Comment encore faire commun dans une démocratie attaquée de toutes parts, sans cesse remise en cause, dont les services publics font l’objet d’une destruction en coupe réglée ? C’est à cette question urgente que Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe, qui viennent de cosigner le remarquable Démocratie ! Manifeste tenteront de répondre dans le cadre des Enjeux Contemporains à l’occasion d’une table ronde ce jeudi après-midi au Vieux-Colombier. Barbara Stiegler pose ici pour Diacritik le temps d’un entretien les pistes de cette discussion.
Qu’est-ce qui, selon vous, met en péril aujourd’hui la possibilité de faire monde commun ?
C’est une question très difficile, car les facteurs qui détruisent la possibilité de partager un monde commun sont évidemment multiples. Et aujourd’hui, ils sont même devenus innombrables. Si je veux éviter de dresser une liste de catastrophes, il me faut donc choisir un prisme et essayer de nommer ce qui prioritairement nous menace.
Pour Jean-Pierre Vernant, la notion de commun (koinon) est au fondement de la cité grecque : « A la place du Roi [l’Anax du système palatial mycénien] dont la toute-puissance s’exerce sans contrôle, sans limite, dans le secret de son palais, la vie politique grecque se veut l’objet d’un débat public […] de la part de citoyens définis comme des égaux et dont l’Etat est l’affaire commune » (Les origines de la pensée grecque p. 7). C’est l’isonomia, le fait que nous partagions en commun et en public la même loi, c’est-à-dire le fait que la loi (nomos) soit au milieu (es meson) de la cité, un milieu transparent et accessible aux yeux de tous, qui est, pour lui, au fondement de la démocratie. Mais dans son livre Athènes, l’autre démocratie. Vème siècle av. JC (Passés composés, 2022), Christophe Pébarthe explique que l’isonomia ne suffit pas. Il faut y ajouter deux autres conditions : l’isêgoria, la capacité de tous à participer à la délibération et donc à fabriquer la loi commune, qui suppose elle-même la parrhêsia, la légitimité de chacun à prétendre pouvoir saisir ce qui serait l’intérêt commun de tous.
Or, notre République, qui elle aussi se fonde sur la chose commune (la res publica) et sur la détermination de l’intérêt général, part du principe que seuls les élus seraient compétents pour saisir l’intérêt général du peuple, lui-même jugé incapable par principe de saisir ce qui serait bon pour tous. Ce faisant, elle souscrit à une théorie de la connaissance, et donc à une épistémologie, qui se trouve être majoritaire dans toute l’histoire de la philosophie depuis Platon. Pour cette épistémologie anti-démocratique, saisir le commun supposerait de s’excepter de la diversité des perspectives qui traversent le corps social en vue d’atteindre une vérité transcendante, sorte de clé de voûte qui serait au-dessus de la mêlée et qui coïnciderait avec « l’intérêt supérieur de la Nation ». C’est ce blocage épistémologique qui empêche la République de sortir des postulats du « gouvernement représentatif », selon lequel le peuple serait incapable de se gouverner lui-même. C’est lui qui fait obstacle à une « République sociale et démocratique », pourtant revendiquée depuis 1793 et régulièrement reprise par les luttes sociales en France (1848, 1871, 1936, 1944, etc.).
Aujourd’hui, la réflexion académique autour du commun porte essentiellement, dans le sillage de l’histoire du communisme, sur la question de la juste répartition des biens, et surtout sur la désignation de « biens communs » jugés inappropriables. L’adversaire à abattre est ici le capitalisme, dont la logique est de transformer toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Je partage évidemment sans réserve ce combat. Mais je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front : celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique permettant de déterminer le bien commun, fondement de la croyance en la nécessité d’une délibération. Et ici, l’autre adversaire à abattre, c’est l’aristocratie élective, celle qui ne passe plus par la naissance mais par la compétence, et donc le niveau d’éducation. Or, en France comme dans beaucoup d’autres sociétés, tout le monde est désormais obligé de constater la faillite de ce modèle. Les classes les plus diplômées ont conduit notre société dans un état de crise systémique, ce qui remet évidemment en cause la légitimité des savoirs disciplinaires, considérés comme les seuls légitimes. Un tel monde peut potentiellement conduire à une guerre civile entre les moins diplômés, qui peuvent ne plus avoir aucune confiance dans les élites intellectuelles pour les diriger, et les plus éduqués, qui se mettent à développer une véritable peur du peuple, une démophobie stigmatisant systématiquement l’irrationalité de la masse, du grand nombre et des classes populaires. Dans une telle situation, les savoirs académiques se sont trouvés fragilisés et incapables de résister à l’assaut de la ploutocratie, qui s’est mis à les transformer en un ensemble de données, de connaissances et de compétences toutes convertibles en parts de marché. Le capitalisme triomphant et la décomposition de l’aristocratie républicaine en sont venus finalement à s’alimenter l’un l’autre. C’est la situation que nous vivons aujourd’hui, et qui conduit à une forme de stasis permanente, dans laquelle plus personne n’a l’impression de partager le même monde.
Qu’est-ce qui, en dépit d’un monde de plus en plus fractionné, peut encore faire commun ?
Notre livre Démocratie ! Manifeste (co-écrit avec Christophe Pébarthe, Le Bord de l’eau, 2023) ne se contente pas de dresser ce diagnostic accablant. Il propose aussi une hypothèse pour sortir de cette crise. Et si nous reprenions au sérieux les pratiques d’assemblée et de délibération ? Et si la révolution démocratique commençait par-là : par une société qui renoue avec l’expérimentation des Athéniens sur la Pnyx, et plus près de nous et dans notre propre pays, avec les pratiques révolutionnaires de la fin du 18ème siècle, multipliant les cercles, les sociétés et les assemblées populaires, dans lesquelles les vérités ne pouvaient s’établir qu’en commun ? Notre République, même si elle est profondément abîmée, repose sur un ensemble de services publics. Dans la santé comme dans la recherche, l’éducation ou la culture, ces derniers sont allés au bout du modèle de l’aristocratie élective, qui les a rendus exsangues et les a finalement trahis en les vendant au marché. Si ce diagnostic pouvait être partagé, nous ne partirions pas de zéro. Les enceintes des écoles, des amphithéâtres et des universités, celles des laboratoires, des hôpitaux et des théâtres pourraient devenir un ensemble de lieux communs et partagés pour tout un peuple qui décide de s’assembler et entend déterminer lui-même ce qu’il juge bon pour lui. Mais pour cela, il faut abattre bien des pouvoirs et être prêt à bien des batailles. Il faut être prêt à lutter ici et maintenant, au plus près de chez soi. Car c’est à ce niveau-là aussi, et pas seulement dans les hauts lieux de la finance internationale et de la ploutocratie mondialisée, que peut s’entamer une révolution.
Barbara Stiegler, Christophe Pébarthe, Démocratie ! Manifeste, Le Bord de l’Eau, septembre 2023, 160 pages, 12 euros
Rencontre aux Enjeux Contemporains : Jeudi 19 octobre – 14h15 – 15h00 Services publics avec Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe, modération Johan Faerber
Les journées de rencontres littéraires, au Théâtre du Vieux-Colombier Comédie-Française 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris – Entrée libre dans la limite des places disponibles.