Nathalie Quintane & Stéphane Bérard (Club Bizarre) : le calembour retrouvé

« La rage s’évacuait vers les 22 ans. »
Stéphane Bérard

« … recopiée trois fois, cette girafe n’en n’est pas pour autant une phrase. »
Nathalie Quintane

Bien qu’il ne joue pas au foot, Stéphane Bérard est un expert du contrepied. Son dernier quatre mains, avec Nathalie Quintane à l’illustration et lui-même à la rédaction le prouve une fois encore. Recueil composite d’articles apparemment arbitraires, fragments décomposés-recomposés, l’ouvrage paru aux éditions PLI s’intitule légitimement Club Bizarre.

Cabinet curieux de l’expérimentation écrite, ce qui à première vue semble être un livre est en fait un jeu de piste ayant pour but l’esquive systématique des attentes du lecteur. À chaque fois que ce dernier croit tenir un angle, il se trouve immédiatement face à une courbe et s’ensuit une lecture assurément déroutante pour les gardiens du sens et de la signification, qui fait précisément toute la prouesse du texte.

Par sa volontaire incohérence, ses téléscopages et changements d’échelle, par ses rebonds, l’auteur acrobate singe le bavardage du temps. Il produit l’envers poétique de la langue technicienne et de l’oralité managériale. Au lieu d’enfiler les signifiants idéologiques, Bérard agit avec le texte comme on ferait avec une matière inflammable et, par les entrechocs des propositions et des syntagmes, fait surgir les étincelles d’un réel qui devient tangible. Entre les détours d’un codage singulier, fait d’intitulés trompeurs et de rubriques potemkines, se glissent des souvenirs d’enfance, des remarques éclairées, des impressions fines de la vie courante.

Un tel livre ne se lit pas vraiment : il se suit comme un fil et ne se comprend que par l’impression d’ensemble. L’humour omniprésent fait vibrer les pages entre elles jusqu’à ce que les anecdotes délivrent, par leur rythme particulier, anarchique mais savant, un arrière-goût de vécu commun à l’auteur et son lectorat. Ici, la crise de l’attention contemporaine trouve une issue textuelle, elle délivre finalement une expérience immédiate, ou du moins sans médiation technique. Expérience qui se glisse en pointillés, en implicite, en rappels et frictions.

Une grande part de la réussite de Club Bizarre tient également à sa qualité graphique, et les illustrations de Nathalie Quintane n’y sont pas pour rien. Là encore, la machine est l’autre, l’inverse, l’opposé. N’importe quelle image générée par l’intelligence artificielle va déguiser l’absence d’expérience humaine à son origine par un déluge de couleurs et de textures pompières – qui tiennent à une sorte de Findus de la figuration. Quintane a sûrement dessiné vite – comme elle le dit dans la préface – mais elle a surtout dessiné bien.

Les dessins sont l’exact complément des fragments écrits, et témoignent d’une intelligence organique qui donne une empreinte délibérément subjective à ses objets. Avec ces notes manuscrites – notamment la carte de France, la faucille et le marteau – la déformation ou la condensation épouse l’agglomérat du texte, tout en produisant un effet de ridicule salvateur à l’encontre de ces symboles désuets de l’identité collective. L’usage du noir et blanc, ainsi que le résultat visuel de ces rapprochements n’est pas sans faire penser à René Magritte, s’il avait aimé l’ébriété. Exactement comme dans « les mots et les images », Club Bizarre est un détournement moqueur des ambitions des dictionnaires.

C’est avec une verve dadaïste que Bérard et Quintane usent de procédés modernes, mais en déplaçant le terrain de leur lutte : si les avants gardes avaient pour but, en littérature, de détruire le langage bourgeois articulé et ses certitudes, on peut dire que le management a désormais achevé ce travail. Autre temps, autres moeurs. Le détournement de Club Bizarres’attache bien plus à revaloriser l’expérience en la donnant à lire comme atomisée,  tout en lui redonnant une vibration par l’humour, et un caractère collectif par le texte.

L’humour authentique, celui qu’Artaud qualifiait d' »anarchie bouillonnante » est sûrement ce qui manque le plus à notre époque, tiraillée entre la nonchalance suicidaire de la marchandise et l’urgence historique. Au milieu de ce maëlstrom, il ne faudrait pas manquer de se plonger dans ce Club Bizarre et de le lire comme il a été fait, c’est-à-dire vite.

Nathalie Quintane & Stéphane Bérard, Club Bizarre, éditions PLI, septembre 2023, 70 pages, 15 euros