Galien Sarde : Les leurres d’une nouvelle Manon (Trafic)

(DR)

Pris dans le trafic routier au hasard d’un grave accident loin devant eux, leur voiture immobilisée au milieu des autres, Vincent et Manon attendent que le flux reprenne. Quand ils se sont rencontrés, quelques mois auparavant, Manon venait de tourner un film, remplaçant au débotté une actrice blessée. Tout semble aller au mieux, mais des commentaires du narrateur, ainsi que de nombreuses annonces proleptiques, indiquent que quelque chose cloche, qu’un drame couve qui ne manquera pas d’empoisonner leur vie.

Dans l’ignorance de ce qui s’est joué lors du tournage de Manon, Vincent se laisse prendre au piège des apparences. Mais il comprend obscurément que quelque chose s’est produit à ce moment-là, en Louisiane. Quand il organise des vacances à La Nouvelle-Orléans, Manon ne les refuse pas ouvertement, mais elle semble masquer sous une apparente indifférence une vague hostilité au projet.

Au début, le roman rappelle Sibyl, le beau film de Justine Triet sorti en 2019, où une psychanalyste jouée par Virginie Efira, participe au tournage d’un film, prise dans les histoires des acteurs principaux et de la réalisatrice, dans les mailles affectives et les jeux de séduction propres au cinéma. Trafic, de Galien Sarde, s’éloigne de ce souvenir pour se concentrer sur la seule perception et la seule conscience de Vincent. La narration, limitée à son point de vue, rend inaccessibles et incompréhensibles les sentiments et les motivations de Manon, personnage mystérieux et parfois impénétrable. Ce choix narratif active la comparaison avec une Manon célèbre, la Manon Lescaut de l’abbé Prévost. Malgré le voyage commun à La Nouvelle-Orléans, les récits ne concordent pas, Galien Sarde raconte une autre histoire. Nous ne sommes plus au dix-huitième siècle. Mais cette Manon n’est-elle pas non plus quelque part, à sa façon, tout aussi perverse que sa célèbre homonyme, comme le chantait Gainsbourg ?

Ce n’est qu’à la moitié du roman que Manon finit par raconter ce qu’elle cache et livrer une partie de ses secrets : si des menaces planent sur elle, c’est qu’elle a consenti, lors du tournage, à se livrer à des « activités parallèles » qui promettaient d’être lucratives. Mais on ne saura rien de ces activités, de ce trafic qui apporte une nouvelle justification au titre du roman. Tout reste dans le vague. On comprend difficilement que Vincent se contente d’un récit aussi imprécis et trouble, quand bien même il s’interroge et échafaude des hypothèses sur ces mystérieuses activités. Il ne doute pas que des personnes liées au film aient étaient assassinées : après tout, les histoires de gens tués abondent aux États-Unis, les statistiques en font foi.

Avec son style fondé sur le discours indirect libre, l’hypallage, les rythmes binaires et ternaires, les comparaisons, Trafic rappelle un certain style des éditions de Minuit dans les années 1980-1990. Galien Sarde se montre un émule de Jean Echenoz, par exemple, apportant à une histoire obscure les leurres et les trompe-l’œil chers à l’auteur de Lac. L’incommunicabilité du cinéma d’Antonioni vient aussi à l’esprit devant la relation étrangement indéfectible de Vincent et Manon, qui repose pourtant sur le silence et les non-dits. Le film de Manon, que cherche puis regarde inlassablement Vincent, ne renvoie-t-il pas au narrateur obsédé de Cinéma de Tanguy Viel ? Vincent est cependant plus superficiel, il reste attentif aux seules apparences.

La fin n’est ni inattendue, ni imprévisible, mais elle sait s’éloigner de celle de Manon Lescaut, montrant une dernière fois sa différence, tout en confirmant le côté foncièrement fuyant du personnage. Trafic est une histoire en trompe-l’œil, « déceptive » au sens anglais : trompeuse, bâtie sur l’illusion et la dissimulation, l’aveuglement consenti et la naïveté voulue d’un nouveau des Grieux.

Galien Sarde, Trafic, éditions Fables fertiles, avril 2023, 146 p., 17 €