Hemley Boum : Les jours viennent et passent…mais le Cameroun est toujours en lutte

Centré sur le Cameroun d’hier et d’aujourd’hui, Les jours viennent et passent (2019) est le cinquième roman d’Hemley Boum. Romancière francophone camerounaise née à Douala en 1973, Hemley Boum remporte le prix Ahmadou Kourouma en 2020, quatre ans après l’obtention du Grand prix littéraire d’Afrique noire avec son roman Les Maquisards. Dans Les jours viennent et passent, la romancière propose la synthèse originale de faits historiques avec le parcours de vie de divers personnages fictionnels. Tel les poupées russes, Les jours viennent et passent est un roman polyphonique qui voit le portrait et le récit de la vie de divers personnages évoluer autour d’un personnage principal, Anna.

Trois femmes, trois destinées camerounaises

Dans son roman choral, l’écrivaine camerounaise mobilise la voix de plusieurs personnages. Mais c’est autour de celles de trois femmes qu’Hemley Boum place la confession au cœur de son roman, récit généalogique de trois générations de femmes. Les parcours d’Anna, Abi et plus tard celui de Tina sont marqués par la fatalité. « Je n’ai pas connu ma mère, elle est morte en me mettant au monde comme sa mère et la mère de sa mère avant elle. Trois générations de filles orphelines à la naissance, la vie qui commence dans la perte et le deuil. Abi vint briser l’anathème » : le lien entre ces trois femmes est donné dès le début du roman. À Douala comme à Paris, la fatalité n’est jamais bien loin : « j’éclatai en sanglots, encore une fois la vie me ramenait à mon point de départ », dit l’une d’entre elles. Pourtant échapper à leur condition est bel et bien la force motrice commune de toutes les actions et décisions prises par ces femmes. Dès leur naissance elles s’évertuent à « fuir la fatalité du deuil inscrit ». Comme celui de sa mère Anna, le petit corps d’Abi passera lui aussi par le rituel de scarifications d’Awaya et s’inscrira dès lors dans cette lignée de femmes maudites.

Marquées par les conflits, ces trois femmes n’entreprennent pourtant pas de la même manière leur émancipation. Jeune écolière, Anna place tous ses espoirs dans ce que peut lui apporter l’éducation du système colonial, rusant avec l’oppression impériale. De son côté, Tina voit le dénouement de ses conflits internes dans la foi. Pour Abi, c’est plus difficile : elle veut avant tout s’en sortir par elle-même. À travers ces itinéraires tout aussi ténébreux que saisissants, le lecteur assiste à des trajectoires de femmes puissantes, dans un roman à la tonalité féministe appuyée. Anna, Abi puis Tina ne se laisseront pas manipuler. Anna ne laissera pas sa belle-famille l’humilier. De son côté, Abi se vengera de la tromperie de son ex-mari. De manière inattendue, Tina finira par s’émanciper de l’emprise de Yacouba, le chef de Boko Haram.

Entre préoccupation personnelle et collective : quand le sentiment de responsabilité prend racine dans la fatalité

Chacun des personnages semble soucieux de sa propre trajectoire et de celle des autres. Ils partagent effectivement la même peur d’être coupable à la fois de leur propre dérive que de celle de leurs proches. Tous tentent alors de contrecarrer la malédiction qui mine leur parcours. Le personnage d’Anna fait partie des plus déterminés à rompre avec sa destinée. Anna le comprend très jeune. Elle place alors tout espoir d’élévation sociale dans le système colonial : « Nous étions habités par le désir infantile et contradictoire de leur plaire et de leur résister ». La jeune écolière rentre alors confiante dans les rouages de l’école coloniale. En un rien de temps, elle devient comme elle dit, le parfait « produit de cette éducation hybride qui nous morcelait en nous réinventant ». Mais dès son arrivée chez les religieuses, le masque tombe. Anna prend conscience de ce qu’elle représente réellement aux yeux des colons : « Je pense aujourd’hui que le savoir occidental est à la fois élémentaire et despotique ». La jeune écolière réalise en effet, qu’à défaut d’être sa source d’émancipation, le système colonial est celle de sa soumission. C’est alors dans un « profond malaise » que le projet d’émancipation de la jeune Anna s’effondre.

Les portraits se font également collectifs. Tel Max qui observe impuissant sa bande d’amis « cueillis comme des fruits mûrs » par Boko Haram. C’est le portrait de toute une génération qui est dressée, dans son rapport à la foi, à l’engagement politique, à la colère sociale. Max, sa mère Abi : le mal-être passe de génération en génération. Des aller-retours entre la France et le Cameroun racontent également des transferts de responsabilités, où les enfants sont confiés, de proche en proche.

Cameroun colonial et Cameroun contemporain : un diptyque qui révèle la lutte constante d’un pays


Les jours viennent et passent
est le roman de deux volets historiques. Le premier revient sur la période coloniale et il est incarné par Anna et son mari Louis Tchoualé. Le second est un récit plus contemporain, celui de la mécanique de la secte Boko Haram dans la région Nord du Cameroun et de son attrait pour de nombreux jeunes.

Ce qui frappe à la lecture de la première partie du roman qui recouvre l’enfance d’Anna en période coloniale est l’impact et la place qu’occupe l’idéologie du système colonial français au Cameroun. L’intériorisation des valeurs occidentales portées par la mission civilisatrice est frappante chez la jeune fille, encore écolière. À plusieurs reprises, la fascination de la jeune fille à l’égard de son institutrice blanche et du système colonial occidental auquel elle appartient est perceptible. Aux yeux de la jeune Anna, l’Occident est bel et bien synonyme de lumière et d’avenir. Or à la suite d’une dispute entre la grand-mère d’Anna (Awaya) et l’institutrice blanche, cette dernière prend ses distances avec son élève. Dès lors, Anna voit son monde s’effondrer : « je perds l’espoir de m’élever au-dessus de mon statut, de fuir ma condition ». Ce sont en effet de nombreux efforts pour se « conformer aux règles » de l’Occident par la jeune fille qui deviennent soudainement inutiles.

Le personnage de Louis permet également à l’autrice de dépeindre le portrait de la société camerounaise. C’est effectivement lorsqu’Anna tombe sous son charme, que l’écrivaine nous offre une parenthèse historique sur la résistance dans les maquis bamilékés. Mais le personnage de Louis permet également d’évoquer les dérives de la société camerounaise au lendemain des indépendances. Du fait de son ascension sociale rapide et brutale, la vie de Louis devient celle d’« un calcul politique » et d’une consommation ostentatoire. Louis devient méconnaissable aux yeux d’Anna et elle lui en veut. Lui qui plus tôt, sur les bancs de l’école, dénonçait ce système corrompu en devient soudainement le promoteur.  Ainsi l’évolution du personnage de Louis est un détour qui permet à Hemley Boum d’évoquer les prémisses de la corruption du système politique et économique au Cameroun.

Le second volet est consacré à l’effrayante et rapide ascension de la secte Boko Haram au Nord du Cameroun. Il faut souligner ici le grand courage de la romancière Hemley Boum qui analyse dans son roman les causes de l’engagement des jeunes dans Boko Haram, notamment chez les jeunes femmes, ce qui est singulièrement peu traité par les médias ou par les recherches en sciences sociales. Ainsi c’est lorsque Tina se retrouve enrôlée dans la secte qui « n’hésite devant aucune forme de violence » qu’une explication approfondie de l’organisation Boko Haram est donnée. Au détour des confessions des personnages sous l’emprise de la secte sur la région du Lac Tchad, l’écrivaine parvient à fournir une analyse très incarnée des modes de fonctionnement du mouvement jihadiste. Modes de pillages, processus d’endoctrinement et usage de la violence sur les populations sont tour à tour explorés.

Jenny et Tina deviennent des exemples de l’emprise de la secte sur les jeunes femmes « devenues l’arme ultime des jihadistes ». L’usage de la violence comme « moyen de persuasion et de communication » est dès lors mis en exergue. Tina en est la principale victime. À ses yeux, Boko Haram s’érige en la seule et unique force émancipatrice de sa situation. Prête à rejeter son ancienne foi chrétienne par peur de la solitude, elle supplie l’Imam et son amie Jenny d’accepter sa conversion à l’Islam coûte que coûte. Avec cette évocation de Boko Haram, Hemley Boum propose une réflexion sur le devenir du Cameroun. L’amour naissant entre Max et Tina à la fin du roman vient soudainement redonner une note d’espoir dans ce roman très sombre, où le Cameroun est présenté comme un pays en lutte, à travers des trajectoires féminines complexes.

Hemley Boum, Les jours viennent et passent, Gallimard, octobre 2019, 268 p., 21 €