poète analyse la langue du pays où il vit depuis ses deux ans, et interroge les expressions de l’anglais américain fondées sur la violence, dont la culture est profondément ancrée dans l’ADN des États-Unis : « T’as déchiré / sur scène. Non c’était une vraie tuerie. Ouais / un massacre. Le carnage absolu. On les a / défoncés » (« Old glory »). Marqué par l’héritage d’une guerre trop vite oubliée, il cherche à secouer ces paroles gelées afin d’en produire la rémunération poétique : « Nique sa mère le temps, dis-je aux pierres tombales, vivant, absurde ». L’orphelin sublime des États-Unis met ainsi en mots la déshérence politique, culturelle et humaine de son pays d’adoption.

Un sillage arc-en-ciel

Ocean Vuong, qui a toujours revendiqué sa subjectivité queer, évoque sans la nommer explicitement la transition de genre d’un de ses proches : « Cette fois où Jaxson est tombé dans les pommes devant une triple portion de pancakes géants chez Denny’s, après sa mastectomie / J’arrive pas à croire que j’ai perdu mes nichons, disait-il l’instant d’avant, souriant entre ses larmes / […] Parce que retirer à mon ami un morceau de lui le rend plus entier ». En mentionnant cette opération chirurgicale liée à la transidentité, il fait entrer le mot « mastectomie » en poésie (rappelant aussi le cancer du sein de sa mère), tel Rimbaud en son temps avec le mot « anus » dans « Vénus Anadyomène », à la recherche comme lui d’un nouveau langage poétique.

L’homosexualité, présente dans ses deux précédents ouvrages, réapparaît également par le rappel de la violence homophobe qui structure encore fortement la société américaine : « Parce que lorsqu’un homme & un homme / entrent main dans la main dans un bar / la blague se retourne contre nous » ; « À la broche, le pédé ». Celle-ci se combine sans peine avec le racisme anti-Asiatiques, au détour d’une conversation avec un inconnu sur la messagerie instantanée AOL : « t’es asiate ou t’es normal ? / […] appelle-moi / pédale / j’ai besoin de toi / va te faire foutre » (« Künstlerroman »). Chez Ocean Vuong, les phénomènes de violence qui passent dans le texte revêtent toujours une dimension multiscalaire.

L’auteur infléchit et réoriente la poésie des origines vers une quête de la source, nécessairement fantasmatique, de l’homosexualité : « Peut-être ai-je vu un garçon / en tablier noir pleurer dans une Nissan / grande comme le cercueil d’un monstre & su / que je ne serai jamais hétéro ». Le thème sexuel est un autre fil du recueil qui lui permet d’explorer le versant mélancolique de l’inspiration, dans une forme d’inquiétude identitaire (« Avant j’étais pédé, maintenant je suis une case à cocher », déclare-t-il). Celle-ci semble, paradoxalement, gagner le Je dans son œuvre à mesure qu’il se trouve en tant que poète et que son écriture gagne en maturité.

Avec mélancolie, Ocean Vuong accuse modestement les limites de son entreprise poétique : « Oui, je cherchais / la grâce — Mais tout ce que j’ai su faire / c’est bâtir une cage / autour du cœur » (« L’art poétique en Créateur »). Le Temps est une mère est pourtant un recueil aussi concis que puissant, dans lequel le temps se compte en mères plutôt qu’en minutes.

Ocean Vuong, Le Temps est une mère, traduit de l’anglais (USA) par Marguerite Capelle, Gallimard, septembre 2023, 128 p., 16 € — lire un extrait