En cette année de célébration du quatre-centième anniversaire de la naissance de Blaise Pascal, on se réjouit que les éditions P.O.L aient pris l’initiative de rééditer l’ouvrage de Marianne Alphant, Pascal Tombeau pour un ordre, publié une première fois chez Hachette en 1998. Dans l’avant-propos qui ouvre cette nouvelle édition, l’intention de l’autrice est formulée sans détours : « Il ne s’agit pas d’écrire sur la philosophie ou la morale de Pascal, mais d’accéder à lui à travers les éditions des Pensées, en reprenant l’histoire d’une œuvre en ruine ». Une histoire étonnante, mouvementée, en effet, tant la question de la cohérence de l’œuvre de Pascal, ce « désordre tragique », n’aura cessé de se poser à ses exégètes.
Si Marianne Alphant déclare vouloir ici se détourner du commentaire et de l’interprétation savante, c’est qu’elle désire rendre compte d’une tout autre chose, autrement personnelle. Car Pascal Tombeau pour un ordre est d’abord et surtout le récit d’une aventure, celle de la lecture aussi sensible que pensive, « toujours fractale », qui s’est nourrie de la fréquentation assidue de l’œuvre, d’un goût certain pour le fragment, d’une familiarité avec des mots, des formules saisissantes, des bribes, des éclats, mais aussi d’une attention prêtée à une foule de détails, à des signes typographiques et à quelques objets, déposés là, dans les plis des Pensées — le luth, la balle, le coffre, le carrosse, la planche, etc., lesquels, chacun en son ordre et sans bruit, à la façon de quasi reliques, témoignent d’une perte irrémédiable. Dans de telles conditions, on le voit, lire est un acte, sinon même une actualisation, dont les effets ne peuvent être qu’intenses et profonds : « les objets de rencontre placés çà et là sur le trajet du lecteur sont aussi les instruments très pascaliens d’une expérience intérieure ».
On se souvient que sur la quatrième de couverture de son très beau livre, Petite nuit, publié chez P.O.L en 2008, Marianne Alphant avait tracé non pas le contour d’un carré magique, mais celui, tout aussi net et silencieux, d’une figure à trois côtés : « La lecture : un pli, une addiction / Le livre : gri-gri, doudou, fétiche, objet transitionnel / La lectrice : passant et repassant depuis toujours à travers les mêmes histoires, les héros préférés, les auteurs familiers dont les figures s’entrecroisent comme sur le divan d’un analyste ». Requise par la passion de lire que ce tracé enveloppait, elle ne livrait à cet endroit ni le nom des héros ni celui des auteurs en question. Nul doute que celui de Pascal, chez qui Nietzsche voyait « de la braise, de l’esprit et de la droiture », était d’ores et déjà inscrit en toutes lettres dans ce triangle.
Un des motifs de votre ouvrage consiste à examiner quels furent, au fil du temps, les modes de lecture de cet ensemble si mystérieux et si complexe qu’on nomme les Pensées, et comment il nous est possible désormais de le lire. Reste qu’il y a dans ce livre « qui ne ressemble à rien », quelle que soit par ailleurs la pertinence des tentatives d’approche et d’interprétation, quelque chose qui « résiste à l’analyse », ne cesse de se dérober et de produire en retour mille et un motifs de « fascination ». Comment, selon vous, comprendre une telle résistance ?
Tout nous échappe, dans ce livre unique : son commencement, sa fin, son organisation, le plan de Pascal et jusqu’à sa façon d’écrire : ces fragments issus de notes qu’il a découpées, cousues en liasses et qui ont suscité tant de mises en ordre concurrentes. Cet aspect le plus matériel, le plus spectaculaire si on veut, des Pensées ne peut éclipser l’existence d’un centre mystérieux. La « fascination » que vous évoquez et qui est propre à la lecture des Pensées, a toujours une dimension personnelle. Ce livre nous parle, et avec insistance – mais de quoi ? Dans l’une des premières liasses, sous-titrée « Ordre », Pascal imagine plusieurs modes d’écriture ; un Ordre par dialogues (qui annonce le fameux texte du Pari), ou encore, modalité du dialogue, une série de lettres : Lettre d’ôter les obstacles qui est le discours de la Machine, de préparer la Machine, de chercher par raison. Ou : Lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : Mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît ? Et lui répondre : Ne désespérez pas.
Ne désespérez pas, mais de quoi ? De trouver un ordre ? Injonction profane à l’éditeur qui entreprend de mettre à jour le vrai plan de Pascal. Ou appel très personnel au lecteur : que cherchez-vous dans ce labyrinthe ? Pourquoi aimez-vous à ce point vous y perdre ? Le désordre pèse autant qu’il fascine. La lecture est la quête d’on ne sait quel centre insaisissable et perdu. Cet objet caché, absconditus, ce cœur du livre, impossible de l’oublier. Toutes les éditions des Pensées sont autant de façons de le nier que de le reconnaître.
Quand j’étais au lycée, c’était d’abord l’écrivain classique qu’on nous présentait. Une section de « Pensées sur l’Esprit et sur le Style » ouvrait l’édition de Brunschvicg, celle de l’enseignement laïc du XXe siècle. On y trouvait : Le moi est haïssable, comme : La vraie éloquence se moque de l’éloquence, ou encore : Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme, etc. Les Pensées comme répertoire de sujets de dissertations. La section suivante, Misère de l’homme sans Dieu, insistait sur la dimension morale de Pascal, sans doute la plus connue : le divertissement, l’amour-propre, la disproportion de l’homme, la vanité, le roseau pensant, le nez de Cléopâtre, etc. Le lycée s’arrêtait là. La question du pari était trop sensible, ou si on l’abordait, ce devait être pour expliquer l’espérance mathématique mais pas son objet.
L’un des mystères de ce livre est qu’il continue à nous parler alors que son intention présumée, l’apologie de la religion chrétienne, n’est plus vraiment d’actualité. Pourquoi dès lors être si marquée par les Pensées ? Le processus qui sélectionnait certains morceaux plus longs, plus satisfaisants, plus achevés pour les commenter, se faisait aux dépens d’un nuage de fragments qui flottaient alentour et à l’arrière-plan, mystérieux, incompréhensibles, surtout au regard de la pédagogie. Quelque chose d’inachevé peut laisser une empreinte plus tenace qu’une tâche accomplie. On se débarrasse de la dernière, on est poursuivi par la première.
On ne peut qu’être troublé face à une œuvre dont non seulement le nombre d’éléments constituants demeure incertain mais dont la loi de composition semble à jamais soumise à la variation. D’où la perplexité de « la lectrice » que vous êtes et d’où, aussi bien, l’aspect souvent déconcertant du « sentiment de la lecture » que les Pensées de Pascal savent engendrer. Peut-on néanmoins espérer trouver tôt ou tard « l’assiette du texte et la nôtre » ? Et comment faire avec un tel ensemble dont l’ordre, en réalité, « d’entrée de jeu, […] était perdu » ?
Le succès continu de Pascal, sa permanence dans nos références et notre culture ont quelque chose d’extraordinaire. De surnaturel, pour reprendre un terme des Pensées. Ce livre en miettes avait toutes les raisons de disparaître. S’il y a dans les Essais de Montaigne un désordre voulu, organique, qui tient le lecteur sous son charme, celui des Pensées est autre, moins prémédité qu’imputable aux maladies de Pascal, à son épuisement, à sa mort précoce. Ainsi peut-on parler d’un désordre tragique, ce qui était bien le sentiment de ses proches, accablés par l’état ruiniforme de l’œuvre. Malgré leurs efforts de recomposition, l’édition qu’ils proposent tient du livre de deuil. D’autres éditeurs le donnent à sentir en plaçant la photo du masque mortuaire de Pascal en ouverture de la lecture des Pensées. C’est dans cette perspective que j’ai pu intituler mon livre Tombeau pour un ordre.
Il faut donc commencer par la perte, mais aussi, paradoxalement, reconnaître l’incertitude comme un principe essentiel des Pensées. L’instabilité est un choix de Pascal lui-même, attesté par des fragments aussi transparents qu’énigmatiques : Je ne souffrirai pas qu’il repose en l’un ni en l’autre afin qu’étant sans assiette et sans repos… Ce qui vaut pour l’interlocuteur d’un dialogue imaginaire avec Pascal mais aussi pour le lecteur déséquilibré. La perturbation, le vertige sont les éléments stratégiques, et pas seulement dans le célèbre Infini – Rien. Voir par exemple : S’il se vante je l’abaisse. / S’il s’abaisse je le vante. / Et le contredis toujours. / Jusqu’à ce qu’il comprenne / qu’il est un monstre incompréhensible.
Ou encore : Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse. Suivre Pascal est une épreuve physique, une expérience de montagnes russes, un ébranlement délibéré. Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien. Ce livre nous parle de ce que nous ressentons en le lisant : lumière, obscurité, exaltation, retombée. Tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. En ce sens, la fragmentation qui est l’expérience même de l’instabilité semble faire corps avec le projet. Nous sommes perdus, nous avançons, nous revenons, nous tâtonnons, nous faisons les gestes, comme l’incroyant à la fin du Pari, nous devenons bêtes et nous le sentons. S’il y a une assiette, elle est basse, elle est humble et forcément précaire. Les fleuves de Babylone coulent et tombent, et entraînent […] Il faut s’asseoir sur ces fleuves, non sous ou dedans, mais dessus, et non debout mais assis, pour être humbles étant assis, et en sûreté étant dessus… Fleuves de Babylone ou flot des Pensées, il faut s’abandonner à ce courant, s’y asseoir, se laisser porter. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. J’ai toujours en tête ce fragment qui semble aussi bien parler de notre existence que de l’écriture et de la lecture : Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.
Considérant le caractère singulier de l’écriture fragmentaire de Pascal et les options multiples qui ont inspiré les différentes éditions des Pensées, vous parlez d’un « désordre », d’un « émiettement », d’un « labyrinthe », tout cela impliquant fatalement une « lecture en éclats ». L’acte même de lire ne cesse malgré tout de vous convaincre d’avoir affaire à une « mystérieuse horlogerie », une « machine harmonique » au service d’une « vraie éloquence » dont vous affirmez que s’y livre la « poétique » de l’ensemble des Pensées. Comment la définiriez-vous ?
Pascal est un inventeur. Il suffit de se reporter à sa machine arithmétique ou aux dispositifs de ses grandes expériences sur le vide et sur la pesanteur de l’air, des dispositifs spectaculaires qui font à l’époque sa réputation et rendent sa rupture avec la science si incompréhensible. On y voit un reniement, un gâchis, on s’exaspère de lire : Je trouve bon qu’on n’approfondisse point l’opinion de Copernic. Mais ceci : il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. Mais quoiqu’en aient pensé ces hommes des Lumières qu’étaient Voltaire et Condorcet, ce changement de vie n’est pas pour autant un renoncement intellectuel. Il faut y voir plutôt un changement d’ordre et revenir au célèbre fragment des trois ordres qui oppose ordre du corps, ordre de l’esprit, ordre de la charité. Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. Laissons l’ordre du corps, celui des misères et des grandeurs charnelles. L’ordre de l’esprit est celui d’Archimède, de Descartes inutile et incertain, de Pascal lui-même dans une vie antérieure. Reste l’ordre du cœur, ou de la charité, l’ordre sensible qui ne démontre pas mais qui échauffe, qui touche, celui des Pensées. Cet ordre ne recourt pas au raisonnement : Descartes se fourvoie, l’existence de Dieu ne se prouve pas, elle se fait sentir. Comment ? L’inventeur va s’y essayer, chose étonnante, par une sorte de désordre intentionnel : J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être sans dessein. C’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Cet ordre qui échauffe et qui s’insinue pour aller au cœur, consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours. Ainsi peut se comprendre le retour de certains fragments. Les éditeurs ont souvent préféré les éliminer, les tenir pour inutiles, redondants, témoignant d’un oubli ou d’une distraction de l’auteur plutôt que d’une intention, alors qu’ils font partie de liasses différentes, comme si Pascal avait bien plutôt imaginé de revenir sur un même point, comme on reprend un motif poétique ou un refrain. Ce côté répétitif, musical, obsédant, est d’une troublante modernité.
Partout, écrivez-vous, une « trame autobiographique des Pensées » s’avère « sensible ». Au point même de percevoir ici et là, comme vous le remarquez, « d’étranges rapports entre la vie de Pascal et la fragmentation des Pensées ». N’y a-t-il pas là de quoi être surpris si l’on songe à l’évident désordre de l’ensemble et, conjointement, à ce qu’on sait de la vie réglée de son auteur ?
Cet « ordre par dialogues » que Pascal se propose dans certains fragments comme celui de l’Apologie (en supposant que tel était bien son projet car il n’utilise jamais ce mot), met au premier plan la personne de l’auteur. Il a beau reprocher à Montaigne le sot projet qu’il a de se peindre, l’auteur des Essais reste un modèle. Répréhensible, certes, la façon désinvolte qu’a Montaigne d’assumer ses faiblesses et d’oser dire des sottises, mais il cherchait le bon air, une manière d’écrire à laquelle Pascal aspire, simple, irrésistiblement entraînante, toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie.
Cette manière que Pascal a trouvée chez Épictète et Montaigne, il se la propose en tant que Salomon de Tultie, anagramme de deux de ses pseudonymes, Louis de Montalte, le signataire des Provinciales, et Amos Dettonville, l’organisateur du concours de la roulette. Si Pascal était venu à bout de son œuvre, sans doute l’aurait-il publiée sous ce troisième pseudonyme, bien décidé à s’effacer, à disparaître, comme déjà dans sa vie retirée. Il faut écrire à la façon de Montaigne mais autrement que lui, trop en scène, trop présent dans les Essais. Pascal s’en agace, Le moi est haïssable – et pourtant, pourtant… On sent l’embarras. On le sent dans ces fragments écrits à la première personne : Pensée échappée, je la voulais écrire ; j’écris au lieu qu’elle m’est échappée. Ou bien : J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Autre exemple : Quand j’étais petit, je serrais mon livre. Et parce qu’il m’arrivait quelque fois… en croyant l’avoir serré, je me défiais.
L’un des paradoxes de la démarche de Pascal, c’est qu’il souhaite à la fois toucher, s’insinuer et garder ses distances. Ne pas se faire aimer, conformément au programme du petit papier que sa sœur Gilberte découvre après sa mort et qui lui donne la clé de la froideur de son frère. « Il est injuste qu’on s’attache à moi […] car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire ».
On peut dire que la figure de Pascal, son extraordinaire personnalité, provoque des réactions ambiguës. On l’aime, on le déteste, il captive, il rebute, il console, il effraye, il est intraitable et mystérieusement séduisant. Beaucoup d’éditeurs des Pensées ont protesté contre cet attrait. Il leur fallait mettre de l’ordre dans les papiers de Pascal mais aussi le dire malade, fanatique, obscur, superstitieux. On ne lui pardonnait ni ce Mémorial retrouvé dans son habit et traité d’« amulette mystique », ni ses attaques contre les Jésuites dans les Provinciales, ni son renoncement aux sciences. En consultant les éditions qui se succèdent entre le XIXe et le milieu du XXe, notamment leurs préfaces, on est frappé par les réserves, les reproches, voire l’hostilité que Pascal suscitait : c’est un « esprit exagéré, chagrin », en proie à un « emportement maladif ». Les Pensées sont remplies d’« antithèses outrées », de « formes paradoxales », de cris de révolte ou de haine » où s’expriment la « rancune » et la « jalousie ». Sainte-Beuve lui-même est partagé : il ne lit pas la Vie de M. Pascal écrit par sa sœur Gilberte sans trouver qu’il s’élève « un violent murmure en nous du bon sens et de la nature ».
Il y avait toutes les raisons de tenir Pascal à distance – mais ce sont peut-être celles qui le rendent plus fascinant encore. Il s’impose, on le lit, on le relit, on n’en a jamais fini avec ce mystérieux rayonnement.
À vous suivre, on réalise que l’expérience de la lecture des Pensées s’apparente à une aventure où alternent espoir et regret, enthousiasme et perplexité. Et cela est d’autant plus manifeste lorsqu’on se met à voyager comme vous le faites d’une édition à l’autre, s’exposant aussitôt au dépaysement face à un monde qui peut alors s’avérer aussi familier qu’inquiétant. On se dit qu’il y aurait là de quoi renoncer, à ceci près que « la lecture recommence, s’arrête, compare, découpe, rassemble, découragée ou impassible ». En effet, observez-vous, la lectrice n’est « jamais lasse de s’en remettre à un désordre qu’elle ressent plutôt comme un ordre, non moins secret, qui est celui du cœur ». Diriez-vous que lire les Pensées, le faire « sans biaiser », suppose de consentir inconditionnellement à cette forme paradoxale — joie et peine mêlées — d’errance ?
Ce n’est pas rien d’avoir chez soi une trentaine d’éditions différentes ; elles témoignent d’une sorte d’acharnement à comprendre qui peut aussi devenir une façon de domestiquer Pascal. Le désordre de cette fragmentation a quelque chose de sauvage et on sent, dans toutes les tentatives de reconstructions, un désir de maîtrise. C’est humain, bien sûr, mais souvent très pernicieux. Parce que le plan est perdu, chacun peut se croire le mieux placé pour trouver le vrai Pascal – moraliste, écrivain classique, ex-géomètre, radical, apologiste. Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle et les éditions de Lafuma, de Sellier, de Le Guern pour que ces désirs de mainmise ou d’appropriation subliminales disparaissent. On a défait les liasses, le classement est à peu près perdu, très bien, on fait avec. Commence alors une autre lecture. Il y a un charme tout-puissant du fragment, chacun est un monde à lui seul, un « raccourci d’atome », un « abîme nouveau », et pourtant résonne (ou pour mieux dire : consonne) avec d’autres fragments disséminés. Cela peut désespérer la lecture ou l’enchanter, on n’en a jamais fini, elle commence et recommence partout. Ce qui rappelle l’étrange fin joyeuse du pari : faire les gestes est utile et même nécessaire, s’agenouiller, prendre l’eau bénite. « Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira ». L’interlocuteur proteste : s’abêtir, c’est justement ce qu’il craint. Réplique sublime : Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ? Rien, en effet. D’où l’espèce de cri : “Ô ce discours me transporte, me ravit”… Etc., ajoute Pascal. J’ai toujours trouvé délicieux cet etc.
Marianne Alphant, Pascal : tombeau pour un ordre, éditions P.O.L, avril 2023, 352 p., 16 € — Lire un extrait