Marouane Bakhti : « Mon roman, c’est aussi comment s’émanciper de la hshouma » (Comment sortir du monde ?)

Marouane Bakhti © Johan Faerber

Avec Comment sortir du monde ? publiées aux Nouvelles Éditions du réveil, Marouane Bakhti signe un premier roman d’une puissance inouïe, comme rarement lu. Dans une langue forte et ciselée, ce récit évoque une vie entre hontes et fantômes sylvestres, dans une famille biculturelle, moitié française, moitié maghrébine. La vie comme elle vient, comme elle ne va pas : tels sont les enjeux d’un récit qui chemine entre renouveau du roman de la ruralité et récit écopoétique. C’est un grand livre, une éblouissante révélation, et on est toujours heureux de pouvoir le dire. À ce titre, Diacritik ne pouvait manquer de saluer ce jeune auteur plus que prometteur le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide premier roman, Comment sortir du monde ? qui vient de paraître aux Nouvelles Éditions du réveil. Comment vous est venu le désir d’écrire sur l’histoire, à la première personne, de ce jeune homme qui passe d’une vie violente à la campagne à une vie tourmentée à Paris, qui écrit pour livrer, dit-il, « une chasse aux hontes et aux fantômes sylvestres » ? S’agit-il d’un récit aux accents autobiographiques ? Comment vous êtes-vous décidé à vous lancer dans cette narration d’ampleur de souvenirs dont vous écrivez, d’emblée, comme une formule presque magique : « Il n’existe plus d’autres souvenirs que ceux-ci dans ma tête, ils s’écrivent seuls. Je ne sais pas pourquoi tout ceci a envahi le derrière de mes paupières » ?

Je ne sais pas si le roman existe encore. Vrai ou faux… Je n’ai jamais cherché à définir mon récit sous ces termes-là. Justement, cette tension permanente entre les faits advenus et la fiction nourrit mon écriture. Pour commencer ce que j’ai décidé d’appeler « roman », j’ai sauté dans cet inconnu, cette zone floue, ce marécage qui existe entre la littérature et la vie réelle. Sur Internet, ma génération s’invente des identités alternatives en permanence. Un profil Instagram, c’est déjà de la littérature. Ça raconte une histoire à partir de soi. Chacun se crée un avatar idéal, un double digital. Même si la littérature contemporaine a entamé cette mue depuis longtemps, avec Roland Barthes par exemple, elle est évidemment impactée par ces nouveaux rapports à l’intime et à l’identité liés à nos usages des réseaux sociaux, avec une conception beaucoup plus libre de la vérité. Mes souvenirs sont une matière comme une autre pour faire un livre. « Écrire sa vie », dirait une grande dame.

Annie Ernaux © DK

Pour en venir au cœur de votre premier récit, ce qui ne manque pas de frapper, c’est combien Comment sortir du monde ? se donne, à rebours de toutes les modes, comme un grand et violent roman de la ruralité : de ce qu’est vivre à la campagne, vivre à l’horizon du XXIe siècle dans une ruralité que tout le monde feint d’ignorer. Mais c’est un roman de désamour du rural, d’un rejet, tout du moins adolescent, de cette ruralité qui empêche de pleinement vivre. Vous en fixez la loi immédiatement : « Je voulais tout tuer, éradiquer ma ruralité et le désert érotique dans lequel j’ai erré si longtemps – là-bas. »
Ma question sera la suivante : diriez-vous qu’il s’agit d’un roman de la ruralité ? Un roman double, à la fois de la difficulté à vivre au contemporain à la campagne mais aussi de la joie à partager la nature, vous qui livrez une des clefs de notre contemporain : « Désormais que les arbres sont politiques, je suis de connivence avec eux » ? Iriez-vous jusqu’à dire, au-delà de la question de la ruralité, qu’il s’agit d’un roman écocritique ? 

C’est vrai, le roman raconte une rupture avec la campagne. Le narrateur formule un refus adolescent et en ce sens, catégorique, de ses origines rurales. Mais le mouvement est à double-sens. Cette campagne d’où il veut s’échapper à tout prix l’a beaucoup rejeté. Il grandit entouré par des gens qui ne comprennent rien à sa double culture, à sa masculinité bizarre, à son désir pour les autres garçons. Grandir là-bas, c’est aussi faire face à un ennui terrible. Le roman est ancré dans une zone à cheval entre la ruralité et la ville, une de ces innombrables zones bâtardes, recouvertes de quartiers résidentiels, eux-mêmes entourés par les champs et les bois. C’est précisément ce que ne supporte pas le narrateur, cette hybridité du territoire qui lui rappelle la sienne. Il fait donc le choix radical du départ. Il rompt, dans le même temps, avec sa famille aux cultures mélangées. Pour faire table rase. Se réinventer ex-nihilo loin des marais. C’est évidemment un échec. Je ne crois pas du tout à ce type d’émancipation. On ne devient pas soi-même en abandonnant les siens. Encore plus lorsque l’on est membre d’une diaspora, rompre avec sa famille signifie perdre tout accès à sa culture d’origine. Parfois c’est incontournable mais il faut l’éviter à tout prix parce que c’est d’une violence inouïe. Le rapport à la nature pour le personnage est paradoxal. Il fuit les marais pour Paris mais dans la ville, il se sent en exil. Si le monde rural l’a rejeté, au fond, il en fait toujours parti. C’était fondamental pour moi, d’écrire sur les amitiés que l’enfant entretient avec les arbres et les animaux qui l’entourent. Loin de tous les attendus et les assujettissements humains, la nature l’accueille. En ce sens, c’est un récit écopoétique. D’ailleurs, c’est dans les bois que mon propre goût pour la poésie est apparu.

Dans ce premier roman des fantômes sylvestres comme vous le disiez, se donne à lire et à voir également la naissance du désir homosexuel, et la difficulté à vivre son désir. Vous avez d’emblée cette formule si parlante : « Les bocages de mon cœur sont sertis de pierres noires, il y a la peur gigantesque d’être pris en flagrant délit de désir. » L’homosexualité est immédiatement associée à la honte, à la criminalisation et à la violence : « Il faut le dire, cette affection pour les hommes apparaît au milieu de leur violence pour moi. » En quoi vous importait-il de raconter précisément cette violence qui oblige notamment à être un garçon comme les autres ou qui condamne si ce n’est pas le cas à une grande solitude ? Est-ce ainsi qu’il faut comprendre cette autre réflexion selon laquelle « Le lieu de ma jeunesse est un marécage » ? 

Avez-vous déjà essayé de marcher dans les marais ? Un coup sur deux, votre pied s’enfonce dans un trou d’eau et de vase, camouflé par les herbes hautes. C’est la même chose que de grandir en tant qu’homosexuel. On a toujours la peur d’être démasqué, au fond du ventre, de faire un faux pas qui nous plongerait dans l’embarras. Dans sa famille, le personnage connaît surtout le silence et la honte. Les siens sont dans l’impossibilité d’imaginer sa différence, de la caractériser, de poser des mots sur son désir. À l’extérieur du foyer, c’est différent, les hommes sont brutaux. Ils le sont particulièrement avec lui mais ils le sont aussi entre eux de façon générale. Les jeunes garçons qui s’ennuient peuvent être redoutables. C’est connu. Je crois que la honte hante toutes les enfances de ceux et celles qui me ressemblent, impossible d’y échapper complètement. Comment sortir du monde, c’est aussi comment s’émanciper de la hshouma. J’aime imaginer que c’est un sentiment possible à éradiquer.

Comment sortir du monde ? Comment faire son coming out, littéralement sa sortie ? Telles sont les questions qui s’offrent au lecteur pour venir ponctuer votre récit et qui tournent moins sur le coming out de l’homosexualité que sur un autre coming out, celui des origines et aussi du religieux. Comment faire corps avec ses origines arabes quand sa mère est née en France et son père marocain : telle est la question qui déchire la conscience de votre narrateur. Comment être Français ? Telle est l’autre question qui traverse Comment sortir du monde ? Vous le dites d’ailleurs sans détours : « Et puis ce défi de ne rien détruire de mon arabité et de mon désir ». Est-ce que vous souhaitez répondre à l’ensemble de ces questions ouvertes ici dans Comment sortir du monde ? 

Il n’y a aucune solution toute faite à ces questions dans le livre, je préfère prévenir ! C’est d’abord un titre très intuitif. Il résonnera, j’espère, avec un malaise largement partagé. Dans ce chaos ambiant, qui ne s’est pas réveillé un matin avec cette impression diffuse : le désir profond de tout recommencer à zéro. Autour de nous, la somme des violences et des injustices semble parfois inextricable. De la même façon, l’identité du personnage est véritablement emmêlée. Être français dans un pays qui passe son temps à pointer sa différence, être homosexuel et croire en Dieu. Le narrateur ne trouve aucun modèle sur lequel se calquer. Être l’enfant d’un couple mixte. Car le roman raconte aussi une enfance entre deux parents qui (consciemment ou pas) tentent de l’attirer d’un côté plus que de l’autre. Comment sortir du monde raconte la pression folle que la société fait peser sur les familles biculturelles. C’est un titre qui m’est venu comme ça parce qu’il recouvre tous les questionnements du personnage. Finalement, c’est une phrase très ironique, car le personnage ne fait pas de coming-out à proprement parler, il ne déclare rien.

L’enfance tortueuse et violente, apaisée par le personnage de la mère, place la figure du père comme celui qui rejette sans ménagements le fils. Le père rejette l’homosexualité du fils, le condamne à la honte avant que le fils ne monte, sans prévenir, à la capitale. Cependant, loin d’être le constat d’une simple rupture de communication entre un père et son fils, Comment sortir du monde ? s’offre surtout comme le roman de la réconciliation filiale, comme un roman filial qui peut enfin s’assumer. Diriez-vous que votre récit est surtout le récit d’une tendresse retrouvée pour le père ? 

Le père et le fils incarnent deux façons très différentes d’être un homme. Comment élever un fils dans une masculinité traditionnelle quand on n’en maîtrise pas vraiment les codes soi-même ? Qu’est-ce qu’une masculinité « arabe » ? Voilà les grandes questions auxquelles se heurte le personnage du père. En fait, beaucoup de parents issus de l’immigration tentent de préserver leur culture d’origine en adoptant des points de vue conservateurs voire des positionnements réactionnaires. Ils racontent à leurs enfants des cultures stéréotypées à partir de leurs souvenirs ou de leurs fantasmes. Le père craint d’élever un fils trop français, déconnecté de sa culture d’origine. C’est paradoxal, car il est tout aussi habité par l’idée de l’intégration républicaine. Ne pas élever un fils marginal ou paria. Ce sont des peurs courantes dans nos familles. Voici en fait, la dissonance cognitive à laquelle sont soumis les enfants d’immigrés et avec eux, la troisième génération. La relation filiale dans ce roman cristallise tous ces phénomènes. J’ai disséqué les craintes du père et les injonctions qui en découlent. C’est aussi ça, s’émanciper : comprendre d’où vient la violence paternelle pour pardonner.

Une des questions qui ne cesse de traverser votre roman et qui se fait entendre dès son titre, c’est, à l’évidence, comment sortir du monde. Votre récit s’affronte à la difficulté d’être au monde en tentant de considérer comment lui échapper, comment fuir son milieu. Cette difficulté à être ouvre à un constat qui trame l’ensemble de votre parole : « Je ne peux pas m’approprier le réel. » Voilà qui en vient à interroger la fonction même de l’écriture : en quoi écrire revient pour vous, pour faire vôtre ce réel, à sauver ce que vous pouvez de vos souvenirs ? Est-ce en ce sens qu’il faut entendre cette autre phrase : « Je cherche quelque chose à sauver » ? Assignez-vous ainsi à l’écriture une fonction plus largement salvatrice ?

J’ai une très mauvaise mémoire alors écrire me permet de garder les souvenirs vivants. Ça sert aussi à découvrir des choses insoupçonnées sur soi et les autres. Ce que je raconte est tellement enfoui, je n’aurais jamais pensé le dire à voix haute. Je me relis et je suis effaré de ce que je savais sans m’en douter. Le passé comme le présent deviennent moins flous. Écrire permet d’avancer au milieu du brouillard.

Un des points les plus remarquables de Comment sortir du monde ? consiste en sa puissance d’évocation, en son sens de la formule et en l’indéniable force poétique qui en irradie. Avez-vous ainsi conçu votre roman comme une manière de récit poétique, d’une manière de poème suggestif et surtout sensuel sur le rapport au monde ? Est-ce que la sensualité, le rapport sensible ardent au monde qui en émane, fournit l’une des recherches de votre travail ?

La genèse du roman est poétique. J’avais une collection de souvenirs, de sensations, de mini-histoires fictionnelles en guise de matière première pour fabriquer ce récit. Comment sortir du monde est un livre très intérieur, aucun personnage ne subit de portrait physique. Ce qui m’intéressait c’était les émotions, les textures, les odeurs et les bouleversements du corps. Je trouve ça fort de raconter une histoire complexe de réconciliation par les souvenirs sensuels. La forme fragmentaire du récit témoigne de cette origine poétique. J’ai essayé de garder une tension entre roman et forme libre. De toute façon, pour raconter la nature, je ne connais pas de meilleure forme que la poésie.

Enfin ma dernière question voudrait porter, premier roman oblige, sur la question des influences qui ont été les vôtres dans votre écriture. On pense immédiatement à Annie Ernaux, Jean Genet et Édouard Louis mais la recherche poétique et évocatrice fait également songer à des poètes comme Stéphane Bouquet ou encore à la parole romanesque de Laurent Mauvignier. Quelles sont les autrices et les auteurs qui ont pu influer sur votre travail ? 

Je comprends les comparaisons avec Annie Ernaux ou Édouard Louis dont j’admire le travail. Comment sortir du monde est un roman très situé sociologiquement. Mais mon narrateur est à un endroit différent. Il est le fils d’un arabe qui a « réussi ». D’une certaine façon, c’est son père le transfuge, pas lui. C’est aussi un des quiproquos qui hante la relation père-fils, ce rapport plein de culpabilité au confort matériel. Je suis entré dans la littérature avec Marguerite Duras et dans la poésie avec Kateb Yacine. J’admire chez Duras sa façon d’écrire des dialogues indirects, de créer des conversations entre deux amants sans l’ouverture d’un guillemet. C’est la reine du détour et ça m’inspire beaucoup.

Marouane Bakhti, Comment sortir du monde ?, Nouvelles Éditions du réveil, mars 2023, 140 p., 18 €