Ananda Devi et le « combat nécessaire » de la littérature : Deux malles et la marmite et Le Rire des déesses

Ananda Devi

Dans le préambule de son recueil de nouvelles L’Illusion poétique (2017), Ananda Devi affirme : « aujourd’hui, plus que jamais la littérature est un combat nécessaire ». Ses deux dernières œuvres s’inscrivent avec force dans ce combat : elle en expose les grandes lignes à travers le récit de son parcours d’écrivaine dans Deux malles et une marmite et le met en œuvre dans son roman Le rire des déesses.

Deux malles et une marmite : une vie d’écriture

Les éditions Project’îles de Mayotte lancent, avec Ananda Devi, une collection dans laquelle des écrivains sont invités à écrire leur Lettre à un jeune poète pour tenter de répondre à la question classique : « quel est ce mystère d’écrire ? ». Ananda Devi détourne l’exercice en s’adressant à l’adolescente qu’elle était quand elle est entrée en écriture. Elle retrace ainsi « toute une vie d’écriture » en onze chapitres pour questionner la place de la littérature dans notre monde contemporain, le rôle de l’écrivain et ainsi faire réfléchir le lecteur au rôle qu’il a lui-même à jouer.

Tout comme elle affirme que son île Maurice l’habite toujours, on peut dire qu’elle est également habitée par la littérature. Elle y est entrée par la lecture et l’écriture, de façon concomitante, comme le symbolisent les deux malles. La première, celle de la lecture, était remplie par son père, chaque semaine, de livres d’occasion achetés à Port-Louis, pour toute la famille, une malle magique liée à l’amour de ses parents : « Étincelante malle aux trésors que la famille entière s’apprêtait à découvrir, polars anglais, romans de cape et d’épée français, ouvrages plus littéraires, contes, on ne savait jamais ce qu’on y trouverait ; tout était bon à prendre. Tes parents se répétaient parfois les dialogues de Cocardasse et Passepoil, personnages du roman Le Bossu, en partageant un rire qui te semblait délicieux, ou discutaient de l’identité du meurtrier dans le dernier Agatha Christie qu’ils lisaient ensemble et n’avaient pas encore terminé. Leur complicité te semblait réunir l’amour des livres et l’amour tout court. »

C’est grâce à cette première malle qu’elle découvre que la littérature a le pouvoir de faire sortir de soi et de découvrir l’Autre : « ces tumultes, […] ces lieux inexplorés, […] ces horizons élastiques qui ne cessaient de reculer : plus tu lisais et plus l’île disparaissait, et les histoires ne finissaient jamais : tu les poursuivais dans ta tête. » La jeune Mauricienne construit son hybridité et son élasticité plus particulièrement dans la lecture des récits fondateurs que sont les contes : ceux de l’Europe, de l’Inde et des Mille et une nuits auxquels elle accorde un statut particulier : « Oh, ce débordement jouissif (tu n’aurais pas utilisé ce mot, c’est moi qui l’emploie, mais tu l’as ressenti ainsi) ! Ce pouvoir d’émerveillement, cette parfaite démesure de l’imagination que tu souhaitais toujours trouver dans les livres ! Et ce n’étaient pas là les histoires à l’eau de rose qu’on racontait aux enfants, car même les contes de Grimm étaient désormais édulcorés : non, là était le cru des hommes, une verve dont le souffle fielleux traversait chaque histoire, un abîme où la geste humaine était revêtue à la fois d’or et de sang. […] Il y avait un tel déferlement de folie, une telle tornade de sensations que le livre te garda captive de Shéhérazade pendant toute la durée de ses mille et une nuits. »

Chaque étape de son écriture sera reliée à une découverte de lectrice. Celle des auteurs africains lui révèle l’intérêt de partir du local pour atteindre l’universel, celle de D.H. Lawrence, la possibilité d’écrire le désir. En revanche, elle associe la toute première à la nécessité qu’elle a toujours éprouvée de passer par le langage écrit pour exprimer ses sensations, ses rêves imprégnés de son île et de son désir : « les écrits de ta chair. Ta voluptueuse poésie, déjà. Ta sensualité naissante. » La deuxième malle, celle de l’écriture, contenait tous ces premiers écrits mais a été brûlée, avec son contenu, après avoir été endommagée par le passage d’un cyclone. Ses deux premiers recueils de nouvelles sont les seules traces qui restent de cette sorte de moment extatique de l’écriture.

Le récit familial, légué par sa mère, d’une femme « statufiée par une marmite de riz bouillant déversée sur sa tête » a donné naissance à celui qu’elle qualifie d’« ange noir » dans Indian Tango, ce double qui lui permet de « saisir le monde par l’envers, par les secrets, par l’indicible ». De son île, elle fuira donc les clichés de l’île tropicale et de l’île arc-en-ciel pour révéler le poids de son histoire coloniale, pour mettre en scène ceux qui sont absents des récits historiques et des canaux médiatiques : la Créole Paule, vendue par son père au proxénète de la Rue La Poudrière de Port-Louis et plus tard Ève de ses décombres d’une cité de la capitale mauricienne, mais aussi Joséphin qui se noie et qui noie dans son village de Case Noyale. Il y aura aussi les Indo-Mauriciennes Anjali, Pagli et la Gouna, emprisonnées dans les carcans du patriarcat et du communautarisme et le Dokter, leur bourreau, celui qui tue sa femme avec la marmite de riz.  Ce regard qui soulève la peau pour donner à voir ce qu’on ne veut pas voir, elle le pose également sur le monde occidental avec Mary et Cub, les morts vivants en marge de la société londonienne des Jours vivants et la narratrice obèse de Manger l’autre.

Ce parcours d’écrivaine souligne qu’il n’y a pas de recettes pour le devenir. En revanche, il aboutit à une mise en garde. Comme il lui semble que notre société dogmatique remet en question le rôle essentiel de la littérature, celui de regarder au-delà du politiquement correct, elle définit avec force la mission de l’écrivaine : « Peut-être l’artiste est-elle celle qui peut, qui doit, bousculer les conventions et les normes dans sa pensée, y compris les siennes propres, celles avec lesquelles elle est née, dans lesquelles elle a grandi, parce qu’il lui faut […] passer cette limite impossible où elle se dévêt de sa propre peau et laisse couler le sang et la noirceur et la rage pour qu’ils imprègnent sa création, car elle n’a pas le choix, à quoi cela servirait-il, autrement, dites-moi, à quoi ? Alors, si ce faisant, elle doit franchir des barrières imprévues, dépasser des seuils autorisés, faire violence à ses propres codes pour entraîner à sa suite un monde trop frileux, sclérosé par les habitudes, et le pousser à enfin réfléchir à ce qui compte, à ce qui heurte, à ce qui menace, notre humanité, oui, peut-être l’artiste doit-elle intérieurement se faire monstre pour nous révéler notre vrai visage, et c’est pour cela qu’elle ne peut pas, ne doit pas, surtout pas, se restreindre, se freiner, se censurer au nom d’une quelconque moralité. »

À travers ses personnages, Ananda Devi fait ce « pas hors de soi, hors du monde, hors de la moralité, hors de l’identité pour pouvoir comprendre et interroger » et invite le lecteur à faire de même. C’est le cas dans Le rire des déesses, son quatorzième roman.

Le Rire des déesses : « Saisir le monde par l’envers, par les secrets, par l’indicible »

Le récit commence, comme souvent dans les romans d’Ananda Devi, par une scène de l’épisode final. Si ce procédé permet de créer un effet d’attente classique dans le roman, il est également significatif : il souligne que tout événement a un impact, se répercute dans l’histoire. Le lecteur va ainsi garder en mémoire cette image d’une petite fille endormie sous le regard d’un homme, pendant toute l’histoire qui commence dans la Ruelle, quartier des prostituées d’une petite ville du Nord de l’Inde non-identifiée, et se termine dans un temple de Bénarès.

L’identité de la voix narratrice n’est révélée qu’au début de la deuxième partie. Ce qui nous semblait être un récit fait par un narrateur omniscient est mené par Sadhana. Ce pouvoir de l’omniscience donné à un personnage est une belle façon de rappeler le pacte fictionnel et d’insister sur le fait qu’il n’est pas question de s’approprier la voix des sans-voix mais de se projeter dans le personnage, tout comme le fait le lecteur. Sadhana justifie cette nécessité de faire entendre sa voix : « C’est peut-être parce que je vois la fin de notre chemin commun que je me suis mise à écrire ceci. Pour que notre passage ne soit pas vain. Et parce que je sais que je ne lui survivrai pas. Et que sans moi, personne ne connaîtra l’histoire de Veena et de Chinti et de toutes ces autres qui ne sont rien que des fantômes vite dissipés par la brutalité de l’Histoire.
Personne ne parlera de nous. Je veux dire, individuellement. Ce pays a parfait l’art de l’indifférence grâce aux mythes qui disent que tout est écrit. »

Les habitantes de La Ruelle sont effectivement les invisibles de la société indienne. Les prostituées comme les hijras, femmes nées dans un corps d’homme, sont coupées de leur famille, rejetées par la société. La Ruelle est un espace dont on ne peut franchir la frontière invisible qui les exclut de la société indienne.

Shivnath, à l’opposé, est celui pour qui toutes les portes s’ouvrent. Héritier du temple de son père dédié à Kali, il se sert de sa fonction pour réaliser ses moindres désirs. Il fait de son temple une véritable entreprise qui lui rapporte beaucoup d’argent et un lieu dédié au culte de sa personnalité : « Et c’est lui, c’est bien lui, Shivnath, qui y est représenté, travaillant avec une mine concentrée, le poids du monde sur ses épaules. Le sculpteur est parvenu à donner à la statue une ressemblance saisissante avec son modèle, mais il lui a aussi conféré une grandeur et une profondeur mystiques qui en font l’égal des divinités présentes dans le temple. Le pli du front indique sa préoccupation quant au sort des fidèles ; l’ordinateur et le téléphone témoignent de sa présence dans le monde moderne. Le lit soigneusement fait montre qu’il dort peu parce qu’il se dépense beaucoup.
Cette chambre est l’objet de la fascination de tous. Comme un écrin secret à l’intérieur du temple, elle dit aux communs des mortels que chacun peut se hausser au rang de divinité, pourvu qu’on ait passé plusieurs vies à se perfectionner (ou que l’on soit devenu une star absolue de Bollywood). Nul doute que Shivnath est parvenu au bout du long cycle des réincarnations : il représente l’apogée d’une glorieuse humanité. Ou sa déchéance ultime. »

Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Il connaît tous les ressorts de la société indienne, il a su saisir le lien croissant entre le religieux et le politique et en tire profit. Il profite en toute impunité de son statut pour satisfaire tous ses désirs d’homme : « Lorsque Shivnath visite le quartier des prostituées, il le fait ouvertement. C’est la meilleure tactique. C’est, annonce-t-il, pour les inviter à suivre une autre voie, une voie de lumière. Pour les racheter, leur apporter la consolation de l’éternité. Qu’il disparaisse longuement derrière les portes en tôle ou les rideaux de plastique n’émeut guère ceux qui le connaissent : tout le monde sait que l’âme des femmes perdues ne se rachètera pas aussi facilement. C’est, pensent-ils, le sacrifice qu’un véritable homme de dieu doit s’imposer pour mener à bien sa mission. Il suit, dit-il, l’exemple de Gandhi, qui dormait nu entre ses deux jeunes nièces pour prouver son abstinence (on ne sait ce que pensait la femme du Mahatma, Kasturba).
Les femmes de la Ruelle, elles, connaissent évidemment la vérité, mais qui les écouterait ? Et pourquoi risqueraient-elles de perdre un client de choix en révélant ses véritables motifs ? Elles gardent les commérages et les moqueries pour ces moments où elles se retrouvent autour d’un verre de thé sucré ou d’alcool, et où elles peuvent rire du grand homme en décrivant son corps pâle comme un chapati mal cuit ou une chair de porc crue, et puis comment il pète au moment d’éjaculer, plus il jouit fort, plus il pète fort, une trompette claironnant sa réussite, un chant de gloire aux divinités, un pet à l’odeur d’encens mâtiné du dhal de la veille, grâce auquel il pourra défoncer les portes du nirvana ! […] Oh, oh, ce rire ! C’est lui qui les reconstruit et les rassemble, ce rire de la colère et de la nuit, des rêves détruits et des espoirs amputés : il est leur seul pouvoir. »

Quand Shivnath s’en prend à Chinti, elles ne réserveront plus ce rire à la Ruelle, il sera leur cri de ralliement pour la sauver, leur arme : « nous partageons un rire involontaire : de rage, de détermination, de connivence. Comme une force née, brûlante, de la profondeur même de notre désolation. ». Ce rire de rage leur donne la force de s’engager toutes ensemble pour la fillette parce que Chinti elle-même possède un rire qui a le pouvoir de leur donner de l’espoir comme l’explique une prostituée à sa mère : « ça veut dire qu’elle est celle qui a ramené le rire dans la Ruelle. On sait bien que pour nous, la route s’arrête là, qu’il n’y a rien d’autre. Mais la Ruelle a changé de visage depuis qu’elle est arrivée. Elle nous a rendu une joie qu’on avait perdue. Qu’on nous a volée. » Ce rire des femmes résonne dans toute l’œuvre d’Ananda Devi. Elle s’est étonnée qu’il soit si peu entendu. C’est peut-être la raison pour laquelle, elle le met en exergue dans le titre de ce roman.

Cette fiction, née d’une rencontre avec l’association New Light de Kolkota, ancre dans le local l’envers du monde pour mieux renvoyer à « ce qui menace notre humanité » avec un vague espoir que les Chinti, les petites fourmis, finiront par vaincre les Shivnath en faisant résonner leur rire.

Dans Deux malles et une marmite, Ananda Devi se demande si elle a « fait œuvre » comme Virginia Woolf et Sylvia Plath. Si une œuvre peut se caractériser par un style poétique qui fait résonner les thématiques fortes et pertinentes qui bousculent le lecteur, le font sortir de sa zone de confort, si elle se caractérise par des personnages qui habitent l’esprit du lecteur quand il lit et relit les romans, alors Ananda Devi a bien construit une œuvre.

Ananda Devi, Deux malles et une marmite, Éditions Project’iles, 2021, 135 p., 14 €
Ananda Devi, Le rire des déesses, Grasset, 2021, 240 p., 19 € 50 — Lire un extrait