Ce tout petit objet est une perle : dans un format resserré, des photographies en noir et blanc de Rym Khene entrent en résonance avec des petits poèmes en prose de Khalid Lyamlahy. On flâne dans la ville, on vagabonde : la forme d’une ville change plus vite que le cœur des humains, et c’est justement l’objet de ce livre que d’interroger la mémoire des humains et les traces qu’elle surimpose dans le cœur de la ville.
L’œil photographique de Rym Khene est braqué au ras du sol, au ras des murs. Concrétude de formes, de traces, de lignes qui étoilent dans des directions différentes : l’art du détail, du gros plan fait ressurgir différemment le quotidien urbain et invite à interroger la matière de nos rues. Poétiquement, une bouche d’égout vient signifier la pleine marée ; des confettis dispersés deviennent des croisements de chemins et de rêves, et ainsi de suite. Terre, nervure, feuilles, acier : les matières de la ville sont multiples. Traces, dégoulinures, ombres, palimpsestes : les surfaces se mêlent, disparaissent, racontent des vies passées sous les vies présentes.
En regard, les petits haïkus en prose poétique de Khalid Lyamlahy prennent vie. La balade baudelairienne se transforme en cahier d’un exilé. En ouverture du recueil, ce poème liminaire : « Ma mémoire d’exilé est un fleuve enragé. À l’heure de la crue, le souvenir quitte son lit, déborde sur les plaines environnantes. Plus de paysage. Plus de frontière. Une déchirure redessine la carte chaotique de l’arrière-pays ».

Ne reste plus au poète qu’à « tendre ses filets » pour attraper des bribes, des fragments, des petits morceaux de langage pour dire l’exil. Ce qu’il rapporte de ces pêches miraculeuses sont donc des formes brèves, condensées, à la retenue qui n’en est pas moins bouleversante, dans son art de la discrétion. Un « cheval de mer » danse entre rêve et sommeil devant le poète : hippocampe d’une mémoire amputée, bribe de merveilleux au ras du sol de nos mégapoles. Des souvenirs d’écume de la ville natale se surimpose dans la ville d’accueil au détour des sons et des bruissements du trafic. De nouvelles cartographies émergent alors, où le souvenir des villes se surimposent les unes aux autres, où la pause méditative fait subrepticement renaître un monde que l’on croyait englouti dans le passé. C’est que les traces de la mémoire ne se laissent pas si facilement oublier : la mémoire, hippocampe facétieux, vient toquer à la porte, au hasard des rencontres. Franche mélancolie de l’exil côtoie parfois la rencontre malicieuse et parfois fantasque des empreintes urbaines.
On reconnaît là le travail que Rym Khene avait précédemment consacré à la mémoire de la décennie noire dans la ville d’Alger. On reconnaît également les angoisses d’un étudiant exilé que Khalid Lyamlahy avait déjà explorées dans Un roman étranger (Présence africaine, 2017). Mais ce petit livre ne s’y résume pas. Tout en grâce et en puissance, il raconte l’âge de l’écriture, où les fantômes de nos passés nous saluent, en silence, au coin des rues.
« Confession mort-née », « œil sans pupille », « magma lourd et informe », « artères arrachées » des « guerres intérieures » : la parole poétique ne cesse de dire son impuissance. Ce faisant, un chemin s’opère tout de même, dans le croisement de ces formes brèves et des ces photographies, dans les tentatives humbles – au ras du sol littéralement – mais néanmoins renouvelées avec obstination. Au bout du chemin, les fragments de mémoire dessinent tout de même une piste d’une trajectoire qui s’est construite malgré tout. Ce dire se conclut ainsi :
« Avant de disparaître, l’enfant que j’étais m’a légué ses empreintes sur un mur délabré. J’ai passé des années à essayer de les relier. J’ai fini par cracher quatre points de suspension puis j’ai quitté l’enfance sur la pointe des pieds ». Nous sommes tous des Petits Poucets reliant des cailloux de nos mémoires éparses, pour entrer dans l’âge adulte.
Rym Khene, Khalid Lyamlahy, J’ai rencontré un cheval de mer, éditions La place, novembre 2022, 48 p., 12 €