« Comme une gronde gourmanderie » : Dorothee Elmiger, Sucre, journal d’une recherche 

Dorothee Elmiger © Carl Hanser Verlag / Peter-Andreas Hassiepen

« — Mais alors, quand on dit que tu n’es pas en mesure de faire ce que l’on entend communément par « raconter », on se trompe ?
— Non, c’est vrai.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Et bien, c’est juste qu’il se passe toujours toutes sortes de choses pendant que suis assise à mon bureau, les voix des gens dans le couloir qui reviennent de leur pause déjeuner, et dehors un train intercités à deux étages quitte la ville, des gens en gilets orange vont et viennent sur le toit de l’immeuble voisin avec des gabarits, et quelqu’un m’envoie un message d’Antigua Guatemala ; tout ça il faut aussi le raconter, parce que ce sont les conditions dans lesquelles le texte s’élabore, le contexte dans lequel j’écris. Pourtant il m’est totalement impossible de rendre compte de toutes ces choses dans leur simultanéité.
— Mais là, telles que tu les décris, par cette énumération, je comprends bien qu’il s’agit de choses simultanées.
— Là, telles que je viens de les décrire, ça ne me plaît pas. Cela me fait l’effet d’un manque de style absolu quand je lis ce genre de choses dans le texte.
Par exemple : pendant des mois, j’ai écrit encore et encore la même phrase, disant que je suis sur un parking de la côte Est des États-Unis et que je mange du bánh da lợn. Donc « je suis sur un parking » et ainsi de suite. Et ce que je voulais dire, c’est bien sûr que quelqu’un se trouve là et mange, oui, mais, en même temps, je voulais aussi dire « le parking américain », celui que tout le monde a déjà vu mille fois au cinéma, et puis « la côte Est américaine », si grande, qui ouvre sur tant de choses, cette côte infiniment longue, ce littoral face à l’océan, mais qui peut aussi refermer l’imaginaire, quand on pense à la politique actuelle ou à certains films ou livres absolument barbants. Elle contient peut-être tout ça, cette phrase. Mais je l’ai aussi pensée en écho ou avec une note de bas de page renvoyant à une phrase de Merleau-Ponty qui date des années 1940, et qui dit que le mot « ici », lorsqu’on l’applique à notre corps, ne désigne pas une position déterminée par rapport à d’autres positions, ou à des coordonnées extérieures, mais que, dans ce contexte, le mot « ici » est toujours, en premier lieu, « l’installation des toutes premières coordonnées » qui soient. Ma phrase voulait donc aussi dire ICI de cette façon-là, ICI tout commence, et mettre en doute cet ICI dans le même mouvement, car c’est une phrase de littérature, et que le corps du JE qui dit ICI est une fiction, donc une affirmation. En plus de cela, la notion de « premières coordonnées » se double d’une nouvelle signification à cet endroit, sur ce parking qui se trouve dans ce qu’on appelle le Nouveau Monde, je vois tout de suite Christophe Colomb apparaître entre les voitures dans son uniforme coloré ridicule, en train de manger un petit pain. Récemment, en regardant les images de ce parking sur internet, j’ai découvert — détail que je trouve totalement hilarant — un panneau indiquant que ce lieu porte le nom de « New World Plaza ».
— Oui, et à propos de Merleau-Ponty, ça me fait penser à Iris Marion Young qui écrivait dans Lancer comme une fille que l’existence féminine, féminine entre guillemets je crois, l’expérience que « la femme » fait d’elle-même, c’est d’être « placée » dans l’espace, son corps est « une chose semblable aux autres objets dans le monde », une « chose dès lors qu’on la regarde ». Donc le constat selon lequel ces coordonnées premières n’existent pas telles quelles pour une femme (quel que soit ce qu’on entend par là) ou plus exactement : elles ne coïncident pas avec son corps, car elle se voit toujours aussi depuis l’extérieur. Et si c’est vrai, qu’est-ce que ça veut dire, et des oiseaux passent, et puis le soir tombe, et ça correspond à quoi comme sensation, et cetera.
— On pourrait aussi dire que c’est une cargaison beaucoup trop lourde, une exigence intenable.
— Ces phrases, je dois bien le reconnaître, n’atteindront jamais une forme de clarté pure, lumineuse, délestée de toutes significations supplémentaires et confuses. Il s’agit plutôt de constructions vacillantes, complexes, je crois, d’un maelström sombre où tout, y compris ce qui est périphérique, tourne infiniment autour d’un centre instable, avec un bruit assourdissant. Et ce tourbillon entraîne toujours plus de choses. »

C’est la première fois que je commence un compte rendu par une aussi longue citation. Une première raison : elle me semble concentrer toute la complexité de ce « journal d’une recherche » de Dorothee Elmiger, deuxième livre traduit en français, celui-ci par Camille Luscher et Marina Skalova, et publié par les éditions Zoé. Je reviendrai plus tard sur ce précieux travail de traduction. Entrons tout de suite dans le livre et ce que la citation ci-dessus formule comme programme.

Après un premier dialogue, dont le sens se révèle plus tard (on peut consulter ce début du livre sur le site de l’édition Zoé), le journal d’une recherche de Dorothee Elmiger avance par petits bouts, glanés par ci et par là, comme on a l’habitude de prendre des notes dans des livres et autres sources pour se documenter, des citations, des observations, des microfictions, des réflexions, qui tournent plus ou moins autour du sucre et ce qu’il évoque ou provoque. Le tout est composé, monté dans un ordre et des rapports qui, s’ils explorent le sujet, ne laissent pas encore deviner la forme que l’ensemble va prendre et quels passages seront retenus ou prendront le dessus. Aussi, l’article indéterminé, « une recherche », signale non seulement une singularité, mais aussi sa contingence, tout pourrait être envisagé autrement. Plus tard la narratrice dira même qu’elle a tellement cumulé de notes qu’elle ne sait plus où les mettre. Des chercheurses s’y reconnaîtront. Dans ce sens nous nous trouvons devant un banc de montage ou devant un tas de fiches Bristol et derrière le dos de l’autrice à suivre ses faits et gestes. Cependant, plus cela avance, l’autrice/narratrice s’interroge sur sa propre place, la chaise de bureau sur laquelle elle est assise. Le regard qu’elle pose sur la table de montage, pour rester dans l’image, s’élargit, voire se détourne et se retourne. Son idée initiale se retrouve remise en cause, à savoir qu’elle comptait rester en dehors de son « journal », effacer sa personne pour ne laisser parler que ce qui est extérieur à elle et défile sous nos yeux.

« Enfin de soulever la question de l’origine, du lieu, où on part. (…) j’ai trouvé pertinent que la recherche commence avec les mains de ma mère et de sa fratrie. »

En creux, nous abordons avec elle la question de la neutralité (ou à l’opposé ce que Donna Haraway a appelé « les savoirs situés »), bien que les cours de Barthes sur le Neutre nous rappellent aussi que le neutre ne l’est jamais vraiment. Par contre l’autrice ne s’attarde pas à ces questionnements théoriques, tout en déroulant ses conséquences ou incertitudes en nous embarquant dans son fil narratif. C’est la rencontre fortuite d’une tante qui provoque que « la biographie s’en mêle ». Mais cela aurait pu être un autre incident rappelant l’aspect matériel ou physique de sa recherche. L’ICI (Merleau-Ponty) évoqué ci-dessus réclame autant l’exhaustivité qu’il pointe son impossibilité. L’érudition des références devient en même temps accessible, quelles que soient nos connaissances, nous ne sommes pas intimidé·es en lisant.

Dans le long passage en exergue, l’histoire du sucre (ses protagonistes choisis) et l’histoire de la narratrice/autrice ont déjà fusionné. Ce genre de dialogue qui revient régulièrement par la suite interroge les fragments, citations, observations et leur raison d’être. Les passages fictionnalisés et signalés par des caractères en italiques révèlent un autre problème : comment aborder les chaînons manquants dans les données factuelles, comment se servir de la fiction pour toucher ce réel sans mots ? L’autrice n’hésite pas à recourir à des anachronismes, des expériences contemporaines — les nôtres, les siennes ? On ne saurait pas le dire précisément. Le « tourbillon qui entraîne de plus en plus de choses » arrive à se figer ou se stabiliser contrairement à ce qui est dit ci-dessus. Cependant, il continue à tourner autour de quelques hantises, Werner Bruni (WB), le roi du loto, une histoire d’amour impossible avec C., les conversations avec A., confident et conseiller, la rencontre des deux F., l’un identifié comme Max Frisch, l’autre, un jeune Américain, Haïti et Montauk, la main de sa mère : « Plus je vieillis, plus mes mains ressemblent à celles de ma mère ». D’autres personnages féminins s’y ajoutent, Ellen West, patiente de Binswanger, Flora Tristan, des références historiques et littéraires, Eveline de Joyce. Leur point commun est d’associer sucre et désir, manger et amour. Mais aussi : tout revient au sucre, et quand on parle sucre, on ne peut pas ne pas penser à l’histoire coloniale, le bonheur des uns et le malheur des autres, comme l’écrit Bernardin de Saint-Pierre en 1773 dans son livre de voyage dans les colonies, cité par Dorothee Elmiger :

« Je ne sçais pas si le caffé & le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sçais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter : on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver. »

Schomburg Center for Research in Black Culture, Jean Blackwell Hutson Research and Reference Division, The New York Public Library. « Sugar cane plantation; [Jamaica.] » The New York Public Library Digital Collections. 1909.

C’est cette simultanéité dont il est question tout au long du livre, du souci d’en rendre compte jusqu’au plus petit détail et d’avoir peur de ne pas être à la hauteur de la tâche, que la « cargaison [est] beaucoup trop lourde, une exigence intenable. » Ces petits détails souvent invisibilisés ou traités avec indifférence rappellent aussi une exigence féministe. L’envie de tout dire, de rendre compte de ce qui est jugé banal, petit ou insignifiant, relève d’un combat contre la longue invisibilisation des femmes en général et des écrivaines en particulier, y compris celle de leur quotidien peu romanesque (Elmiger, citant Deborah Levy). Cette opacité absorbe le corps de « la femme », indifférenciée d’un objet placé dans l’espace. L’ICI, ce point de départ physique mentionné par Merleau-Ponty lui est refusé, il est à conquérir contre la réification, ou privation, contre ce regard de l’extérieur qui lui a été imposé comme étant aussi le sien. Même si Elmiger ne l’écrit pas explicitement, ce régime imposé s’inscrit dans la langue même, présente une difficulté supplémentaire. Comment ne pas regarder comme un homme, et comment ne pas écrire comme un homme, ou au contraire comment sortir de ce que Michèle Causse a appelé sexolecte, ou androlecte, car le féminin autant que le féminin neutre qui parle depuis lui-même a été écarté du langage ?

On commence donc modestement : de quoi on parle à quoi on travaille ?
le parking de Philadelphie (NEW WORLD PLAZA)
le désir
sucre, LOTO, outre-mer

Selon la liste établie par l’autrice, autrement dit le lieu d’où on parle, essaie de parler, la propulsion vers l’autre, le moteur, puis l’arrière-plan. On a encore du mal à voir ce que fait le LOTO là-dedans (bien qu’il soit mentionné dès la quatrième de couverture). Le lieu d’où on parle ou essaie de parler, là où on dépose aussi ses observations, Elmiger le problématise tout au long du dialogue mis en exergue : il n’y a pas de fil rouge possible. Mais c’est dans cette impossibilité que peuvent se nouer des liens entre ce qui semble a priori décousu et sans rapport. ICI, la chercheuse peut éventuellement débroussailler, ou plutôt sortir de la broussaille, en limitant les égratignures. Lorsqu’elle montre les siennes à un plongeur des falaises (beaucoup plus poétique que le Klippenspringer dans l’original), celui-ci répond laconiquement « Ça arrive » en lui tendant quelques-unes de ses feuilles de notes sauvées du vent, comme si importance, nécessité, urgence et désinvolture pouvaient se côtoyer.

Le parking, nommé NEW WORLD PLAZA, est l’aimant de la recherche, point de départ et de retour, ou encore de passage. Associer désir et sucre à notre histoire coloniale est une véritable originalité du livre. À moins que je sache, l’histoire coloniale n’est qu’accessoirement abordée à travers ce prisme, c’est-à-dire la seule référence importante est citée par l’autrice elle-même  : Sidney W. Mintz, Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, datant de 1986. En littérature, j’ai pensé à Jonathan Dee, Sugar Street. Mais le titre est un piège, à moins de prendre le lieu où on voudrait disparaître pour un désir de sucrerie. En sciences humaines, je pense au grand livre de James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde. Quant à lui, il accentue l’aspect corrupteur du sucre dans tous les sens mais effleure plutôt ce qui est au centre de la recherche de Dorothee Elmiger.

L’outre-mer pointe la délocalisation ou évacuation par éloignement de cette histoire presque intime qui est notre rapport au sucre. Dans un premier temps le désir se manifeste par la faim, une boulimie ou l’envie de « croquer la vie à pleines dents ». Elmiger a revu J’ai faim, j’ai froid de Chantal Akerman. Elle cite un passage qu’elle considère comme « l’éducation sentimentale d’une jeune femme en dix minutes ». Il est vrai que ça va vite, bien plus vite que pour Frédéric Moreau et plus immédiat, les femmes apprennent plus vite, elles ont l’habitude. C’est aussi une occasion d’introduire C. sur lequel se focalise le désir de l’autrice/narratrice. Celui-ci ne connaît pas la sensation de faim, a rarement faim, comme on nous le rapporte, contrairement à la narratrice pour qui une des dernières répliques du film « J’ai envie de t’aimer. » « Aime-moi, alors. » s’écrit instantanément « J’ai faim. /Aime-moi alors. »

À quoi on travaille, cela peut changer, « les explications maladroites » peuvent être criées, si nous comprenons les majuscules comme une augmentation du volume sonore :

LA CONQUÊTE DE LA NATURE OU DE LA JEUNE VIERGE
LE VIOL DE NOUVEAUX TERRITOIRES
(OUTRE-MER)
LA FAIM CONSTITUTIVE DE L’ÊTRE
L’AMOUR, etc.

Comment aimer sans faim ? Alexander Kluge a expliqué cette absence de faim chez certains hommes par le fait que leurs mères leur ont tout donné, anticipé même leurs désirs au point qu’ils en sont saturés et prennent pour évidente, méconnaissent voire méprisent, la moindre attention qui leur est portée à l’âge adulte, loin de leur mère. « Ce que nous savons : maman reproduit socialement hommes et femmes/Alors qui peut faire des humains ? » La Mer gelée avait consacré un numéro aux mères et cette remarque de Noémi Lefebvre fait l’entrée en matière. La mère et ses mains à Elmiger font entrer la biographie dans sa recherche. Cette mère, qui manie le couteau selon une longue tradition familiale à dépecer la viande, et qui en chantant, imaginée par l’autrice, semble donner une ou plusieurs solutions à une énigme trouvée chez Joyce : Derevaun Seraun ! Ce sont les derniers mots d’une mère aux interprétations multiples. The end of pleasure is pain, est le verdict. Mais aussi : je suis passé par là, à toi d’y aller maintenant. Est-ce une piste vers l’humain ?

Le sucre est un adjuvant primordial dans notre désir voire l’addiction, dans laquelle se mêlent angoisse et peur de souffrir (pleasure and pain). Mintz examine le double tranchant de cette histoire de sucre sous un autre aspect, plus prosaïque : celui-ci peut constituer un apport bon marché en calories pour combattre la sous-nutrition des prolétaires afin qu’ils puissent accomplir les tâches demandées (« it supposedly provided quick energy » – on le trouve encore dans la publicité des barrettes Mars), par contre combien de maladies sont à rapporter à sa surconsommation ? Nos multinationales de la nutrition par contre comme si de rien n’était compris continuent à augmenter considérablement le taux de sucre dans tous leurs aliments commercialisés même dans ceux où on le soupçonne le moins. Y compris dans ceux de nos animaux de compagnie, qui du même coup peuvent partager nos boulimies et surpoids. Mais elles savent nous abreuver aussi des régimes adéquats pour retrouver la taille dictée par les normes de beauté du moment. À relire aussi chez James Walvin, et bien davantage.

Le rapport au sucre de certaines personnes dans le livre peut prêter à sourire, tel Adam Smith. À travers une anecdote nous apprenons que l’économiste n’est pas du tout économe avec le sucre, il mange goulûment les morceaux prévus pour sucrer le thé, au point que son hôte lui arrache le sucrier. Ou au contraire cette même boulimie peut être une malédiction, comme c’est le cas de l’insatiable Toussaint Louverture, ancien esclave et esclavagiste, à lui seul une incarnation de l’histoire du sucre. En prison, son besoin et sa demande sont telles qu’elles dépassent même les quotas attribués à la direction.

En continuant et en apprenant les divers aspects du fait divers au centre du livre, le roi du loto, Werner Bruni, appelé WB ou X dans une partie fictionnalisée, on comprend aussi le lien avec le loto, jeu du hasard où on peut gagner gros et s’y perdre comme dans la quête du bonheur (Glück en allemand peut se confondre avec la chance). WB nous est présenté comme un de ces « Grenzgänger », figure occupant des frontières, les ayant franchies brièvement pour ensuite être remises à « leur place ». Elmiger dit que WB a profité d’une brèche qui s’est soudainement ouverte par son gain de loto pour se refermer quelques années plus tard et le laisser sur le carreau, une trajectoire en cela similaire à celle de Toussaint Louverture, ayant la brèche dans le nom adopté, qui, après avoir joué un rôle prépondérant dans la révolution haïtienne, finit sa vie dans une geôle dans le Doubs. Leur appartient à tous deux aussi la duplicité qui n’en fait pas des héros bien propres. Cependant, la brèche ouverte pendant un bref instant leur a permis de sortir de leur condition, l’esclavage pour l’un, la précarité du prolétariat pour l’autre.

Werner Bruni, disant la combinaison gagnante [source]

Outre-mer, c’était déjà dit, on n’y pense presque plus tellement le sucre s’est détaché de son lieu d’origine et de tous ces « dépeuplements », dont parle Bernadin de Saint-Pierre si pudiquement pour ne pas dire spoliation, vol, massacres, esclavage et extermination. Sans s’y attarder ou accentuer les effets meurtriers et mondiaux de la colonisation, Dorothee Elmiger les explore dans le micro-ordinaire : WB, tout en étant devenu millionnaire, retape ou termine la maison de vacances de son patron à Haïti. Il a payé même son billet d’avion, et s’y met comme c’était la sienne. Il y découvre au passage le destin d’une ancienne colonie. Le même WB a acheté deux figurines sculptées, probablement à Haïti, ou peut-être au Kenya, l’autrice n’est pas sure. Aux enchères des derniers effets du « roi du loto » désormais déchu, le commissaire priseur conclut avec ces mêmes figurines : « Trente-cinq francs une fois Trente-cinq francs deux fois Trente-cinq francs trois fois Et voila hop les deux vieilles N… ouste là ! », les rires dans le public complètent cette image de racisme ordinaire. Celui-ci pourrait être innocent s’il était le fait d’enfants qui pour la première fois découvrent un noir dans leur village de montagne dans la Suisse des années cinquante. James Baldwin écrivait à ce moment :

« Mais je demeure le même total étranger que le jour de mon arrivée, et les enfants crient “Neger ! Neger !” quand je marche dans les rues. »

Mais il écrivait aussi :

« Il y a un abîme terrible entre les rues de ce village et les rues de la ville où je suis né, entre les enfants qui crient “Neger !” aujourd’hui et ceux qui criaient “Nègre !” hier — l’abîme, c’est l’expérience, l’expérience américaine. »

Marie Darrieussecq, qui a retraduit les Notes of a native son (Chroniques d’un enfant du pays) en 2019, écrit « nègre », elle aurait pu garder « nigger », comme elle n’a pas non plus traduit « Neger ». Quoi qu’il en soit, la curiosité des enfants n’ayant jamais vu un noir, qui veulent aussi toucher sa peau et ses cheveux crépus, n’est pas à confondre avec la haine du suprémacisme blanc des adultes.

Le micro-ordinaire, ce sont aussi des observations glanées à la télévision, des Suisses qui ont fait fortune outre-mer, quand bien même ils n’ont plus besoin de coloniser, le travail a été fait par leurs prédécesseurs blancs. Ce sont des lectures où se mêlent, comme pour l’autrice, fiction biographie et faits historiques : Heinrich von Kleist, sa nouvelle Les Fiançailles de Saint-Domingue, sa vie, Henriette Vogel, le soulèvement du peuple haïtien. Tous les éléments pris un par un pourraient ne pas faire le poids. Rassemblés, croisés, mis en miroir, parfois répétés comme une ritournelle, un rêve ou un cauchemar, ces mêmes éléments créent une dramaturgie dont le centre est l’autrice, son corps et ses gestes posés ou mouvants. Le déplacement est permanent et on se rend compte qu’elle tourne autour et encercle ce qu’elle voudrait faire passer, ce qui se trouve à peine exprimé par des mots. Elle nous a prévenues que cela sera vacillant avec un centre instable (elle-même, le sucre, le désir ?) et restera ouvert malgré les cercles et les spirales opérées par sa recherche.

Puis, le micro-ordinaire, ce sont les rencontres, parfois des prénoms complets parfois les initiales, des dialogues qui réfléchissent sur ce qui est déjà fait ou ouvrent de nouvelles pistes, « dans la boîte aux lettres, un livre de la part de S. Un recueil de “biographies de fous” ». C’est un début possible pour s’intéresser à des femmes insatiables qui, on s’en doute, sont facilement considérées comme des cas cliniques à soigner. La Suisse a une longue tradition de sanatoriums et d’autres institutions de santé mentale et physique. Autour de Zurich, domicile de l’autrice, les objets d’observation ne manquent pas ni leurs traces littéraires. Le « HP chic » (Luise Kaschnitz) Belleville de Binswanger est tout près, et Ellen West (nom donné par B.), une de ses patientes à qui il a consacré un livre entier, Le cas d’Ellen West, intéresse Elmiger au plus haut point et moi, au passage, j’ai envie de lire le livre en question. Sucre, un journal de recherche possède cette force-là. EW comme Elmiger s’intéresse au rapport entre faim et amour : «  en mangeant, je tente de satisfaire deux choses, la faim et l’amour. » Comme précédemment, cette trouvaille contamine la relation de l’autrice avec C. (qui n’a pas faim), elle lui dit qu’EW « pensait que la délivrance viendrait si elle parvenait à résoudre l’énigme de la relation entre le fait de manger et le désir ». » C’est une citation légèrement arrangée, peut-être pour les besoins de la narratrice face à C. Dans la traduction française de Binswanger, cela donne le « rapport du manger avec le désir » (« die Verknüpfung des Essens mit der Sehnsucht ») et est moins élégant. « Sehnsucht » souvent érigé en concept allemand, la nostalgie, etc., est ici bien l’expression du désir et de l’addiction. Si manger peut combler le désir, ce fut aussi angoissant pour EW, elle ne voulait surtout pas grossir. L’anorexie s’inscrit dans le manque et dans l’apparence attendue par l’ordre patriarcal, jugée à ne plus être désirable. Afin de s’en libérer, elle mange seule.

Traduire un livre comme celui-ci n’est pas une mince affaire, car il ne demande pas seulement de reconstituer les pistes de recherche de l’autrice, d’éventuelles sources françaises, sinon décider ou non de les traduire. Une nouvelle problématisation de la traduction elle-même n’est pas par hasard revendiquée et menée par beaucoup de traductrices aujourd’hui, étant donné qu’elles sont encore plus invisibles que leurs collègues masculins. Noémi Grunenwald a appelé cela « traduire en féministe/s », c’est la conscience d’écrire dans et avec le sexolecte mentionné ci-dessus. Cela peut donner une allusion forte, en traduisant « das gewaltsame Vordringen in neue Gebiete (la pénétration violente dans de nouveaux territoires) » par « viol de nouveaux territoires » (Luscher et Skalova). La traduction va de pair ou suit de près la recherche d’Elmiger : « ces phrases (…) n’atteindront jamais une forme de clarté pure, lumineuse, délestée de toutes significations supplémentaires et confuses. Il s’agit plutôt de constructions vacillantes, complexes », en d’autres termes, il faut bricoler beaucoup. Ça commence par le plus invisible : comment traduire « die Reisenden » ? À l’époque du « masculin neutre » incontesté, une traduction « les voyageurs » serait probablement passée inaperçue (ou passera toujours, car on est loin d’être sorti de ce qu’on aimerait appeler le passé, comme l’a si joliment dit William Faulkner tout en pensant à autre chose). Camille Luscher et Marina Skalova traduisent par « les voyageurs et voyageuses » pour inclure tous et toutes. En allemand, on ne peut pas savoir s’il s’agit de femmes ou d’hommes, de filles ou de garçons, on suppose que c’est mixte, car la forme grammaticale du gérondif peut dire l’un ou l’autre et l’un et l’autre. Ça continue quand on se trouve devant une citation anglaise dans le texte, par exemple une strophe du poème Dream Song 311 de John Berryman, que l’autrice ne traduit pas, non seulement parce qu’aucune traduction allemande n’existe, mais simplement qu’elle trouve évident que son lectorat germanophone comprenne ce passage, ou si ce n’est pas le cas fera l’effort pour chercher à comprendre. Les traductrices supposent qu’un tel a priori ne vaut pas pour le lectorat francophone, le passage est traduit dans une note de bas de page. Ou des fois elles estiment qu’il faut une note pour contextualiser, par exemple concernant les écrits de E.G. Wakefield, un soulagement, mais aussi du bricolage à mi-chemin entre roman et sciences humaines, dont témoigne la dizaine de pages de sources à la fin du livre. Elmiger ne se soucie pas de ces précautions bien qu’elle mentionne l’injonction de l’éditeur qu’il va falloir mettre « roman » sur la couverture de ce livre tandis qu’elle insiste sur « Journal d’une recherche », ce qu’elle trouve plus approprié. Finalement, la version originale ne contient ni l’un ni l’autre, mais s’appelle Aus der Zuckerfabrik (Depuis l’usine de sucre), ce qui pourrait être une demi-victoire de l’autrice, comme le titre s’écarte par sa sobriété du romanesque. La couverture française contient les deux, « journal d’une recherche » et « roman », solution plus diplomatique.

Tout pris ensemble, le livre est une véritable expérience intellectuelle et physique, la lecture et la vie, son quotidien, ses assignations et injonctions, travail sur la mémoire individuelle et collective, plongée dans ce qui constitue et fait vivre l’occident, à savoir son histoire coloniale, et cela à travers ce qui nous accompagne en permanence sans que nous l’enregistrions forcément et encore moins sa signification, son origine et ses effets. C’est aussi un inventaire de tout cela, le « vrai » journal d’une recherche » (sur lequel insiste la traduction française depuis sa couverture), et accessoirement une invitation pour aller au fond des clichés, qui ne peuplent pas seulement nos chansons préférées, et enfin pour « croquer la vie à pleines dents »  :

How can you just leave me standing
Alone in a world that’s so cold? (World that’s so cold)
Maybe I’m just too demanding (Maybe, maybe)
Maybe I’m just like my father, too bold (My father, you know he’s cruel)
Maybe you’re just like my mother (Maybe you’re just like my mother)
She’s never satisfied (Never, never satisfied, why scream?)
Why do we scream at each other? (Why?)
This is what it sounds like
When doves cry

Prince, When doves cry (1984), reprise par The Be Good Tanyas

Dorothee Elmiger, Sucre, journal d’une recherche, trad. de l’allemand par Camille Luscher et Marina Skalova, éditions Zoé, avril 2023, 256 p., 22 €
Dorothee Elmiger, La société des abeilles / Somnambules, traduit de l’allemand par Lila van Huyen, éditions d’en bas, 2016, 116 p.