L’histoire officielle : Bolivar (1783-1830), El Libertador, celui qui libéra l’Amérique latine du joug espagnol.
Et celle, occultée, de la compagne de ses huit dernières années, qui combattit dans son armée et le conseilla, l’équatorienne Manuela Saenz (1797-1856).
Et celle, totalement effacée, de Jonatas, l’amie de Manuela, qui lutta à ses côtés, l’accompagna et l’aima.
Manuela, dont le père, un riche hidalgo espagnol, possède la charge de Regidor del Cabildo de Quito et une finca ; mais Manuela, bâtarde, fille d’une créole.
Jonatas, venue au monde quelques heures après Manuela, « née du vide comme tous les enfants d’esclaves noires, enlevée à sa mère et vendue à la famille Saenz pour servir Manuela, la bâtarde, née d’un autre vide et d’amours illégitimes et clandestins ».
Jonatas, que Manuela affranchira (« Je suis la première enfant blanche à avoir affranchi son esclave, à l’avoir aimée et défendue et choyée et écoutée. Je suis la première enfant blanche affranchie par son esclave. Tu m’as libérée du poids de l’esclavage quand je t’en ai libérée. Tu m’as libérée de l’appartenance à une classe d’esclavagistes, à une classe de voleurs, à une classe d’oppresseurs. Signer le papier de ta libération, ce n’était pas grand-chose, c’était devenir ton égale qui signifiait beaucoup. »).
Bolivar, le grand Bolivar, El Libertador, mais aussi celui, macho d’entre les machos, qui considérait Manuela, pourtant sa conseillère, pourtant colonel dans son armée, comme « son adorable folle ». Manuela qui n’était pour lui rien de plus que cette femme « à laquelle tu pouvais tout demander. Écrire, soigner, écouter, remédier, repousser les importuns, t’aimer, t’aduler … ».
En 1830, Bolivar meurt. Quatre ans après, Santander obtiendra le bannissement de Manuela et Jonatas, devenues deux parias. Elles seront spoliées et exilées de force.
Mais, à partir du jour de la mort de Bolivar, leur histoire peut commencer, elles peuvent enfin inventer « un être double », plus personne ne leur impose « le déroulement du temps ».
Elles finiront leur vie, dans le plus grand dénuement, à Paita, un port perdu au Nord du Pérou, un lieu sinistre « où viennent s’échouer les réprouvés et les oubliés de la grande période de libération ».
Ce sera dans leur masure, au seuil de sa mort, au seuil de leurs morts, alors que l’épidémie se propage dans Paita bouclé, que Jonatas, fiévreuse, brûlante, prend la parole, plus exactement que Patricia Farazzi, magnifiquement, imagine sa parole : « El libertador ? peut-être que le mot lui-même indique quelque chose qui n’aboutit jamais. Et des années plus tard nous voilà. Vaincues en apparence. Avec nos défaites et nos victoires. Un monde qui n’avait jamais été le nôtre a été perdu. Sans doute nos ennemis, Santander le premier, seraient comblés de joie à la vue de notre dénuement. Toi, hermana, tu assistais à leurs représentations, moi, je les voyais depuis les coulisses. Je vivais dans l’envers du décor. Mais lui, mais eux, mes coulisses à moi, la négresse, ils ne les ont jamais vues. Pas même le rideau qui les dissimule. »
Et la dernière page de leurs vies mêlées : le cri de Manuela : « Jonatas ! no se puede !! ». Mais la fièvre se retire du corps de Jonatas, envahit celui de Manuela, et c’est enlacées, que pour elles « le temps se referme … ».
Le 23 novembre 1856, à quelques heures d’intervalle, Jonatas et Manuela meurent, victimes d’une épidémie de diphtérie.
Leurs dépouilles, leur misérable bicoque seront brûlées.
Il aura fallu attendre plus d’un siècle et demi pour que Patricia Farazzi restitue – nous restitue – leurs vies, leurs voix.
Patricia Farazzi, Vies mêlées de Manuela Saenz, compagne de Simon Bolivar et de Jonatas, esclave affranchie, Éditions de l’éclat, mars 2023, 140 p., 8 €