Devant me rendre à Paris, ce premier dimanche d’avril, j’ai raté la brocante de printemps de ma petite ville de banlieue, me disant ce n’est pas bien grave étant donné que j’en reviens le plus souvent bredouille. Si je note cette infidélité, c’est pour mettre cette chronique sous le signe de ces étalages qui nous font passer en quelques secondes d’un objet à l’autre, tissant ainsi quelques liens inattendus – de belles tensions – sans hiérarchie apparente. Qui sait si ce que je viens de retenir pour cette nouvelle constellation de choses lues et vues – trois ouvrages associés à des expositions, le DVD d’un film, trois livres de poésie et un livre inclassable (ayant dû, pour ne pas trop déborder, reporter à plus tard les recensions d’une bande dessinée et de deux petits ouvrages en prose) – ne se retrouvera pas un jour au sol, sur un tapis, dans une brocante saisonnière : invitation à l’échange, et manière comme une autre faire pièce à l’oubli. So May we Start ?
1.
Parmi les expositions en ce moment incontournables à Paris, certaines se font discrètes (il nous arrive de les visiter dans une relative solitude), tandis que d’autres attirent les foules : Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 30 à l’Orangerie, par exemple ; ou Manet / Degas à Orsay, premier motif de cette déambulation critique, dont nous ne nous attarderons pas à commenter l’accrochage qui donne beaucoup à voir, à sentir, et à penser (ce qui fait qu’on se dispensera d’en rajouter dans la déploration de la mode actuelle des murs peints, ou recouverts de tissus colorés – voir à ce sujet l’épisode 11 de cette chronique). Ouvrons plutôt le roboratif catalogue de cette exposition (chez Gallimard, sous la direction de Laurence des Cars, Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher) qui s’attache autant à révéler les affinités entre ces deux monstres sacrés de “la modernité des années 1860-1880” qu’à marquer leurs différences, à travers un “dialogue inédit” invitant “à renouveler notre regard sur leur éphémère complicité et leur durable rivalité.”
Edouard Manet et Edgar Degas n’avaient que deux et demi d’écart – le premier étant l’aîné (et celui qui est mort le plus jeune, en 1883, à 51 ans). Un texte célèbre de Georges Bataille (Skira, 1955, réédité en 2021 dans la collection “studiolo” de L’Atelier contemporain) relève que “Manet n’est pas seulement un très grand peintre : il a tranché avec ceux qui l’ont précédé ; il ouvrit la période où nous vivons, s’accordant avec le monde qui est maintenant, qui est notre ; détonnant dans le monde où il vécut, qu’il scandalisa.” Lors d’un entretien autour de son livre Le sujet monotype (P.O.L, 1997), Dominique Fourcade dit qu’il s’est “intéressé à des artistes plus contemporains [que Matisse], le plus contemporain de tous [étant] Degas.” Et c’est peut-être la meilleure façon d’aborder cette confrontation toute en frottages : dialoguer avec deux peintres qui n’ont jamais cessé d’être nos contemporains. Dans un des essais de ce nouveau catalogue, Présences d’absence : Degas, Manet, Valéry, Stéphane Guégan constate que Paul Valéry “finit par conclure, fut-ce obliquement, à la gémellité de Manet et Degas, frères en cosa mentale.” Cependant, traverser cette exposition, puis la revisiter, outillé de la richesse iconographique de son catalogue, nous fait comprendre à quel point cette gémellité est tissée d’oppositions, parfois frontales. Isolde Pludermacher note que si Manet était un “républicain convaincu” qui a conçu et exposé “tout au long de sa carrière des œuvres en rapport avec des événements qui le touchent ou le révoltent en tant que citoyen”, Degas a émis des opinions qu’on pourrait qualifier “de conservatrices dans tous les domaines, excepté l’art.” Manière de relever que ce qu’ils ont avant tout en commun, c’est une indéniable audace dans l’expérimentation des formes et des techniques, chacun s’attachant à dépasser l’application de savoir-faire appris à l’atelier Couture comme à l’école des Beaux-Arts.

Confronter tout d’abord deux de leurs autoportraits en dit long sur ce qui les différencie. Et nombre de double-pages, comme celle qui associe La Prune de Manet (vers 1877) et L’Absinthe de Degas (1975-76), ou celle qui montre à gauche le Portrait d’Émile Zola de Manet (1868) et à droite L’Amateur d’estampes de Degas (1866), incitent à prendre la mesure tant de leurs affinités (quant aux sujets) que de leurs divergences (dans la manière de les traiter). On ne peut qu’avoir envie de participer à ce jeu d’échanges à trois. Et n’oublions pas les quelques échappées en solitaire où l’autre est plus que jamais présent, comme cette suite de portraits de Manet par Degas au crayon, au fusain, au lavis ou à l’eau forte, et sur toile au pinceau, qui est un des temps forts – non le plus spectaculaire, mais un des plus émouvants – de cette exposition. Degas écrit à James Tissot en 1871 : “J’ai vu de Manet quelque chose de nouveau, de moyenne dimension, de fini, de caressé, un changement enfin. Que ce gaillard-là a du talent !” Et Manet : “Ah ! Voyez ce Degas ! Voyez ce Renoir ! Voyez ce Monet ! Quel talent ils ont, mes amis !”
Que peindre ces années-là de plus beau, de plus troublant, de plus percutant qu’Olympia ou L’Homme (Le Torero) mort de Manet (où l’on remarque que, même quand le “sujet” du tableau est un corps étendu à terre, la vie de la peinture – ce qui fait qu’elle est peinture – saute aux yeux, provoquant simultanément un enchantement, une inquiétude et de nombreuses interrogations), sinon les Repasseuses ou Intérieur (dit Le Viol) de Degas ? Mais, ne nous leurrons pas, cette petite recension ne pourra qu’effleurer ce qu’opère cet accrochage qui réussit parfois à nous surprendre alors que nous croyions avoir tout vu. Car, s’il nous permet de découvrir des peintures inconnues et de porter concrètement notre regard sur ce dont nous n’avions connaissance qu’à travers des reproductions photographiques, le plus étonnant, c’est de constater la force – de silence, de résonance, de sidération – inépuisable de celles qui appartiennent aux collections permanentes du musée d’Orsay (que l’on peut visiter en toute saison quand on se trouve à Paris).
À noter, un deuxième ouvrage sur le même sujet, plus léger et à prix modique, écrit par les mêmes auteurs, Manet / Degas, œil pour œil, qui “confronte et commente 40 œuvres des deux peintres.” Non point un digest, mais un essai complémentaire, ouvrant de nouvelles perspectives dont l’enchainement des titres peut donner une idée : 1. Droit de regard par Stéphane Guégan (C’est moi que je peins / Droit dans les yeux ? / Dispersions / Les deux infinis / Intrusions / Regards clandestins / Flirt optique / L’œil en mouvement / Regards perdus / L’œil intérieur / L’œil de Dieu). 2. Regards croisés par Isolde Pludermacher (20×2 commentaires d’œuvres des deux peintres).
Manière de conclure, tout en prétendant ne pas le faire, reprenons ces mots du tout dernier essai du catalogue (dû à Victor Claass, qui a don de joliment enfoncer le clou) : “C’est pour cela que les corpus de ce duo tantôt complice, parfois déchiré, constituent des objets d’étude d’une si belle infinité, à observer en dehors d’une révérence convenue à leur supposé génie. Leurs énigmes orientent en permanence nos regards vers toutes sortes de marges, qu’il convient de continuer à sillonner.” Edgar Degas (fin des années 1870 ou début des années 1880) : “Il y a une sorte de honte à être connu surtout des gens qui ne vous comprennent pas ; la grosse réputation est donc une sorte de honte” (Idées de peintures, observations et réflexions, L’Échoppe 2019).
2.
Après avoir pris quelques Dernières nouvelles (c’est le titre de l’exposition) de Pierre Alechinsky à la galerie Lelong & Co (jusqu’au 29 avril, 13 rue de Téhéran à Paris 8e), témoignant de l’étonnante vitalité du peintre aujourd’hui âgé de 95 ans, intéressons-nous au très beau livre-catalogue, toujours chez Gallimard, d’une rétrospective (de 1948 à 2020) de “dessins gravures, lithographies, estampes murales, ouvrages de bibliophilie” de l’artiste qui se tient au Domaine de Chaumont-sur Loire du 1er avril au 29 octobre 2023. Alechinsky à l’imprimerie est le titre de cet ouvrage qui propose un texte du peintre graveur (Vadrouille à l’âge lithique) qui raconte sa longue expérience en ce domaine, quelques photographies prises dans divers ateliers (du Marais à Bruxelles, ou Clot à Paris) en compagnie de Franck Bordas ou de Peter Bramsen, et bien entendu environ 200 reproductions, parfois accompagnées de commentaires, le tout réalisé avec bonheur.
Pierre Alechinsky : “Le docteur Guy Georges, petit-fils d’Auguste Clot, s’est associé à Peter Bramsen pour revigorer l’imprimerie lithographique de son grand père tombée en désuétude. En 1891 Auguste imprima pour Ambroise Vollard : Bonnard, Maurice Denis, Munch, Odilon Redon, Toulouse-Lautrec, Vuillard. Le docteur disposait d’un modeste atelier rue du Cherche-Midi, équipé tout au plus d’une presse à épreuves, et Peter Bramsen, dans sa 2CV, transportait les pierres de Paris à Villiers-le-Bel, où se trouvait installée sa presse Voirin, format « double raisin ». Aussi me fallait-il partir de Bougival avant l’aube, ou passer la nuit sur place, pour une mise en machine le matin. Les « bêtes à cornes », la Voirin, les « cailloux » rangés dans une bibliothèque lithique, le tout prit place rue Vieille-du-Temple. J’ai continué à démarrer tôt. Surtout ne pas faire attendre le conducteur, le margeur et le receveur. Ils sont là dès 8 heures.” Il a aussi – et entre autres – écrit dans Ambidextre : “Aller à l’imprimerie, c’est comme pousser la porte du bistrot, quitter l’égocentrisme de l’atelier d’artiste pour retrouver les mordus, les habitués du comptoir lithographique. On respire l’odeur de l’encre. On piétine le même plancher.” Peut-on mieux dire ? À mon avis, non. C’est pourquoi je préfère reprendre ces lignes de l’artiste, plutôt que d’ajouter quelque vain commentaire, pour faire passer l’idée qu’il y a grand plaisir à goûter ce qui a été déposé, mots et image, dans ce livre-catalogue, comme dans ceux qui l’ont précédé dont ma bibliothèque regorge – Pierre Alechinsky ayant beaucoup publié, comme il a beaucoup dessiné, gravé et peint, mais sans pour autant se répéter, car, même s’il paraît dénouer les mêmes fils, il le fait toujours avec invention, sans créer de lassitude.

3.
Days de Tsai Ming-Liang est un film de 2020 qui sort aujourd’hui en Blu-ray et DVD chez Capricci, avec en bonus un court métrage inédit de 2022 : Où en êtes-vous Tsai Ming-Liang ? et un assez long entretien avec le cinéaste par Romain Chartron, enregistré en novembre 2022au Centre Pompidou. Comment rendre compte en quelques mots de la force d’un tel film qui, comme les précédents du cinéaste taïwanais (né en Malaisie en 1957 de parents de la diaspora chinoise), demande d’être éprouvé concrètement (aucune bande annonce ne pouvant transmettre autre chose que son contenu anecdotique) ? Regardant (et écoutant) Days (2h01) pour la seconde fois, je prends des notes. Les voici, à peine arrangées :
Peu de dialogues, intentionnellement non sous-titrés. Dans les échanges proposés en bonus, T.M.-L nous dit que, dans son film, c’est comme dans la vie : il y a des choses que l’on ne comprend pas (“je voulais que le spectateur devienne un observateur”). Et toujours la présence de l’eau – en cinéaste de la pluie, des salles de bains, des fuites et des inondations, comme il l’est aussi des objets et des humains immobiles quand le vent souffle, ou de la lenteur en pleine agitation. Ce grand visuel est aussi sensible au sonore. Le premier plan, assez long (tout comme les suivants), montre l’acteur Lee Kang-Scheng (personnage central de tous les films de Tsai Ming-Liang depuis le premier, Les Rebelles du dieu néon, en 1992, qui vieillit de film en film, après avoir subi diverses maladies : histoire de fidélité, “d’attachement réciproque”, assez unique dans l’histoire du cinéma) une fois encore quasiment immobile, alors que la pluie tombe fortement. Il respire, comme les feuilles au dehors.

Au plan suivant, il est allongé dans l’eau, les yeux clos. Frémissements, déplacements infimes, agitation minimale ; et pourtant, on sent plus que jamais ce que c’est que vivre – et dans son cas, se relever. Puis T.M.-L. montre la splendeur du dehors après l’orage, sous la clarté nocturne. On ne pourra égrener tous les plans. Ni vraiment “raconter l’histoire” qui est résumée ainsi sur la jaquette du DVD : “Accablé par la maladie et les traitements, Kang erre dans les rues de Bangkok pour conjurer sa solitude. Il rencontre Non qui, contre de l’argent, lui prodigue massages et réconfort.” Y compris sexuel. Pour le cinéaste qui affirme vouloir exprimer (ou imprimer, plutôt, comme un graveur) le réel, ce qui implique que tout ne soit pas “aussi beau qu’au cinéma”, et notamment “la sexualité [qui] doit être naturelle. Le sexe, il ne faut pas en faire tout un plat, ça fait partie de la vie courante.” La longue séance de massage, empreinte de sensualité homoérotique tout en ne montrant, frontalement, qu’assez peu, insiste surtout sur le fait de prendre soin. Le partenaire de Lee Kang-Scheng, le jeune Anong Houngheuangsy qui est venu du Laos en Thaïlande pour travailler, vieillira peut-être lui aussi dans de futurs films de Tsai Ming-Liang. Kang lui offre une boîte à musique qui détonne dans un premier temps dans cet univers à la fois archaïque et d’une modernité basique. Mais on ressent assez vite que l’intrusion de cet objet jouant, de manière très ralentie, un air de Chaplin, est d’une grande justesse – ce qui est d’ailleurs le cas de tous les autres, de la moindre cuvette en plastique bleu ou rose aux prothèses médicales. Le temps passe (Days est un titre parfait), de manière aussi ordinaire que magique (d’une magie ordinaire, aux effets concrets et non spectaculaires), et les passages du dedans au dehors ne font qu’égrener une inaptitude à l’agitation du monde mâtinée de désir d’en être, corps et âme. Et ce n’est pas “aussi beau qu’au cinéma” : c’est bien plus beau qu’au cinéma. Une trouée de silence au milieu de Days surprend aussi : impossible de s’ennuyer, si on s’accorde aux tempi. Mais il faut s’approcher de ce qui est montré (que l’on doit simultanément écouter), car Tsai Ming-Liang “essaie de faire des films proches de [sa] vie”, quitte à s’éloigner au plus loin des “films populaires” qui ont le tort, selon lui, “de ne refléter en aucun cas la réalité.”

J’en resterai là de mes notes sur Days, les accompagnant en post-scriptum de quelques mots sur le court métrage de 2022, Où en êtes-vous Tsai Ming-Liang ?, dont le premier plan montre un chat faisant sa toilette (alors qu’on entend – qui l’eût cru ? – le son de la pluie et d’un orage lointain). Le cinéaste a quitté Taïpei pour vivre à la campagne (montagneuse). Il filme sa maison et les objets qui s’y trouvent, surtout des chaises, des fauteuils, qu’il peint (reconnaissant qu’il n’est pas peintre ; on le sait car cette fois les intertitres entre les séquences sont sous-titrés). L’humidité envahit tout ; le lieu est propice à de légères inondations qui ne sont pas annonciatrices de catastrophes. Et ce qu’on ressent, une fois encore, c’est la résistance immobile des objets face au vent qui fait onduler les végétaux : les chaises (immortelles, dirait-on) sont peintes comme les humains (mortels, mais en perpétuelle réparation), à la fois comme sans vie (du moins celle de la peinture) et pleines de désir. La grande qualité du montage, image et son, donne envie que ça n’en finisse pas. Mais cette fois, ça s’arrête au bout de 21’23” : probablement la durée la plus juste (rien ne nous interdit de le revoir pour prolonger le plaisir).
Dernières phrases calligraphiées sur mon carnet, après première vision : c’est comme un documentaire sur les ouvertures. Tsai Ming-Liang ne ferme pas : il laisse ouvert.
4.
Pornographie (à L’Atelier contemporain) est, non un inédit, mais “le rassemblement des recueils publiés entre 2006 et 2011, à l’exception de Philoctète”, par Cédric Demangeot (1974 – 2021).
Refondant Éléplégie et Sale temps (L’Atelier La Feugraie, 2007 et 2011) et intégrant Une triste histoire (écrit en 2011 et publié en 2015), Pornographie est suivi par Ravachol (Barre parallèle, 2006) dont Demangeot disait : “Ce livre, je n’en suis pour une grande part pas l’auteur. Il s’est écrit pour ainsi dire par fièvre et tout seul, à partir des Mémoires de Ravachol [et autres documents]. Il devrait être inutile de préciser qu’il ne s’agit pas d’une tentative de réhabilitation de ce douteux personnage que fut Ravachol. Mais bien plutôt, comme dans tous mes poèmes, d’un souci d’aller à l’homme. Pour le regarder vivre. Pour le regarder faire et rater.” Fragment :
“ravachol ou : l’arr
achement
panique à ravachol :
crève donc braque donc exéc
ute : on n’ajourne pas les
morts, il n’y a pas de mots
pour qualifier cauchemar
: décide du court-circuit.”
Quant à Pornographie, il s’agit d’une “Ébauche d’un livre du mal”. Le premier poème, Litanies de Caïn, donne le ton : “À / peine craché du / vagin de ma mère je / m’entends dire Ta / gueule Prends la masse et / prends le soc on va t’ / apprendre ce que c’est que / le fer, l’outil, l’ / ordre.” Après avoir tué Abel, son frère, il y eut pour Caïn “comme un / blanc. Je me / rappelle / mal. On m’a / blanchi. On m’a / dit que j’étais un homme, un / de ces hommes dont le monde / a besoin […] // Souvent, le / soir, dans l’ennui qui succède / à ma cavale, je / repense à A. (cette / petite peste, ce pur / amour) je / me délecte du / souvenir de ses yeux / pendant que je tirais le soc – et je tire.” Dans Sale temps, on peut lire : “5 // & vois : le totalitarisme / a inventé son invisibilité // il n’est pas plus visible / que nous ne le sommes // depuis qu’il accorde à chacun / la liberté de se choisir un visage // et que nous choisissons tous le même ; ” Et dans D’un corps placé devant la police :
Un poète est un homme à terre
ému par l’étrange idée
de passer par là – de placer
la langue dans l’étau policier.”
Ou à la toute fin d’Éléplégie : “Ils / ce matin / se sont mis en tête de // me faire parler (dit-il) : je ne / sais plus depuis combien de temps / ces messieurs s’occupent de me // faire parler. Cela fait / une vaste étendue de silence / et je ne –” On pourrait égrener la liste des autres titres de ce recueil : Aurore ultimatum, Au secours, La soif, Matraqué, Forcené, Émeute, ébauche, etc. Et dire que “cet écrit de combat, de luttes” “relate l’insurrection, l’affrontement entre dissidence et pouvoir, s’attaque au culte viril de la matraque” et traite de la maladie, du viol ; c’est pourquoi, “le poème ne pourra être qu’impardonnable.
Et enfin reprendre trois strophes du dernier poème de Pornographie :
“bartleby
vote
blanc. non :
bartleby
vote
noir.
noir
de café, d’
encre. noir
de neige nègre et d’amoncellements
de cendre. non.”
Combine de Benoît Casas (aux éditions Nous) “est un livre composé de 1000 poèmes brefs” qui se déploient “horizontalement au fil des pages”. Ils sont numérotés, et il y en a quatre par page. En haut, une première série, de 1 à 500 (deux par page, sur 250 pages) ; en bas, une seconde, de 501 à 1000. On peut aussi bien les lire dans l’ordre de 1 à 500, puis revenir au début pour découvrir les suivants. Ou faire comme on veut, Casas précisant que “l’ordre de succession des poèmes n’est pas celui de la chronologie de leur écriture, ni celui d’un montage choisi : il a été tiré au sort. Le livre affirme ainsi une certaine pratique du hasard et de l’égalité : tout y existe au même plan, sans hiérarchie ni temporalité.”

Comme le fruit d’une enquête sur la possibilité de “faire poème de tout, faire poème de rien” (Haroldo de Campos), Combine est d’un minimalisme parfois roubaldien (on pense à Dors ainsi qu’à d’autres formes brèves) et d’un sens aigu de la variation, finalement assez musical, mais au sens cagien (Roubaud / Cage : c’est cohérent). “433 // La vie / de tous les jours / efface / ou confirme / les travaux / la poussière / se dépose / s’avance / hors des / lignes.” (Poème choisi au hasard, pensais-je ; puis je me suis souvenu de la pièce de John Cage, 4’33). “171 // Tout est / possible / nous ne / sommes / pas / encore / morts.” (Id., le 171 étant le n° du bus que j’emprunte le plus souvent). Vielle affaire que cette “captation de l’ordinaire” qui touche à la lecture, au regard et à la marche (et à tant d’autres activités, dont “la pensée”). Combiner sans combine : pas de secret enfoui, pas d’astuce, simple expérience du coup de dés. Les yeux fermés, j’ouvre encore deux fois ce livre en désignant un poème du doigt : “936 // La / fumée / noire / qui monte / d’un tas / d’ordures.” “185 // À la fin / il devait devenir / une personne / rassemblée / il le désirait / si vivement / que cela / le rendait / insomniaque.”
saison été seize d’Emmanuel Rabu (Dernier Télégramme) est à la frontière du poème et du récit. Ou du journal. En ayant pris connaissance, ravi d’avoir des nouvelles de cet auteur qui publie assez peu, je me rends compte qu’aucune information n’est apportée sur son écriture, sinon ce que l’on trouve en 4e de couverture : “Quelque chose s’est arrêté”. Je fais donc quelques recherches sur Internet et apprends que saison été seize “est continué des notes prises sur l’iPhone pendant l’été 2016. Et précisément d’une sélection de ces notes évoquant la répétition, la rémanence, les reflets, la symétrie – c’est-à-dire les formes d’insistance sémantique du réel.” En 5 parties et un peu plus de 40 pages, il est question de chimiothérapie, d’hospitalisation, puis de deuil et de veuvage : “Le mouvement de ma mère, / sa vitesse, / quelque chose lui a été enlevé.” Cauchemar, chambre funéraire, église (pleine), cimetière sont au programme. Rabu, sensible à l’“étrange polyphonie” du “chœur des 500 voix asynchrones réparties dans la longueur de l’église” – “une phrase distendue, prolongée, ralentie, comme malaxée par une immense bouche” –, note qu’“ainsi la foi se nourrit-elle d’un phénomène psychoacoustique.” Puis il découvre une carpe sans vie et un “oiseau qui semble étendre et sécher ses ailes presque à plat sur la pelouse du jardin.” Un peu plus loin, il note : “Je suis désormais seul avec mon père.” Encore un peu plus loin : “Dans la campagne alentour, une fin d’après-midi, un chien attaché, une niche au soleil.”
“C’est un récit sur ce qui reste encore quand quelque chose a disparu, quand quelque chose s’est éloigné.” 2016, c’est l’année de la sortie – le 13 juin (“joue de l’annonce du cancer de ma mère”) – de RG, livre d’Emmanuel Rabu et Jochen Gerner. RG, c’est Remi Georges dit Hergé ; Rabu Gerner ; ainsi que ces initiales inscrites sur la girouette “sur le toit de sa maison” : celles “des anciens propriétaires (Robigault Guibert)” et “celles des noms de mes parents (Rabu Gautier)”, superposées. La randonnée se poursuit : “Je vais marcher le long d’un étang à quelques kilomètres de leur maison. Un pont enjambe un gué. Il y a, suspendu à la branche d’un arbre qui surplombe l’étang, un oiseau mort, un moineau, comme dans Cosmos.” Lu d’une traite, puis relu quelques jours plus tard pour en découper ces fragments (opérer un montage), saison été seize est émouvant, créant en ce qui me concerne du lien (ma mère étant morte, avant mon père, d’un cancer ; sauf qu’au moment de la cérémonie funèbre, je n’écoutais rien, trop enragé d’être là) –
“Je supprime sur le calendrier de mon ordinateur :
20 novembre
anniversaire de M
récurrence : tous les ans
fin : jamais”
– ce livre bref, il me semble qu’on peut le lire pour ce qu’il est : une suite de notations à propos de traces, de choses vécues, comme rêvées, douloureuses (mais racontées avec une grande retenue) ou singulièrement banales (mais non sans effets sur le corps écrivant). Qu’elles aient été enregistrées sur un smartphone ou sur une feuille de papier journal avec un morceau de bois brûlé, peu importe. Ce qui compte, c’est que “des grives mangent les fruits verts tombés des pommiers et des poiriers.”
5.
Découvrant Le Grosso modo de Jacques Floret, arrivé par surprise – comme c’est souvent la cas avec les Éditions Matière dont je suis toujours volontiers le travail, même quand ce qu’il proposent est aux antipodes de ce qui me retient –, je commence par regarder comment il est fabriqué : couverture en “méchant carton gris” en partie recouvert de papier imprimé, avec notamment un code-barre de belle taille (en bas au centre), une gommette autoadhésive, une grande photo en noir et blanc qui recouvre entièrement le dos et la 4e de couverture qui ne présente aucune indication – le nom de l’auteur et le titre se trouvant en 1e, avec, en dessous, un papier collé d’identité des éditions Matière (reconnaissables, non par des lettres, mais par des bandes verticales jaunes sur fond blanc).
Le Grosso modo s’ouvre avec une préface de Frédéric Ciriez, La Banque des yeux de France, qui est un texte de fiction où il est question de gemmologie, de dérèglement de la vue, de greffe de la cornée, et d’une donneuse nommée Jeanne Florin au sujet de laquelle le narrateur entreprend une enquête, lui découvrant des talents pour le dessin et l’architecture, une maternité singulière ayant conduit à l’accouchement de quadruplés, ainsi qu’une nature maniaco-dépressive qui l’incite progressivement à s’enfermer “dans un schéma psychotique étrange avec, pour chaque plan, croquis ou dessin demandé, la réalisation de quatre versions différentes des choses. Elle passe donc quatre fois plus de temps pour chaque mission et vit finalement sa vie en mode quadruple.”
Convient-il de parcourir quatre fois les 150 pages composées, chacune, de quatre dessins pour en saisir l’agencement ? Car, nous dit-on, “Le Grosso modo se distingue d’un simple recueil informel de dessins par les liens tissés de proche en proche entre les images” – le travail de la lecture consistant donc à mettre à nu ces liens ; ce que l’on pourrait tenter de faire dans un premier temps, en ne portant à ces pages qu’un regard s’intéressant au trait ; puis, dans un deuxième, en se mettant à la recherche de trames narratives plus ou moins dissimulées, alors qu’on ne découvre que peu de mots dans ces pages apparemment muettes – l’exploration ne pouvant probablement se faire que selon un va-et-vient entre un exercice du regard dégagé de ce qui en excéderait les vertus graphiques (rendu difficile par la qualité particulière du trait qui n’engage guère à ne l’apprécier que pour lui-même) et l’invention d’un récit, en complicité avec le dessinateur.

Si loin si proche de la bande dessinée – l’éditeur nous dit “s’écarter des plates-bandes de la BD pour une brève excursion sur les allées gravillonnées du “dessin contemporain » et du « beau livre »” – cette suite d’images parfois parodiques (en tous cas décalées), jouant visuellement à marabout d’ficelle, comme d’autres le font avec les mots, Le Grosso modo témoigne d’une “passion de la gribouille” fort appréciable, tant pour la passion que pour la gribouille – deux modes de rapport au monde qui ne sauraient qu’être encouragés.
Manet / Degas, sous la direction de Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, Musée d’Orsay / Gallimard, mars 2023, 272 p., 45 €
Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher, Manet / Degas, Œil pour œil, Musée d’Orsay / Gallimard, mars 2023, 112 p., 16 €
Alechinsky à l’imprimerie, Gallimard, avril 2023, 200 p., 30 €
Tsai Ming-Liang, Days, DVD ou Blu-ray Capricci, avril 2023, 16€ ou 19€
Cédric Demangeot, Pornographie, avec une lecture de Victor Martinez, L’Atelier contemporain, avril 2023, 392 p., 25 €
Benoît Casas, Combine, Nous, mars 2023, 272 pages, 20€
Emmanuel Rabu, saison été seize, Dernier Télégramme, avril 2023, 56 p., 10 €
Jacques Floret, Le Grosso modo, Matière, avril 2023, 160 p., 35 €