Florence Jou et Valérie Vivancos : « Induire des moments proches de la transe » (Payvagues)

Après Alvéoles Ouest (2020) et Explorizons (2021), Florence Jou fait paraître Payvagues (2023), un récit poétique traversé par la question écologique.

Florence Jou est écrivaine et a mené plusieurs projets en collaboration avec différentes structures artistiques : Grand Café, centre d’art contemporain de Saint-Nazaire ; Musée des Beaux-arts de Rouen ; galerie Confluences à Nantes ; Centre d’art La Passerelle à Brest ; etc. Valérie Vivancos est compositrice, artiste sonore, parfois sous le pseudonyme d’Ocean Viva Silver. Son travail est présenté dans des centres d’art à Paris (Palais de Tokyo, Gaîté Lyrique) et à l’étranger, dans des structures d’expérimentation musicale (GRM, notamment), ainsi qu’à la radio (France Culture, France Musique). Florence Jou s’associe à Valérie Vivancos pour une rencontre scénique, littéraire, musicale. Leur set musical et littéraire a été présenté à la Maison de la poésie de Paris et le sera dans d’autres lieux jusqu’en février 2024. Entretien avec Florence Jou et Valérie Vivancos.

Payvagues s’inscrit dans les réalités écologiques d’un monde déréglé par les phénomènes climatiques. Les questions de déforestation massive, de pollution, de sécheresse et de disparition des espèces traversent le récit poétique. Les personnages dessinent néanmoins les contours d’une possible transformation dans les rapports à l’environnement. Le travail de création sonore et les images filmées, lors du concert littéraire qui adapte le texte, proposent des espaces flottant entre réel et imaginaire. La question écologique, prégnante dans le récit, s’inscrit-elle, au regard de vos parcours respectifs, dans des préoccupations communes ? Peut-on dire que Payvagues se structure autour d’une dimension critique, en prise étroite avec les réalités environnementales actuelles, et d’un mouvement davantage porté par l’imagination ?

Florence Jou : Comment ne pas être préoccupé.e.s aujourd’hui par la fonte du pergélisol, l’accélération de la disparition des espèces, la surexploitation des ressources, les processus de désertification. Partout on entend craquer, brûler, fondre, mourir. La question écologique se développe pour moi durant ma thèse en Arts et sciences de l’art. Un ouvrage théorique aiguille ma recherche : Pour une approche écologique de la perception, de James J. Gibson qui définit une échelle écologique pour penser l’observation du monde. Nous sommes des corps dépendant de milieux, surfaces et interfaces. Nous n’habitons pas des « plans fantômes », mais des lieux où se déroulent des événements écologiques. Comprendre un milieu signifie mener une exploration active, constituée de transactions permanentes : toucher le sol et être touché.e par lui, contacter l’autre et être contacté.e, accueillir et être accueilli.e. Nous adoptons des comportements par rapport à des phénomènes que nous pouvons voir et toucher, sentir et goûter ou entendre.

Payvagues paraît en janvier 2023 aux éditions de l’Attente dirigées par Franck Pruja et Françoise Valéry, sensibles aux formes littéraires de recherche. Cette fiction est écrite depuis une échelle écologique. Chaque mouvement du texte, au nombre de quatre, est une situation où se mettent en place des processus pour explorer un monde au climat complètement bouleversé. Dans le ravage écologique ambiant, d’un ciel devenu lave compacte à une dalle infestée d’odeurs purulentes, les femmes de Payvagues observent des pertes de contact entre des modes de connaissance et des terrains empiriques. Elles vont mener des actions avec des individus, inventer un langage hybride et proposer un cadastre du sensible où relier humains, météorologie, sol et faune et flore. Les conditions d’existence des êtres, des animaux, des choses, ont été détruites par des forces bio-politiques. Il faut réapprendre un devenir sensible, remettre en place un empirisme qui renoue avec le terrain et permette l’émergence de nouvelles relations entre des êtres différents.

En décembre 2023, je rencontre Valérie Vivancos et nous partageons une vision critique écologique commune. Les lectures musicales nous semblent monocordes et souvent les résultantes d’un collage entre voix et musique. Nous désirons créer une proposition scénique où littérature, musique, vidéos forment un écosystème. Nous travaillons sur un « set musical et littéraire » où aucun élément ne doit devenir le décor ou l’ornement de l’autre. Nous n’avons pas de modèles, plutôt des images de formes architecturales ou organiques qui reposent sur des lois écologiques. Principes de tenségrité, compression et tension, vibrations, comme le dôme géodésique de l’architecte américain Buckminster Fuller ou le cytosquelette d’une cellule. Nous écrivons une armature musicale et textuelle tout en suivant une intuition organique dans un  environnement ouvert.

La trame est précise pour les trente premières minutes tout en restant à l’écoute des accidents, des variations et des changements dynamiques qui se produisent jusqu’à réaliser une improvisation dans les quinze dernières minutes du set. Comme un moment inédit à chaque représentation, parce que cet indéterminé favorise nos imaginaires et nos interactions. Nous avons préparé le terrain sans avoir voulu le fixer définitivement – une régénération nécessaire pour jouer.

Valérie Vivancos : En effet, nos curiosités convergent vers la question écologique et ses corollaires, à la lumière de parcours distincts et d’inquiétudes partagées. Payvagues se structure autour d’une dimension scrutatrice liée aux soubresauts de notre environnement. Le texte de Florence Jou s’est lové dans les plis de mon travail électroacoustique et vice-versa. Ces écritures renvoient aux tourbillons de la nature en tumulte qui nous abrite, à nos errances d’humaines, aux cordes hypersensibles, là où l’artistique est de facto politique. D’un point de vue musical, je partage le tissu même de ce récit poétique et traduis intuitivement le raptus en ondes, rythmes, fréquences, gestes. Les « corps sonores », au sens schaefferien, y prennent forme, dans leurs relations intrinsèques à un milieu « naturel ». Ma composition, mariée à l’imaginaire déployé du concert littéraire, investit ces espaces éthérés comme autant de venelles sillonnant des paysages concrets et chimériques. Il s’agit en définitive d’aller-retours entre nos craintes, constats, notre responsabilité, notre impuissance, et des lignes de fuites transcendantales.

Différentes formes composent le volume proposant une fiction jalonnée par de nombreux éléments descriptifs issus notamment d’un matériau documentaire. Les listes y sont très présentes. Quels matériaux documentaires ont été nécessaires pour l’écriture de ce livre ? Dans le travail de composition, pour le concert littéraire, d’où proviennent les matériaux sonores ? Quels traitements et sources ont été privilégiés dans ce travail du son ?

Florence Jou : Payvagues a été écrit sur deux années, avec le soutien d’une bourse d’écriture du Centre National du Livre. J’ai mobilisé des références déjà actives dans ma thèse, dont la dimension critique était majoritairement anthropologique, et de nouvelles références : Tim Ingold, Donna Haraway, Silvia Federici, David Toop, Nastassja Martin, Eduardo Kohn, Anna Tsing, Jared Diamond, Elsa Dorlin, Philippe Descola. Leurs livres et leurs entretiens sont venus me nourrir par effets de sédimentation et de réverbération, sans jamais importer de citations directes dans Payvagues. Les lignes, surfaces et fils de Tim Ingold ; les hévéas et les patterns de prédation d’Eduardo Kohn ; le champignon matsutaké et les zones de friction d’Anna Tsing, etc. Toutes ces notions, éléments et figures ont créé un état d’imprégnation qui se déploie ensuite dans l’écriture.

Dans Payvagues, narration et voix poétiques se succèdent. La liste y est effectivement présente : addition de textures, sédiments, espèces en voie de disparition, gestes et procédés issus de la bricologie, généalogies inventées, etc. Ces effets d’accumulation rendent compte de la plasticité du monde et de ses perpétuelles transformations. Le lecteur ou la lectrice ne traverse pas des paysages aux références géographiques et temporelles précises mais des couches. L’accumulation participe d’une stratification du sensible, où la lecture est orientée comme le geste de l’archéologue qui coupe un terrain en oblique et extrait des strates : « vous avez été loess, terre de brique, ergerons, concrétions pendant cycles interglaciaires, sols marneux à ciel ouvert, siphons en position ventrale, loges remplies de gaz, lobes et excroissances dans l’eau libre des mers et des fonds marins, vos flotteurs, vos lignes aux sutures plissées »

Pour Payvagues – le set musical et littéraire – j’ai réécrit le texte en réduisant fortement le volume de signes par rapport au livre. D’une part, une réduction propre à la scène et, d’autre part, j’ai composé des « morceaux » où la liste reste un des rythmes possibles à l’intérieur de la narration. Je voulais pouvoir m’appuyer à certains moments sur une matière qui me permettrait de répéter en cherchant des variations dans la hauteur de voix, en créant des effets de cassure, en cheminant par refrains, boucles et litanies. Contrairement à mes autres projets scéniques, j’ai mémorisé l’ensemble de mes textes pour être davantage en présence, à l’écoute du flux musical de Valérie. Les mots me servent à tracer des enveloppes, à envoyer des ricochets ou à augmenter la vitesse de propagation. J’active certaines répétitions pour induire des moments proches de la transe ou de la méditation.

Valérie Vivancos : Le travail musical s’est opéré par strates, en sondant d’abord le propos de Florence Jou. Il s’agissait de laisser émerger des évidences depuis le texte, de trouver une langue commune pour naviguer dans les plages sémantiques et sonores. J’ai proposé une scénochorégraphie jalonnée d’îlots sonores, qui ponctuent des moments, sources et propos distincts pour dérouler une dramaturgie symbiotique. Nous avons creusé ensemble les nuances de chaque mouvement.

Florence Jou et Valérie Vivancos, Payvagues (DR)

Payvagues se compose de quatre sections distinctes qui sont autant de récits structurés autour de plusieurs voix de femmes s’apparentant à des sorcières ou des chamanes. Quel statut occupent précisément ces différentes voix dans cet ensemble ?

Florence Jou : Payvagues – le livre – est une fiction divisée en quatre mouvements. Une traversée de paysages en mutations climatiques, oscillant entre désolation et merveilleux. Des humains rencontrent des femmes qui les initient à de nouvelles relations avec la faune, la flore, le climat. Iels rencontrent surtout des voix, car je n’ai pas créé de personnages au sens classique. Ces femmes sont des formes d’apparitions et de disparitions, tel un organisme qui mue au fil des mouvements du récit. Elles abandonnent leurs anciens exosquelettes pour en développer de nouveaux. Elles acquièrent une langue poétique postécologique dont les référents sont les algues, les champignons, les poussières, les arthropodes – insectes, crabes, abeilles –, les limons, etc. Leurs outils sont des rites farfelus ou fantastiques – rites du hop bang en mangeant des morceaux de météorite, rite du loess à base d’exercices somatiques – et des instruments bricolés ou low-tech. Je voulais qu’elles soient définies au travers de leurs puissances de métamorphoses, de transformations et d’hybridité. Ce sont « des voix et des peaux de femmes » évoluant dans un univers postapocalyptique, où elles rappellent la débâcle du monde tout autant que les possibilités de régénération. Elles n’ont pas de solution toute tracée et invitent d’autres individus à explorer des possibilités d’actions, dans un monde où le régime temporel est celui de l’infinitif – et non de l’infini. Infinitif, afin de mettre l’accent sur les tentatives, les expérimentations et les choses non-instituées, autant d’actions vitales et régénératives pour se défaire de relations contraintes, subies ou stériles : « Allonge, sur herbe, ligne de crête, à la dorsale océanique, tiens, segment longiligne, manteau chaud, remonte magma, pousse, pieds, pousse, bombée ».

Le texte met en évidence un monde hostile parcouru par des individus assujettis à un système, « dans la perte d’une résistance à la dégénérescence d’un monde ». Il présente néanmoins des espaces où d’autres expériences sont rendues possibles, dans de nouveaux rapports avec la nature. Les enjeux, dans Payvagues, sont-ils également politiques ?

Florence Jou : Dans le troisième mouvement du récit, deux agriculteurs errent dans leur ferme sur une zone littoraliste, où taro et riz ne poussent plus. Les esprits hagards, la sécheresse meurtrière. Une femme arrive sur leur terrain et va les initier à de nouvelles pratiques pour se relier à leurs corps et repenser leurs présences au monde. De même qu’elle va leur proposer de régénérer leur terre. Cette femme combine spiritualité new age, exercices de yoga, fabrication bricologique d’outils, expériences chamaniques. Une hybridité qui pourrait être sujette à suspicion autant qu’à libération. La pensée libérale est très prompte à récupérer certaines pratiques, telles que le yoga, pour servir l’accomplissement d’une réalisation individuelle et d’un culte de la performance, comme le montre Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, de Zineb Fahsi. Cependant, même en mobilisant des outils absorbés par le libéralisme, cette femme engage avec des individus des opérations pour régurgiter toutes les toxicités avalées. Le premier enjeu est de remettre en route une fonction essentielle : le métabolisme des corps. Parce que le fantôme du capitalisme est sans cesse présent dans Payvagues. Les corps ont été infectés par la surconsommation de nourritures industrielles, les pulsions marchandes, le développement personnel, les produits chimiques. Du sol aux pores des peaux, des actions de décontamination doivent être menées, sachant que de nouvelles contaminations menacent le monde en permanence. L’ennemi fantôme s’est infiltré, il a asphyxié le vivant en corrompant les relations : « et vivre ce pluriel suppose la mer, la rivière, la terre, suppose que nous avions dû repousser leurs ingestions successives, terreurs, de leurs corps aguerris à la performance et à la guerre, et que nous relâchions puanteurs, déchets toxiques, face aux gestes qui prennent, exsudent, pillent ».

Dans la création musicale et littéraire, des images sont projetées, resserrées autour de quelques motifs : paysages de montagnes, grottes, images de biologie cellulaire, cartographies présentant paradoxalement des espaces transformés, imaginaires. Comment avez-vous procédé, dans le travail en collaboration, pour articuler ces différentes composantes : mise en voix du travail d’écriture, création sonore et images ?

Valérie Vivancos : La création sonore mêle enregistrements bruts, musiques concrète et électronique. Je travaille par mouvements, dynamique, fréquences et textures. Les matières utilisées dans ce projet sont autant des enregistrements naturalistes que de la synthèse bruitiste et des objets acoustiques amplifiés pour tisser chaque tableau, tandis que Florence travaille l’incarnation de son texte, dont la diction s’allie aux autres sons jusqu’à parfois s’y noyer ou les assécher. Au fil de résidences de recherche et création, Florence et moi avons affiné les textures, ambiances, silences, articulations et la gestuelle pour canaliser une forme de puissance et construire un organisme hybride, fait d’images et vibrations.

Florence Jou : Au départ, je suis à la recherche d’une musicienne et je parle de mon projet de set musical et littéraire à une amie commune, Sophie Couronne. Elle nous met en relation car elle pressent le potentiel d’accords et de préoccupations communes. Débutent nos premières séances avec Valérie pour échanger et commencer à construire le set depuis la trame musique/voix.

Je parle du projet à Sophie Legrandjacques, directrice du Grand-Café, le centre d’art contemporain de Saint-Nazaire. Elle suit mon travail depuis plusieurs années, m’ayant donné carte blanche en 2019 pour écrire une fiction sur l’histoire du centre d’art, une performance qui est devenue le livre Alvéoles Ouest aux éditions LansKine. Elle nous apporte son soutien, le centre d’art devient co-producteur du set Payvagues. Nous sommes accueillies dans le cadre d’un partenariat qu’elle tisse avec le CNCM Athénor de Saint-Nazaire pour une première résidence en mars 2023. Indépendamment, une seconde résidence s’effectue en avril 2023, accueillie par Nicolas Tarlay à l’Espace culturel Saint-Gobain de Thourotte.

Nos résidences fonctionnent sur le mode d’échanges de propositions. Je dispose de plusieurs vidéos réalisées par les étudiant.e.s de l’école Estienne en création numérique lors d’un workshop à l’invitation de Patrick Pleutin. Les étudiant.e.s n’ont pas cherché à illustrer des extraits de Payvagues, ils et elles ont créé sur plusieurs semaines des formes singulières, souvent en 3D, de leurs paysages et visions post-apocalyptiques : travellings sur des strates, entrecoupées d’images moléculaires, bactérielles et organiques, fossiles inventées qui auraient pu servir d’outils aux femmes du Payvagues. Nous débattons autour de la place de ces images, nous testons leur mode d’exposition, leur format et leur fréquence dans le set. Nous décidons de les projeter en fond de scène, en prévision de notre première représentation en juin 2023 à la Maison de la Poésie de Paris, à l’invitation d’Olivier Chaudenson. Un désir de créer un espace immersif, de donner de la profondeur à ces vidéos et aussi de nous ancrer sur scène.

Valérie propose alors d’installer et d’activer des îlots sonores, en dehors de la position fixe où elle joue avec son ordinateur. Il s’agit de créer un archipel scénique qui organise nos déplacements et induit des foyers et des temps d’adresse différents. Nous travaillons pour chercher une circulation sur la scène et, comme je le disais en réponse à votre première question, nous sommes à l’écoute l’une de l’autre, autant que de notre contexte de travail. Nos deux univers se sont rencontrés parce que nous avons pris soin de conserver le mode de l’exploration, le sens de l’aimantation et le goût de la recherche. Art et recherche sont synonymes, comme l’indique Jean-Christophe Bailly, une danse d’indices où l’on ressent des points d’intensité.

Ce travail en collaboration met en présence différents domaines : travail d’écriture, performance, création sonore, vidéo. Que produisent ces expériences dans l’hybridation des pratiques sur vos travaux individuels, dans vos domaines respectifs, le travail d’écriture  et la création sonore ?

Valérie Vivancos : À travers des va-et-vient entre unisson et altérité, nous nous sommes progressivement frottées l’une à l’autre pour saisir l’endroit de la rencontre. Dans ma pratique solo, j’ai l’habitude de travailler l’hybridation mais dans des temps distincts – comme dans le Sleep in Opera, décliné entre 2002 et 2016, qui égrène des épisodes de recherche scientifique, performance collective et composition. Au début de l’élaboration de Payvagues, je craignais donc que trop de media tuent le message, aspirant à une version plus sobre, quasi-« piano-voix ». Cela a donné lieu à des discussions et à plusieurs essais. Bien qu’écrit, le projet laisse heureusement la place à des réinventions, à de la surprise. Finalement, on dépasse le concert littéraire pour aller vers un kaléidoscope sensoriel immersif, qui plus est lorsque les lieux qui nous accueillent permettent au public de s’installer au cœur du dispositif.

Florence Jou : L’écriture s’est toujours construite dans une proximité avec d’autres artistes et d’autres pratiques. Je considère le texte comme une plateforme économique et fragmentaire – au sens d’Arne Naess, penseur de la deep ecology –, un terrain de jeu collectif ouvert aux interprétations et dérivations multiples. La matière textuelle est donc performative et collective. Avec d’autres – Dominique Leroy, artiste sonore, Maude Mandart et Patrick Pleutin, plasticien.nes, Éric Arlix, écrivain, mais aussi des amatrices et amateurs –, une recherche s’engage pour inventer des dispositifs publics d’adresse et des espaces de réverbération.

Un même texte peut prendre plusieurs formes de vie. Il s’étoile, il entre dans une poétique du recyclage, à l’instar de la vie. On réécrit, on détruit et on reconstruit. On revient sur un lieu pour envisager de nouvelles trajectoires, on déblaie et on voit de nouvelles ébauches. Par exemple, Fordlandia est un texte que j’ai écrit en 2019, sur cette folle histoire du capitalisme où Henry Ford veut exploiter du caoutchouc en Amazonie. Je rencontre Dominique Leroy, artiste sonore. Le texte devient une création sonore – album numérique paru aux éditions Jou –, une performance scénique, une installation à Kerminy en Bretagne dans un lieu de recherche en arts et agricultures – créé par Marina Pirot et Dominique Leroy – et une publication. Il s’agit d’une succession de variations et de traductions opérées en fonction de différents dispositifs, parce que j’ai toujours cherché à écrire et transmettre des textes où les voix sont éclatées, où on ne peut pas assigner une origine unique à leurs présences. Le sujet se forme au travers de situations d’énonciation, chacun devenant un chœur disséminé.

D’autres expériences collaboratives sont-elles en cours ? Quels sont vos projets ?

Florence Jou : Après Payvagues, j’ai développé une recherche autour de la fiction climatique. J’ai écrit un premier roman se déroulant dans une Nation qui est une grande Nation sur fond de guerre météorologique. Et je suis en train de travailler sur mon second roman où, cette fois-ci, des personnages subissent des transformations jusqu’à changer de vie et de biotope. En parallèle, il y aura un projet Arts et Sciences avec La Maison de La Poésie de Bordeaux, une recherche collaborative au Lycée Expérimental de Saint-Nazaire et des interventions au sein du Musée Flaubert de Rouen. Ainsi que les prochaines dates de Payvagues.

Valérie Vivancos : Après un temps d’incubation, Payvagues nous a amenées à sillonner la France pour une dizaine de représentations publiques qui continuent en 2024. On sent – on nous le dit, aussi – une force singulière dans notre alliance. La suite découlera naturellement de cette succession d’expériences et des envies ou invitations qui en émergeront. Frénétique par accident, en dehors de ce duo, j’alterne projets individuels et collaborations : avec Limpe Fuchs, Rodolphe Alexis, Kamilya Jubran, Soizic Lebrat, Keiko Abe, Virginie Mielznuk. Je travaille actuellement sur une forme expérimentale d’écriture musicale dont le premier volet Idiorrithms Part I sera créée à Radio France le 5 novembre 2023. J’ai aussi entamé le tournage d’un documentaire sur le compositeur Christian Zanési, avec Stéphane Gobaut-York. Je publie des articles dans Revue et Corrigée et traduis des textes sur l’art et la musique, notamment avec Sophie Couronne pour les éditions JOU.

Florence Jou, Payvagues, éditions de l’Attente, 2023, 102 pages, 12€.

Prochaines représentations de Payvagues : 5 octobre 2023, Auditorium de Mérignac (Maison de la Poésie de Bordeaux) ; 24/25 novembre 2023, Musée des Beaux-Arts de Rouen ; 2 décembre 2023, Festival Instants Fertiles, Saint-Nazaire ; 21 février 2024, Maison de La Poésie de Nantes.

Crédits vidéos : Glenn Andro, Romain Blondel, Romain Bourillon, Clémence Brun, Clémence Celerier, Camille Fauxbaton, Florian Montus, Laboratoire de recherche numérique de l’école Estienne Paris, sous la direction de Patrick Pleutin.