Toute la beauté et le sang versé (Laura Poitras) : l’œil du cyclone

© Praxis Films

La silhouette frêle à la chevelure rousse ardente de Nan Goldin déambule nerveusement dans le hall du Guggenheim de New York. À son bras, une militante de son collectif, PAIN (Prescription Addiction Intervention Now), la rassure et lui donne le tempo. Une pluie de prescriptions d’OxyContin se déverse soudain depuis les étages circulaires ; des banderoles rouge sang se déploient et les cris de protestations, contagieux, résonnent dans la spirale monumentale du musée. Nan Goldin lève les yeux en scandant le slogan que les militants reprennent à l’unisson. Au cœur de ce cyclone de papiers et de lutte, fascinant, se niche l’émotion instantanée, presque photographique, d’une action déjà réussie : la performance politique fait comme effraction dans un temple autoproclamé de l’art, et soutient le combat de l’artiste et des gens qui se sont agglomérés autour d’elle depuis cinq ans au sein de son association.

Pour interpeller les musées sur la nature funeste de l’argent qu’ils touchent de la famille Sackler – des milliardaires philanthropes qui ont forgé leur fortune sur la vente et la promotion d’opiacés hautement addictifs au travers de leur société pharmaceutique, Purdue Pharma -, Nan Goldin ressuscite les armes de collectifs historiques initiées par Act Up : face au silence et à l’hécatombe du SIDA, les militants homosexuels et leurs alliés, dont elle était une membre active, avaient redéfini les contours de l’activisme et compris la portée politique du choc visuel.

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Le projet initial devait mettre en lumière le combat du collectif PAIN autour des actions coup de poing qu’ils mènent dans les nombreux musées ou universités prestigieuses qui bénéficient du mécénat coupable des Sackler ; la vie et la nature de l’œuvre de la photographe semblent avoir rattrapé Laura Poitras au détour de ce premier chemin. Il en résulte une œuvre hybride qui, grâce au travail du montage, entretisse ces deux aspects jusqu’à les rendre indissociables à l’écran. Loin d’invisibiliser la dimension collective de la lutte et de la création, l’hybridité la redouble, et pour cause, la plongée que le documentaire opère dans la production artistique et dans les souvenirs de Nan Goldin est un rappel vibrant du rôle essentiel que le sentiment d’appartenance communautaire a eu dans sa trajectoire intime et politique. Toute la beauté et le sang versé est ainsi un film aussi centripète que centrifuge. C’est depuis et par le regard singulier de Nan Goldin que s’apprécie toute l’histoire collective des marginaux qui l’entourent : celles et ceux qui, de son aveu même [n’ont] « jamais été des marginaux » [mais] « le monde » (« We were never marginalized. We were the world », se sont paradoxalement vécus comme le cœur battant d’une époque.

Memories are made of this

La structuration du documentaire travaille à rendre sensible ce parti-pris : chaque chapitre – le film en compte six – reprend initialement la forme et certains titres des diaporamas qui ont permis à Nan Goldin de se faire un nom dans le milieu artistique underground et alternatif du New York des sixties et des seventies. Les clichés se succèdent sur fond de bande sonore, et la voix de la photographe et de certains de ses proches s’y surimprime à l’écran. Le propos de l’artiste a ceci de riche qu’il n’est jamais enchaîné à l’image offerte au spectateur : il ne relève en rien du simple commentaire illustratif, puisqu’il procède d’entretiens menés avec la réalisatrice indépendamment de toute structure préalable. Il s’apparente plutôt à une libre ressaisie de l’atmosphère et de l’état d’esprit qui présidaient aux tranches de vie qui s’esquissent peu à peu dans la succession des instants photographiques : le cadre étouffant et conventionnel d’une enfance passée dans les suburbs de Boston, l’amitié salvatrice et l’épiphanie queer qui naissent de sa rencontre avec David Armstrong, l’amour passionnel et destructeur qu’elle entretiendra avec son petit ami, Brian.

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Les chapitres qui ponctuent le film, inlassablement, nous conduisent de ces photographies qui défilent à la captation vidéo des actions militantes de PAIN, du MET au musée du Louvre en passant par les passes d’armes judicaires que l’avocat bénévole de l’association mène en visioconférence contre la famille Sackler. Le choix de ce canevas, fait d’allers-retours entre le passé et le présent militant de l’artiste, entre l’image fixe et l’image mobile, donne une forme de fluidité et d’évidence à la question de l’engagement. Elle se conjugue moins au singulier qu’au pluriel, puisqu’elle s’incarne dans la multiplicité de visages et d’affinités artistiques qui se dessinent au fur et à mesure que la biographie de Nan Goldin s’agence sous nos yeux. Au seul portrait d’une femme, le film préfère celui d’une famille recomposée en constante extension. Ces effets participent de la puissante charge émotive du documentaire  : la restitution de l’exposition collective que la photographe organise au cœur des années SIDA, et pour laquelle elle réunit les nombreux amis séropositifs ou concernés qui constituent son cercle intime, entre en écho et en partage avec les die-in auxquels la photographe participe , vingt ans après, avec les militants de PAIN ; le discours incendiaire et incantatoire de David Wojnarowicz – artiste et proche de Nan Goldin qui signe le petit livret de l’exposition de 1989 – se prolonge dans celui d’une mère qui veut faire entendre à toute force, sur le parvis d’un musée, le nom déjà oublié de son jeune fils emporté par une overdose. Si les enjeux politiques ont changé, l’urgence vitale reste la même. Ce qui réunit les communautés qui gravitent autour de Nan Goldin, c’est la résistance tenace et bouleversante qui les animent face au danger de l’effacement et du silence.

Witnesses : Against our Disparition

Toute la beauté et le sang versé, en questionnant le geste photographique, se confronte sans cesse à la question des traces et à celle, consubstantielle, de leur disparition. L’obsession de la mémoire, que seule peut venir apaiser l’accumulation des images, est une préoccupation essentielle et ancienne qui informe la démarche artistique de Goldin : « S’il y a une histoire derrière chaque photographie, alors leur accumulation permet de s’approcher de ce qui constitue la mémoire, une forme d’histoire sans fin » (« If each picture is a story, then the accumulation of this pictures comes closer to the experience of memory, a story without end). Le scandale américain des opiacés, au cœur du film, résonne avec d’autant plus de force qu’il repose sur la capacité médicamenteuse d’effacer toute douleur au profit d’une addiction mortelle qui se substitue à la mémoire du corps. L’exploration imagée de la souffrance, anesthésiée puis décuplée, se trouve ainsi directement liée dans le documentaire aux conséquences du passé addictif de l’artiste. Dans le cinquième chapitre du documentaire, intitulé « Escape hatch », Nan Goldin revient sur l’expérience personnelle et traumatique de son propre sevrage à l’OxyContin : le dérèglement hormonal qui l’accompagne rend le cerveau incapable de produire toute substance analgésique, et laisse donc le corps perméable, vulnérable, aux douleurs les plus infimes. Ce témoignage s’accompagne à l’écran d’une série de clichés en couleur qui présentent des paysages naturels, sombres et embrumés, vides de toute présence. Ce dépeuplement, cet effacement de l’humain, rares dans le travail de l’artiste, racontent les ténèbres personnelles qu’elle traverse au même titre que celles et ceux qui ont partagé son addiction, et donne une forme très concrète au désespoir qui la saisit, celle d’un monde où les victimes sont sorties du cadre.

La puissance de cette réflexion se voit prolongée dans le documentaire par la place inattendue qui est donnée à la sœur de la photographe, Barbara Goldin. La jeune femme fait irruption dès l’ouverture du film, au travers d’une série de photos familiales qui la représente en compagnie de Nan, tantôt protectrice, tantôt rebelle. Victime sacrificielle d’une société qui associe son « lesbianisme » à une pathologie mentale, elle se suicide à l’âge de dix-neuf ans au terme de plusieurs années d’internement en institution psychiatrique. Cette figure s’affirme indéniablement comme l’image primitive qui hante l’œil de la photographe : elle nourrit sa rage militante et ce souci constant de remettre au centre les corps et les histoires qu’on lui a arrachés et qu’on a tus. Dans une séquence sidérante issue d’un projet de documentaire avorté, Nan Goldin filme ses deux parents, désormais âgés, qui dansent dans leur salon. Son regard tendre sur ceux qu’elle décrit comme « deux enfants qui n’auraient jamais dû en avoir » laisse place à un face-à-face âpre et poignant. Assis, les deux parents observent, émus, une photo de Barbara. La mère cherche en vain une citation qu’affectionnait particulièrement sa fille. Face à son incapacité à se souvenir, comme saisie d’un ultime déni, elle quitte le cadre pour aller récupérer le livre de psaumes sur lequel sont griffonnés ces mots essentiels et pourtant oubliés. C’est une citation de Conrad qu’elle relit, et ces lignes tirées de de Heart of Darkness, que la mère redécouvre d’une voix fébrile, ressaisissent à elles seules tout le désespoir de la jeune femme, morte d’avoir été réduite au silence.

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Toute la beauté et le sang versé se comprend, en définitive, comme l’actualisation puissante des combats de Nan Goldin. De cette rencontre entre elle et Laura Poitras naît un documentaire où l’image, qu’elle soit figée ou mouvante, s’affirme comme le lieu d’une résistance collective, sororale. Par la surimpression, le dialogue et la mise en partage des traces douloureuses qu’elles ont accumulées, les deux artistes retournent les stigmates du silence et de la honte contre ceux qui, par le jeu du pouvoir et de la domination, n’ont eu de cesse de les imposer.

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Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed), de Laura Poitras, avec (dans leurs propres rôles) Nan Goldin, David Velasco, Megan Kapler, Marina Berio, Noemi Bonazzi, Patrick Radden Keefe, Harry Cullen, Robert Suarez, Alexis Pleus, Darryl Pinckney. Produit par Praxis Films, Nan Goldin, Howard Gertler, John Lyons, Yoni Golijov, Laura Poitras. 2h02. 2022.

Prolonger : Nan Goldin, The ballad of sexual dependency, Aperture, 1986, réédition de 2012.