Cette heure ! et voilà tout. Pour nous, plus rien qu’une heure
Après, qu’importe ? il faut qu’on oublie ou qu’on meure.
Ange ! une heure avec vous ! une heure, en vérité
A qui voudrait la vie, et puis l’éternité !
Hernani, Victor Hugo, 1830
[L’allusion, la misérable allusion. Ne jamais plomber un spectacle avec une allusion ! Et celui qui dit ça parlait en connaissance de cause ! Lui, mieux que quiconque, savait combien dans les époques troublées – surdémocratisées, ou fascisées, c’est selon – toute lumière qui brille dans la nuit, toute lanterne au détour d’un chemin sombre, toute étincelle qui s’éteint au loin, feux de projecteur sur la scène d’un théâtre, tout, tout donne lieu à une surenchère de sens et d’interprétation partisane. Un roi, sur la scène de la Comédie française, demande : « Quelle heure est-il ? » Et tout le théâtre classique s’écroula. Des gravas partout. Que n’a-t-on écrit sur ce « Quelle heure est-il ? » ! Ce demi-alexandrin qui trivialisait tout un drame en faisant parler un roi comme un péquin qui a peur de rater son train, pardon, qui a peur de manquer sa malle de poste. Car nous étions en 1830 avec ce spectacle Hernani, avec ce roi qui demande l’heure sur la scène du Français. Et pour cause. Le temps passe. Le temps passe vite. Nous aussi, nous nous inquiétons de ce temps qui passe. En demandant l’heure aux spectatrices et spectateurs Victor Hugo ne commettait aucune allusion. Il détestait les allusions. Dans sa préface à Marion Delorme en 1831 : « Les succès de scandale cherché et d’allusions politiques ne lui sourient guère, il l’avoue. Ces succès valent peu et durent peu. » « Minuit ! » L’heure de la révolution souveraine sonnait sur la scène du Français en vertu de ce seul vers.]
1930-2023.
Presque un siècle d’histoire française.
Creuzevault a su trouver un titre pour la séquence : Edelweiss [France Fascisme].
Il y avait eu la beauté des Fleurs du mal sataniques du poète en révolte, il y a désormais la laideur de cette fleur des Montagnes chantée en allemand-1930 qui repousse l’hiver. La fleur de la haine qui figure un troublant désordre anormal normalisé des saisons. Au temps ouvert sur l’infini des possibles (Hamlet, Hernani), théologie historique des Lumières, succéderait le temps cyclique des fautes et des expiations. Le signe de l’éternel retour, c’est le chaos ultime de la Nature. Oui, le réchauffement climatique se glisse partout. Avec même cette petite fleur des Montagnes qui résiste au froid. Il fait terriblement chaud en ce moment en France. Des plantes bizarres d’un hiver qu’on croyait révolu ressuscitent et envahissent l’espace pour nous faire suffoquer. Des espèces invasives contre lesquelles un metteur en scène audacieux part en mission en dénombrilisant le théâtre, en brandissant pour les détruire avec leur propre image un miroir 1930.

Cette urgence à jouer contre le réel n’aurait néanmoins pas dû conduire à mélanger 1930 avec 2023 avec tant d’à peu près. Construire une séquence historique, ce n’est pas verser deux sachets Knorr dans la même soupière. L’allusion, donc, a fait chanceler la mission. Faire subrepticement rentrer le présent dans le passé : un art compliqué. Dans ce spectacle, c’est le mot « décadence » qui porte la flèche du temps. Cette dernière se glisse comme un poison dans l’oreille des spectatrices et des spectateurs. Creuzevault transforme le mot en transmutateur poétique du fascisme d’hier en fascisme d’aujourd’hui. L’accusation était programmée dans le titre à valeur épique : France-fascisme. Mais l’épique écrase l’Histoire. Alors que nous avons besoin plus que tout d’Histoire justement ! « L’histoire, c’est le temps. » Michelet. Les pro-Nazis, les collaborateurs intellectuels et les écrivains pendant la IIe guerre, la droite maurassienne, les angoissés du bolchevisme, les haineux du Front populaire avant-guerre, les racistes, les antisémites, dès les années 1920, dès les années 1930, en France, toutes et tous avaient la hantise de la dégénérescence. Toutes et tous ils avaient été atteints de ce mal terrible qu’est la peur de l’effondrement de la souveraineté française.
La décadence frappait partout.
Toc toc.
Ouvrez la porte.
Le fascisme est là.
Il est trop tard.
Horloge, Dieu sinistre, dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi ! »
Le mot « décadence » était donc partout autrefois. Et le mot reviendrait partout aujourd’hui ? On s’étonne en premier lieu de voir à quel point les effets de loupe propres à l’espace médiatique déforment l’espace et le temps chez toutes et tous, déforment les perceptions de ceux-là même qui travaillent en professionnel de nos perceptions comme les artistes justement. Comme si nous vivions en continu devant les miroirs gondolés du Jardin d’Acclimatation de Neuilly. Sommes-nous en effet, véritablement, toutes et tous, même les artistes, même les écrivains, même les poètes, victimes d’Elon Musk ?
Et si le mot décadence envahissait vraiment toutes les consciences hors de l’espace médiatique… ? Après tout, ce qu’on appelle l’insécurité culturelle, la peur des éoliennes qui défigurent les paysages, l’AOC camembert qui se porte très mal, c’est affreux, ces gens étranges qui envahissent tout avec leurs habits bizarres et leur religion différente… Tout cela fait que la France n’est plus ce qu’elle était, soupir, soupir, soupir, et c’est triste. D’autant plus que l’Église catholique s’est aussi dévoilée en Gaule, comme dans le monde entier, en nid affreux de pédocriminels endurcis… Et donc, oui, pour la Droite, il y aurait de quoi se lamenter en termes de Décadence. Nous ne pouvons pas le nier. Le monde change. Les éoliennes, ce n’est pas joli. Les croyants se font rares aux côtés de Christ.
Mais Creuzevault va plus loin en tapant avec un marteau – à dessein laid – sur un fond d’angoisse bien plus inquiétant que celui qui empêche de dormir nos ennemis préférés devant l’invasion des éoliennes et des féministes aux pattes velues. On a entendu dire en effet que la DECADENCE serait aussi un fantasme de la gauche. Pire. Que la décadence touchait souvent, très souvent, historiquement, la gauche sociale-démocrate en faisant d’elle, hélas ! un vivier de fascistes français.
Oui, personne n’échapperait à la maladie de la décadence qui consiste à diaboliser rageusement, à outrer son langage, à jouer à se faire peur à la guerre civile. Sous le masque des années 1930 et suivantes, Creuzevault expose la misère d’une époque qui se donne en spectacle dans toute sa laideur de phrases. Une laideur au service d’ambitions déguisées en « bonne cause ». La France, Madame. On ne va pas ici recenser les identités de celles et ceux qui jouent à enflammer tous les matins aujourd’hui l’espace public à coup de bidons d’essence de mauvaise qualité. C’est apparemment devenu la routine d’existence de nombreuses personnes, qui se réveillent le matin sans doute en mal d’amour, avec toujours ce même but en tête : Comment réussir à frapper l’Autre ?
L’enjeu du spectacle, c’est faire Cassandre en retard.
Tout est déjà là, tout était déjà là.
Quelle heure est-il ?
L’heure qu’il était il y a un siècle.
Pas possible !
Ce petit jeu du coupé-collé, tout le monde y joue. C’est le zippo du débat public. Une giclée d’essence de fascisme de 1930 sur la tête de ton adversaire et tu gagnes plein de lumière ! Faut-il pour autant s’interdire le recul de la séquence historique ? Non. On veut bien du recul. On veut bien tenter de comprendre ce qui se passe sur cette scène de théâtre. Pourquoi transformer Lucien Rebatet en non-binaire ? Pourquoi ? Cela fait sens ou pas ? « Maman, tu es vieille, c’est juste que les non-binaires existent et donc il y a aussi désormais des non-binaires sur la scène. » « Ma fille, pardon, des non-binaires dans la vie, plus de visibilité aussi, bien sûr, oui, mais si, sur la scène, des non-binaires sont dramatisés, montrés, joués, j’ai le droit tout de même d’essayer de comprendre à quelle fin ! Non ? » Hypothèse : s’il y avait déjà des non-binaires en droit en 1930, cela signifie qu’il y a aussi des Rebatet en droit en 2023 ? Échafaudage symbolique risqué… ?
Mais tout de même : Nous, les humanistes de la Gauche, si promptes à fustiger les conservateurs réactionnaires, aveugles, imbéciles, qui courent après les pâquerettes de leur enfance, nous aussi, nous pouvons devenir des monstres en dépit de notre libéralisme sexuel et de notre prétendue tolérance envers toutes les minorités possibles et imaginables. Des monstres qui cherchent à éliminer – sans dentelle aucune – toutes celles et tous ceux que nous identifions comme maléfiques.
Le spectacle de Creuzevault se centre, semble-t-il, sur une série de figures qui ont en commun d’avoir commis, presque en chœur, la bascule du combat légitime en dégeulasserie collaborationniste fasciste. Nous les connaissons bien ces figures. Trop bien. Le spectacle fatigue par cette redondance, d’autant plus qu’elle s’opère dans une bouillie de références qui rend aussi ce théâtre d’évidences peu accessible, par exemple, aux lycéens. Les vieux connaissent déjà tout par cœur et les jeunes sont perdus dans la jungle des cadavres qui sortent du placard. Doriot était un fervent honnête communiste. Déat était un socialiste fréquentable. Céline a été un médecin engagé auprès des pauvres. Rebatet avait une maman (jouée remarquablement par Valérie Dréville) qui aimait son pays, et son mari, aussi, aimait son pays, lui qui est mort justement au front pendant la Ie guerre pour la gloire et l’honneur de son pays. Tous ces gens ont opéré une bascule dans l’ignominie. L’enjeu, pour Creuzevault, pour nous, ce serait donc de nous raconter comment et pourquoi ? Attention, nous aussi, nous sommes aussi sur la pente, nous-aussi la peur de la décadence nous gagnera en dépit de notre (fausse) modernité ?
Malheureusement, au bout de deux heures de spectacle, on ne comprend toujours pas pourquoi tous ces gens ont basculé la tête la première côté bourreaux. Aucune élévation par le sens n’est tout à fait proposée. Résultat, on se retrouve doublement englué dans le réel : hors du théâtre et dans le théâtre. Entouré, qui plus est, de tas de spectatrices et spectateurs qui viennent d’apprendre tout juste que Doriot existait ! Enfin ! Il était temps ! Et encore, on doit aussi expliquer que Doriot était un communiste, maire de Saint-Denis, exclu du PCF par Thorez parce que partisan de construire un front anti-fasciste avec la SFIO ! Et la suite ? La suite est épouvantable… Le Doriot en question finit par porter l’uniforme allemand. Je ne peux pas expliquer cette suite. Le spectacle ne m’y aide pas. Il me plongerait alors, plutôt, dans un abîme de confusionnisme ?
Tout le monde navigue à vue, semblerait-il, dans notre époque, même ce metteur en scène aux yeux autrefois si perçants… Qui nous met en garde contre « nos désirs » ! Parce qu’on en coulerait donc toutes et tous, possiblement, dans le fascisme en raison de nos désirs ?
Qu’est-ce ce que cela veut dire ?
Si on attend du théâtre un collier d’oracles sibyllins auxquels nous, spectatrices et spectateurs, nous devons donner sens au cours de la nuit qui suit la représentation, Edelweiss-Qui-Suis-Je ? n’est pas du mauvais théâtre. Même si ce n’est pas du théâtre qui va nous aider à combattre le RN. Mais ce n’est pas grave… Ou alors si, c’est grave ? Et c’est même, en réalité, le seul problème grave que pose ce spectacle ? Car si la gauche porte sa part de responsabilité historique dans la dérive fascisante ambiante, ne faut-il pas tout de même admettre, aussi, qu’il est toujours plus facile de tabasser l’ami qui a trahi que l’ennemi véritable qui grossit en force ?
Je serais du RN, je me réjouirais de ce spectacle qui met en scène l’effondrement de la scène politique de gauche par son meilleur ennemi, l’Artiste, celui qui se situe toujours, toujours plus à gauche que tout le monde, justement, celui qui ne fait jamais mystère de sa supériorité surplombante symbolique sur la plèbe politique qui se bat sur twitter, dans la rue, à l’assemblée. Si j’étais du RN, je prendrais ce spectacle pour le gigantesque et boursouflé symptôme de l’impasse absolue dans laquelle les Gauches se sont enfermées, enfermées comme des grandes, toutes seules, sans l’aide d’aucun Nazi.

2023, c’est l’absence d’une économie de guerre et de défaite. C’est l’absence d’une angoisse de dissolution dans un empire ou dans un autre. 2023, c’est une fabrique nationale-nationaliste en guerre contre le cosmopolitisme sous toutes ces formes quand il est estampillé « International ».
2023, c’est aussi une révolte féministe au long cours, c’est #Metoo dont la puissance est encore et toujours à venir, c’est la découverte que le reste du monde a droit de cité dans l’espace mental au même niveau que tous les paysages français, c’est une mobilisation sociale sans précédent qui annoncent d’autres futurs tsunamis mobilisateurs.
Il y a que la fascisation ambiante accompagne une polarisation de combat extrêmement violente : considérer que seuls des Doriot potentiels et non-binaires campent en face au RN est une vision absolue de parti pris.
Le voilà, le vrai problème, en Politique et en Art. Juger implique une extra-territorialité de position. Mais sortir du jeu, implique aussi absolument qu’on ne s’exclue pas dans le même temps de la responsabilité politique la plus terrestre, la plus proche. Avec qui je parle quand je parle ? A qui je parle quand je parle ? Avec qui je fais alliance ? Personne ? Toutes ces questions sont si difficiles. En 1930, le mot d’ordre du PCF, mot imposé par Moscou était : tous des social-fascistes, sauf les communistes. Avant que Moscou renonce à un tel extrémisme. Malheureusement, il était trop tard.
Coda 1
« Monsieur Mélenchon, votre refus de condamner l’envahisseur Poutine au nom d’une critique de l’Atlantisme est gravissime. Pour autant, vous n’êtes encore devenu ni Déat, ni Doriot. Vous menez, certes, des guerres picrocholines qui font honte contre vos anciens camarades à coup de tweets en les accusant (plus ou moins) de se fasciser alors même que vous, vos plus proches ennemis, les macronistes, vous accusent justement de ne plus faire partie de « l’arc républicain » ! Cependant, aujourd’hui, vous pouvez toujours vous excuser de tous ces débordements en prétendant qu’en France, tout le monde est devenu le fasciste de tout le monde ! Un de plus ou de moins… On ne va pas en faire une maladie ! Hein ? Le spectacle d’aujourd’hui ne s’appelle pas France-Fascisme, il s’appelle en réalité la France fasciste, ce n’est pas du tout la même chose. Tout le monde nage joyeusement dans un bouillon d’illisibilité en hurlant des gros et grands mots qui disent quoi ? Et, pendant ce temps, sur le terrain, les élus locaux travaillent, les militants travaillent, les travailleurs sociaux travaillent, les enseignants travaillent, … ils travaillent, ils travaillent mieux que vous, les porte-voix qui délirez le présent en chœur et en caleçon (ou en nuisette) en tweetant des horreurs au lieu de faire l’amour ! A la place – le savez-vous ? – il est toujours possible faire autre chose. Lire ? Aller au théâtre ? Sentez-vous libre ! »
Coda 2
Hier soir, n’ayant pas remercié assez promptement mon aimable compagnon d’existence m’apportant ma camomille du soir, mon fils m’a accusé de faire le lit du fascisme ! Pas d’inquiétude, je l’ai traité de nazi et tout est rentré dans l’ordre.
Coda 3
France-fascisme de Creuzevault met en scène la faillite des élites politiques, intellectuelles, littéraires. Toutes. Sans extérieur. Et, peut-être, il n’est pas impossible que le spectacle ne participe pas non plus, malgré lui, en dépit de lui-même, par maladresse, à cette faillite… Car ces gens de l’élite ne font pas de politique, ils passent plutôt leur vie à s’exclure mutuellement toutes et tous de la politique. Au moyen, entre autres, de l’étiquette « fascisme » … Et la boucle est bouclée. Sans jamais réfléchir à ce que ce serait vraiment qu’un fascisme à la française en 2023. Qui ne peut pas, de toutes les manières, être la répétition des années 1930. Il n’y a ni nazisme en conquête depuis Berlin ni bolchevisme en embuscade depuis Moscou. Deleuze disait que le fascisme était en nous (je vais vite), toujours en nous… chevillé à une structuration psychique patriarcale. Le fascisme intériorisé. D’autant plus concentré. Comme une fleur, il attendrait la bonne circonstance pour fleurir. Est-ce alors de ce fascisme-là, tourné en « désir » dont le spectacle de Creuzevault nous parlerait finalement ? Vous jugerez… ! Pour Anthémis Johnson, il manque un réel diagnostic historique qui affronte la circonstance du présent en face, sans éluder, sans ligne de fuite, au lieu de la présupposer implicitement, allégoriquement, obliquement, au moyen des années 1930, au moyen de l’allusion.
Edelweiss [France Fascisme], mis en scène par Sylvain Creuzevault, Théâtre de l’Odéon, Jusqu’au 22 octobre 2023