Dans Vidéoactivismes, Ulrike Lune Riboni trace les grandes lignes d’une histoire du vidéoactivisme ou plutôt des vidéoactivismes, puisque ce qui est appelé ainsi se révèle pluriel non seulement dans ses moments ou ses techniques mais aussi dans ses objets et ses finalités.
Comme le titre l’indique, le livre privilégie l’image en mouvement, par distinction d’avec la photographie : l’image du film projeté dans les salles de cinéma, celle de l’art vidéo, du documentaire, de l’émission de télévision, etc. Il ne s’agit pas ici essentiellement des films « politiques » – par exemple des fictions dont le sujet serait un scandale d’Etat, un événement historico-politique critiquable, etc. – mais des productions qui relèvent effectivement de l’activisme, c’est-à-dire, a minima, dans lesquelles l’action politique est d’abord visée (le support étant un moyen de cette action) et qui sont réalisées surtout par ceux et celles qui sont personnellement concerné.e.s. L’histoire du vidéoactivisme ne se dissout pas dans celle, plus générale, du cinéma politique mais se rapporte à ceux et celles qui conçoivent l’image cinématographique comme le moyen d’une action politique directe, comme un moyen utilisable non pas seulement pour illustrer ou représenter mais pour agir directement, pour avoir une effectivité politique. L’idée que l’image cinématographique ou télévisuelle (ou celle diffusée sur le net) peut avoir une efficacité politique est interrogée par l’auteure mais également par ceux et celles qui pratiquent cette forme d’activisme politique qui se révèle être un activisme audiovisuel pour de nouvelles images ou de nouvelles conditions de création.
Si le livre n’inclut pas d’études développées sur la photographie comme moyen d’un activisme, il s’ouvre cependant sur des références aux débuts de l’image photographique. Ulrike Lune Riboni rappelle les liens qui ont pu se nouer entre la photographie et le colonialisme, entre la photographie et la possibilité d’une gestion policière des populations ou celle d’une politique eugéniste, du développement de la psychiatrie : « Du portrait anthropologique au portrait judiciaire ou psychiatrique, la photographie, longtemps considérée comme capable de saisir les traces physiques de la différence raciale mais aussi de l’infériorité, de la maladie, de la déviance, a donc accompagné l’essor des idéologies biologisantes du siècle ». Si la photographie a pu être comprise comme un moyen passif de représentation, elle apparaît surtout comme le moyen de produire activement à la fois des cadres de perception et des actions politiques matérielles par lesquels il s’agit d’identifier, de classer, de soumettre. Avec la photographie peuvent être créés des populations, des types, des visibilités, des signes, des systèmes de perception qui accompagnent des pratiques coercitives, des jugements hiérarchisants, des finalités sociales, politiques, etc.
Ces rappels et cette réflexion situés au début de l’ouvrage permettent de poser les bases d’analyses qui, par la suite, concerneront l’image cinématographique et vidéo mais aussi de faire émerger certains des enjeux liés au vidéoactivisme. Les analyses concernant l’image photographique mettent en évidence que les pouvoirs de l’image sont, en un sens, performatifs, mais qu’ils impliquent aussi des distinctions, des places différenciées entre, par exemple, ceux qui regardent et ceux qui sont regardés ; qu’ils impliquent des agencements avec un dehors de l’image, des techniques, des présupposés et préjugés, des finalités qui ne sont pas essentiellement esthétiques mais politiques, sociales, culturelles ; qu’ils impliquent des inégalités dans l’accès aux moyens de production de l’image ou aux moyens de diffusion ; qu’ils impliquent des sélections entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est montrable ou non, tout un régime de la visibilité et des enjeux liés à ce régime ; etc.
Ainsi, la construction par l’image photographique des corps racialisés, des corps genrés, des corps objectivés, charrie avec soi, à chaque fois, des agencements dans lesquels l’esthétique, le social, le psychique, le politique, le culturel, le vital, le matériel, sont inséparables. Ce sont ces agencements que l’histoire de la photographie va volontiers réinterroger et mettre en crise, comme ils seront également interrogés, critiqués, subvertis par l’image cinématographique ou par les vidéoactivismes. Les conditions et les buts des vidéoactivismes englobent une conscience de ces agencements, des rapports de pouvoir qui y circulent, leur critique et leur reprise, leur déplacement et leur transformation pour la création d’autres agencements audiovisuels qui se veulent en même temps politiques.
De fait, les enjeux des vidéoactivismes ne se limitent pas à ceux qui sont liés à la représentation, même si ceux-ci sont cruciaux et pluriels, comme le montre l’auteure à plusieurs reprises. Les enjeux sont plus larges et concernent la visibilité, les conditions et usages de celle-ci – et par extension la possibilité de ne pas être vu, de ne pas être filmé, enregistré par l’image. Les films, les images publicitaires, mais aussi les caméras de surveillance, les images produites par les drones, etc., ne cessent de poser la question de la visibilité, de ses modalités et finalités, des moyens d’échapper à la visibilité imposée, obligatoire, de l’invention de visibilités différentes. Les vidéoactivismes s’emparent de ces questionnements, se développent à partir d’eux et cherchent des réponses qui n’articulent pas uniquement des énoncés esthétiques mais aussi techniques, économiques, relatifs aux genres, à la « race », à la classe, aux conditions matérielles de production et de diffusion, etc.
Par rapport à ces questions, la vidéo a pu et peut apparaître comme le moyen d’une documentation (par exemple des violences), d’une information alternative, mais aussi d’un empowerment lorsqu’elle est utilisée pour une expression (ou construction) communautaire ou de classe. Dans ce dernier cas, il s’agit moins de se servir de l’outil vidéo pour produire des preuves ou des images documentaires, d’informer sur telle situation inexistante pour les médias mainstream, que de créer à partir de soi, en son nom, selon ses propres critères, afin d’exister selon sa propre représentation à l’intérieur d’un régime de visibilité qui vous exclut (ou ne vous inclut que sous certaines formes très contestables). Même si le cinéma avait pu, déjà, s’interroger sur les conditions de la visibilité et proposer de rendre visibles des « réalités marginales », c’est avec l’évolution de la caméra vidéo que les possibilités économiques et techniques sont réunies pour une reprise de cette démarche par des individus et des groupes qui ne pouvaient pas jusqu’alors accéder à la création d’images de soi à partir de soi. Et l’auteure souligne comment, par cette évolution, d’une part, peuvent apparaître « des sujets variés et politiquement nouveaux » (« sujet » pouvant aussi être entendu comme celui qui décide de soi à partir de soi), d’autre part comment des groupes « minoritaires » trouvent dans la production vidéo de nouvelles possibilités pour créer du collectif, créer une forme de communauté et de l’empowerment.
Ulrike Lune Riboni ne pouvait pas ne pas s’attarder sur les nouveaux moyens de diffusion actuels ainsi que sur les nouvelles possibilités de production d’images mobiles, à savoir : Internet et les portables. Si Internet permet pour tous une diffusion d’images filmées par n’importe qui, il est par là un outil ambigu, à la fois moyen de toutes les propagandes mais aussi de toutes les contestations. Il en va de même des téléphones portables qui peuvent être autant les moyens d’une mise en visibilité généralisée (avec les problèmes et dangers que cela inclut) que l’instrument pluriel d’une riposte au pouvoir. Pour beaucoup, filmer lors des manifestations, lors d’un événement, est devenu un moyen d’exister activement dans l’événement, un moyen de témoigner, de recueillir des preuves, de se protéger ou de protéger les autres, la caméra la plus quotidienne du portable pouvant devenir un « outil de lutte », un outil utile lorsque l’on s’efforce de « redéfinir les rapports de force ».
Les analyses précises et diverses que propose Ulrike Lune Riboni mettent en évidence les façons dont l’image mobile, dont l’image vidéo permet de se situer activement à l’intérieur des rapports de pouvoir constitutifs de nos politiques, de nos rapports sociaux, économiques, de nos subjectivités ; comment ces possibilités inhérentes aux nouvelles technologies et aux nouvelles images permettent de redéfinir, ou en tout cas de perturber l’ordre du regard et du visible. S’il s’agit pour l’auteure de mettre en évidence les façons dont les vidéoactivismes s’attaquent à la complicité entre les images et les systèmes d’oppression, il s’agit aussi de concevoir, pour le dire avec Judith Butler, « comment la technologie détermine […] de nouvelles formes d’action politique ».
Ulrike Lune Riboni, Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images, éditions Amsterdam, mai 2023, 208 p., 18 €