Stéphanie Garzanti : Le livre prisme (Petite nature)

Stéphanie Garzanti Petite nature (détail de la couverture © Louise Aleksiejew © éditions Cambourakis)

Peut-on écrire un livre malgré soi ? Le premier livre de Stéphanie Garzanti, Petite Nature, semble permettre de répondre par l’affirmative. Écrits majoritairement au sein d’un atelier d’écriture, les textes réunis dans ce livre-prisme aux teintes affectives variées, mettent en avant l’art du montage par lequel le travail d’écriture devient livre.

Monter, livrer, incarner

La formation d’artiste plasticienne de Stéphanie Garzanti pourrait permettre de comparer le travail de montage dans Petite nature au montage d’une exposition. Le montage suppose, dans les deux cas, une dialectique complexe entre, d’un côté, des objets qui tiennent par eux-mêmes et, de l’autre, la possibilité qu’ils composent un ensemble où chacun gagne à être ainsi articulé à d’autres. Mais le montage auquel se livre l’autrice n’est pas fixe, en tout cas pas fixé au moment de la publication du livre. Il est un processus qu’elle présente comme inachevé. Par exemple, à propos du titre de l’un des textes, elle précise : « Ce texte s’est déjà appelé Voix et Voix sosie, puis Remplacer la voix, pour l’instant il s’intitule : Pas de voix sans oreilles ». Oui, « pour l’instant » il possède ce nom-là, car il faut bien fixer sur le papier, mais contrairement à ce que pouvaient défendre Deleuze et Guattari concernant l’art, le texte n’est pas un monument, il est ici composite de mobiles, encore en transformation.

Les machines littéraires de Garzanti sont articulées les unes les autres par un amusant boulon typographique qui permet d’insister sur le caractère prismatique du livre (sensible également dans Rasoir, de Louise Aleksiejew, qui sert de couverture) : devant chaque couleur, un underscore vient couper l’évidence du rapport entre l’objet et sa couleur : skaï noir, empâtement bleu, carton blanc, lumière jaune.

Ce montage singulier, rendu possible par ces boulons colorés, est d’abord composé de « blocs d’enfances ». Sans doute parce qu’elle reconnait avoir « l’habitude que les souvenirs d’enfance arrivent naturellement » lorsqu’elle écrit, les machines littéraires de Garzanti sont branchées à l’enfance. Elles en captent des histoires, des bribes affectives, comme dans le magnifique « Dit Dalida » qui met en scène un concert de Dalida (« la vraie ? ») sur le parking du Mammouth de Montceau-les-Mines.

 

Elles sont également nourries de toute une bibliothèque car le corps lesbien de Stéphanie Garzanti semble s’être composé comme un corps livresque, un corps livré aux livres, circulant parmi eux, comme en témoigne la liste des influences à la fin de l’ouvrage. Beaucoup d’indices pointent, dans les textes, ce rapport étroit entre le corps lesbien et la littérature. Le texte « Le projet librairie », qui s’avère être malgré le titre et l’introduction un texte érotique, met en scène deux corps se connectant au milieu de piles de livres. Dans le mail qu’une amante lui envoie, « Tu oublié ton corps lesbien ici. » joue l’ambiguïté entre le texte de Monique Wittig (référence centrale, elle aussi) et la chair de l’autrice. On peut sentir ici l’influence de Paul B. Preciado qui insistait dans une chronique dans Libération sur l’érotisme présent dans le mélange de deux bibliothèques.

Cet échange entre le corps et le livre se fait dans les deux sens : non seulement le corps se voit livré mais les références littéraires se voient, en retour, incarnées. Garzanti montre comment, pour elle, littérature et expérience vécue vibrent l’une avec l’autre. Les références littéraires sont nombreuses mais elles ne tombent pas dans l’abstraction (sinon, elles tomberaient des mains). Dans le texte « Baisse la tête, t’auras l’air d’un coureur », elle tisse, par exemple, sa lecture des Trois Guinées de Virginia Woolf avec la tentative de suicide de son oncle Roger.

Se sentir (une) bête : la petite nature

Cette attention à l’incarnation, est aussi très présente dans celle portée à la voix et la prononciation de textes qui, précisément écrits au sein d’ateliers, avaient d’abord pour destination l’oralité. Cette attention à la voix, à la manière de dire, comme le montre le texte sur la prononciation des mots « Grunge » et « Queer », est une attention sociologique à ce qu’on nous apprend ou non à lire : « Queer, ça avait d’abord été ker, cu-air, kouèr. C’était comme grunge qui avait d’abord été grun-je puis groune-je. Des mots qui sont devenus familiers à la lecture mais qu’on ne savait pas dire parce que personne ne les prononçait autour. Je ne les avais jamais entendus. C’est une habitude qu’on prend quand on vit loin du centre, de là où ça se passe. On garde les mots pour soi car on n’a personne avec qui les partager. »

Mal prononcer un terme conduit souvent à se sentir bête. Et, précisément, Petite nature explore la multiplicité des manières de se sentir bête : « se sentir bête » va de l’humiliation à l’humilité, de l’insulte faite à notre intelligence ou à nos capacités créatrices à l’admiration pour celle de celleux qu’on respecte. « Se sentir bête », c’est aussi devenir animal.

C’est d’abord quelque chose qu’on nous fait ressentir, lorsqu’on ne correspond pas à la norme de l’attendu ou à l’idéal. Le texte « Autotune » est très habile à saisir ces petites phrases humiliantes qui nous marquent à jamais et peuvent nous paralyser, nous empêcher d’écrire ou de créer en produisant l’impression durable d’être bête. Du professeur d’EPS au jury d’agrégation, Garzanti le dit : « Je suis de celle à qui on a annoncé vingt-trois fois en rouge VOUS N’ÊTES PAS ADMISSIBLE ».

Là où commence à émerger l’empuissancement, c’est quand on s’attèle à porter une attention aigüe à ce qu’on nous a appris à trouver « bête », par exemple une langue. Une langue « toute bête » qui est celle de certaine enfance et qu’on nous apprend à effacer, à lisser. Comme Annie Ernaux, Garzanti est sensible à ces expressions familiales « toutes bêtes » : « Le bois, c’était pas rien. Nous commencions à le couper lorsque le temps s’adoucissait. L’expression consacrée et répétée était on fait le bois précédée des précisions temporelles comme un compte à rebours annonciateur la semaine prochaine, on fait le bois, demain, on fait le bois ou aujourd’hui, on fait le bois. Ce n’est qu’après deux jours d’effort qu’on faisait appel à un temps différent pour conjuguer le verbe faire et marquer ainsi l’achèvement du travail on a fait le bois. »

« Se sentir bête », douter de soi, peut aussi être retourné comme un gant en un hommage à l’autre ou aux autres, dont on reconnait le talent. C’est le cas lorsque l’autrice rend hommage au collectif RER Q, en posant sincèrement la question : « Qu’écrire après ? » Qu’écrire après RER Q alors que ces membres déploient tou·tes un talent incroyable pour dire (le) cul ? (voir les articles consacrés à Élodie Petit) Ici, le doute devient puissance d’admiration.

Enfin, et surtout, l’opération de conversion de la paralysie à l’empuissancement, est réalisée dans Petite nature en empruntant de nombreux devenirs animaux. Oui, les animaux sont peut-être les plus bêtes, au sens d’un décalage fondamental à la norme qui circonscrit ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, mais  iels sont dotés d’une puissance dans laquelle Garzanti va emprunter pour vitaliser son écriture.  Il y a, là encore peut-être du Deleuze et Guattari, mais aussi beaucoup d’Haraway. Tandis que les théoriciens de la littérature mineure auraient choisi le rat ou le loup, Garzanti choisit avec Haraway, la chienne. Il y a la fois des diners organisés entre chiennes, « En avant les gamelles ! », et la volonté d’une « écriture canine » qui se veut libérée de l’anthropomorphisme. Les frontières de la binarité ont en effet définitivement sauté : le monde de Petite nature ne se divise pas en humain/non-humain, ni en homme/femme d’ailleurs, il fait voir l’interpénétration des couleurs sur le spectre du vivant queer.

Il n’y a pas non plus de binarité entre la nature « sauvage » et le monde « cultivé ». Dans le choix d’une figure centrale comme celle de la chienne, aux antipodes d’un animal « sauvage », il semble qu’il faille déceler l’affirmation d’une « petite nature » contre la grande. La nature est très présente dans ces textes, mais il ne s’agit pas de la wilderness, de la nature sauvage, « pure », celle liée au mythe des conquêtes ou à l’écologie dite-profonde. Certes, Garzanti devient parfois rapace ou femelle béluga lorsqu’il s’agit de désirer, mais la « petite nature » est une natureculture urbanisée : ce n’est pas la nature exotisée d’une ile du pacifique, mais, par exemple, la nature du bois de Vincennes à côté duquel l’autrice réside. La petite nature est, paradoxalement, une nature non-naturelle, une nature que l’on fabrique, une composition : tout comme le corps lesbien est composite de chair et de livres, la petite nature n’est pas naturellement nature, elle est hybride natureculturel.

Stéphanie Garzanti, Petite nature, éditions Cambourakis, collections « Sorcières », février 2023, 184 p., 18 €