A propos, du théâtre de Wajdi Mouawad : Entretien avec Élise Bouchet

Wajdi Mouawad convoque un grand nombre de « compagnons » – tels Sophocle, Novalis, Goethe, Hölderlin, Kafka, Lautréamont, Beckett, Tchekhov, Ponge, Pessoa, etc. – dont des fragments ont guidé ses pas comme auteur, acteur et metteur en scène. Cette phrase, par exemple, de Peter Brook, dans L’Espace du vide (1977) : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé », lui a fait entrevoir une grande liberté, et de « nouveaux possibles », comme l’écrit Sylvain Diaz en 2017. Mais qu’est-ce, pour lui, le propre du théâtre ? Paraphrasant une citation de Jean-Loup Rivière : « Il suffit de regarder ce qui se passe : des gens entrent et sortent, ils parlent. Et des écrivains vont broder sur ce motif, entrer, sortir », Wajdi Mouawad définit le propre de son théâtre par rapport au statut de la parole : « Sortir, c’est parler, s’exprimer. Entrer, ou rentrer, c’est se taire, refouler. Cette question : “Est-ce que je parle, ou est-ce que je me tais ?”, est liée à l’impossibilité. Il est impossible pour les personnages que je crée de parler, mais il ne leur est plus possible de se taire. Ils sont écartelés entre ces deux impossibilités et, comme tout écartèlement, c’est une torture. Les pièces que je tente d’écrire montrent jusqu’où les personnages sont capables de tenir ».

Le caractère problématique de la parole s’explique par la fureur de l’Histoire, qui est au centre du geste du dramaturge. Le Sang des promesses se compose de quatre pièces créées entre 1997 et 2009 : Littoral (le 2 juin 1997), Incendies (le 14 mars 2003), Forêts (le 7 mars 2006) et Ciels (le 18 juillet 2009). Dans ce quatuor, l’histoire, « au point de départ perdu » car « nul ne se souvient de la cause de la violence », est présentée comme « une force de destruction et d’anéantissement […] : histoire d’un fils qui cherche un lieu de sépulture pour enterrer le corps de son père ; histoire de deux jumeaux qui tentent de retrouver leur père et leur frère inconnus ; histoire d’une jeune fille tentant de comprendre l’origine de l’os trouvé dans le cerveau de sa mère ; histoire d’une cellule antiterroriste tentant de déjouer un attentat » (postface de Charlotte Farcet pour Incendies). Portant le sceau de l’exil (hors de sa terre natale, hors de sa langue première), du trauma de la guerre civile du Liban, de l’oubli, la création s’affirme comme une quête, ou une enquête, visant à faire émerger le non-dit, à dévoiler la vérité, à retisser les liens entre les personnages. L’écriture dans Incendies, le deuxième volet de cet ensemble, est « mémorielle », reposant « sur une part d’anamnèse » : « La pièce s’articule autour des questions essentielles, existentielles, anthropologiques que sont l’origine et la filiation, la gémellité, l’inceste, la mort et les rites de séparation, la justice. Les réponses que l’on reçoit relèvent absolument de la réception dans un texte qui ne décide pas. Or ne sommes-nous pas édifiés par la magie à l’œuvre, la naissance sous nos yeux d’un théâtre de la narration ? », écrit Françoise Coissard dans son étude de 2014. L’héroïne Nawal Marwan y décrit une guerre où l’on s’entretue aveuglément : « Nous sommes au début de la guerre de cent ans. Au début de la dernière guerre du monde. Frère contre frère, sœur contre sœur. Civils en colère ».

Loin de constituer un cadre réaliste, l’histoire est un matériau diffus, chaotique, transposé en tant qu’une « addition monstrueuse » de la douleur de chaque victime ou témoin. Bien qu’il soit hanté par la guerre, ce théâtre multiplie les procédés de distanciation pour « sortir du drame », pour métamorphoser l’histoire factuelle, en lui donnant les formes et les figures de la tragédie. Dans Incendies, le dramaturge présente la violence comme un cycle quasi fatal, qui se transmet au fil des générations allant jusqu’à l’horrible sacrifice de la jeunesse, mais il offre une issue, un fil ténu d’espoir, « un espace de consolation », c’est-à-dire « une véritable expérience de la catharsis ». Réunis dans un théâtre, les spectateurs partagent ensemble une même émotion, ou même un sentiment d’appartenir à une communauté. Évoquant la réception d’Incendies en France, Wajdi Mouawad se souvient de la réaction de certains directeurs de théâtre ayant jugé cette pièce « dangereuse, par la catharsis finale qu’elle provoquait » : « le public au complet comprend la même chose au même moment et ressent la même chose au même moment » peut-on lire dans l’analyse de Sylvain Diaz. Or, on attend d’une œuvre contemporaine qu’elle disperse, dissémine, fragmente, démultiplie les émotions, au lieu d’offrir aux spectateurs une communion entremêlée de larmes et de rires.

Cette injonction, brandie au nom de la contemporanéité d’une œuvre, se réfère à une autre histoire qui n’est pas celle du dramaturge : « Je ne suis pas Européen, explique-t-il. Je viens d’un pays qui, en termes d’éclatement et de diversité, est exemplaire : dix-neuf confessions s’y sont entretuées. Je viens d’une histoire qui est précisément en manque de cohésion et en manque de communauté ». Pour pallier cette déficience qui, encore aujourd’hui, engendre une violence inouïe, Wajdi Mouawad choisit d’écrire dans la perspective de la « communauté » et du « partage avec l’autre », avec l’objectif, « sans doute utopique », de susciter une « poéthique » de la réconciliation, du pardon. Si les utopies du XXe siècle se sont effondrées dans le « sang tragique », comme le suggère le sens double du Sang des promesses, Wajdi Mouawad, qui est « un artiste bâtisseur », souhaite restituer les combats, les perspectives, le refus de se laisser anéantir. Son « théâtre sous haute tension », son « théâtre de l’écartèlement », qui revendique sa filiation avec les tragédies grecques, singulièrement celles de Sophocle, « constitue une communauté » grâce, notamment, à la performativité de la parole, comme le dramaturge le précise avec Robert Davreu en 2011.

Dans Wajdi Mouawad : un théâtre de la dislocation (2022), Élise Bouchet étudie les enjeux poétiques et politiques de la tétralogie Le Sang des promesses. Plusieurs pistes – l’exil comme « force de dislocation » (Edward Said), la notion de « déchirure » et l’idée du sacrifice de la jeunesse (Wajdi Mouawad) – la conduisent à poser le problème de la « jeunesse déchirée » dans un « théâtre de la dislocation » : « Les recherches menées dans cet ouvrage se proposent donc d’élucider les modalités d’expression de cette jeunesse déchirée, et de saisir les divers morcellements en travail dans les œuvres du dramaturge » (p. 8-10). Dans les trois parties dont se compose cet essai : « Violence de l’Histoire, histoires de la violence », « La jeunesse face à une identité en question : entre (re)constructions, déchirures et ramifications » et « La scène théâtrale, un lieu rassembleur et mnémonique : vers l’avènement d’une réconciliation ? », l’autrice formule les questions majeures, et chères à Wajdi Mouawd, liées à l’écriture et à la mise en scène de la violence historique, de la démesure, de l’exil, du silence et de la parole, sans oublier ce qui se joue durant le spectacle. « Derrière la recherche esthétique, le dramaturge interroge les dislocations contemporaines. S’il ne produit pas un théâtre à thèse et s’il entend préserver dans chacune de ses pièces une liberté de ton et de création poétique, son théâtre est aussi une lutte ».

Mounira Chatti : En décrivant les modalités de l’entrecroisement de l’Histoire et de la fiction dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, vous rappelez que le dramaturge laisse parler les « “vies minuscules” oubliées » (p. 23). Comment ces anonymes deviennent-ils une sorte de matériau dont la scène théâtrale développe le potentiel ?

Élise Bouchet À partir de personnages, aux vies ordinaires – incarnant une forme d’universel dans lequel le spectateur peut se reconnaître – Wajdi Mouawad va effectivement pouvoir mener une réflexion sur l’Histoire et sa violence, mais en opérant une forme de déplacement. C’est en cela que les anonymes vont devenir des matériaux prenant possession de la scène théâtrale. L’important, effectivement, n’est pas l’Histoire avec un grand H, ses grandes dates, ses événements importants, ses grands noms et figures, etc. Ce qui compte, ce sont les petites histoires, celles d’hommes et de femmes touchés – comme des milliers d’autres – par les tragédies qui jalonnent le XXe et le XXIe siècles. Wajdi Mouawad va raconter, le temps de la représentation, leurs histoires à tou.te.s pour permettre certes une identification plus forte du lecteur/spectateur mais, surtout, pour toucher et faire ressentir ce que l’Histoire peut causer comme cassures, comme déchirures sur les êtres. À partir d’un anonyme (on peut penser à la pierre tombale d’un homme, point de départ de la pièce Forêt), le dramaturge va mettre en place son histoire résonnant avec une Histoire qui le dépasse. C’est en cela que le potentiel du personnage se développe. Il devient bien plus qu’une vie racontée, il devient aussi le reflet d’un monde contemporain écartelant les êtres.

Les horreurs du XXe siècle entraînent l’omniprésence de la désillusion, du désenchantement, de la dystopie. Wajdi Mouawad, qui n’a pas l’intention de produire des drames historiques, choisit de mettre en scène la manière dont la violence contamine la famille. Est-ce le « virus de la violence » selon Adnan Houbballah ?

Adnan Houbballah, psychologue libanais, a théorisé ce concept de « virus de la violence » en observant les répercussions causées par la guerre civile libanaise, notamment sur les jeunes gens. Durant toute la guerre civile, il a ainsi étudié comment la violence se propage et se répand, tel un fléau. En tentant de comprendre les mécanismes de la violence et sa propension à s’accroître de manière phénoménale en temps de guerre, il a pu observer que la violence se transmet de génération en génération, dans le cercle restreint de la famille. Comme n’importe quel virus, les personnes les plus proches sont les premières « infectées », contaminées. Il s’est rendu compte qu’il existe un passage d’autant plus fort de la violence dans la sphère privée. Ce qui s’exerce dans le cadre d’une guerre trouve son écho dans la manière dont les membres d’une même famille en arrivent même à ne plus se reconnaître et à se nier totalement. L’Autre qui nous ressemble (père, mère, frère, etc.) devient lui-même un être sur lequel s’exerce la violence verbale, et/ou physique. La guerre conduit alors à un aveuglement quasi total.

Les pièces de W. M. ne sont pas des tragédies, cependant, elles mettent en scène la circularité cruelle du tragique qui « se manifeste par l’absence d’issue » : la propagation des monstruosités et des infâmies enferme-t-elle donc les êtres dans « un cycle sans fin » (p. 55) ?

C’est en tout cas ce que laisse croire, au premier abord, le théâtre de Wajdi Mouawad. Dans les diverses pièces, les personnages sont toujours englués dans une histoire familiale traversée par tellement de guerres et d’horreurs que la violence semble inévitable. Ils deviennent presque des avatars de héros antiques ne pouvant échapper à leur destinée, à ce terrible fatum qu’ils portent et transmettent en héritage. L’Histoire se répète inlassablement. C’est en cela que le théâtre de W. Mouawad se fait aussi proche du théâtre grecque et de ses tragédies.

Mouawad recourt à de nombreux procédés (son, image, etc.) pour faire surgir la violence en tant que spectacle. Comment cela se traduit-il concrètement dans Seuls (2008) ?

Effectivement, le recours à différents media est d’autant plus visible dans les dernières pièces de Wajdi Mouawad. Seuls est vraiment un tournant dans cette conception pluridisciplinaire du théâtre, faite de manières de dire et d’écrire autres, par la convocation de différents sens. Dans Seuls, Wajdi Mouawad est à la fois metteur en scène et acteur. Il instaure concrètement ces procédés, sur scène, en utilisant la peinture de façon directe. Il peint en action, devant les spectateurs. Le but est alors de produire un geste violent, sans compromis, immédiat, permettant de traduire avec plus de vivacité ce qui est enfoui, ce qui ne peut pas être dit verbalement. Quand les mots manquent, l’image prend alors le relais comme mode d’expression.

Mouawad déclare avoir l’impression que « chaque époque essaie d’inventer une manière d’assassiner sa jeunesse » (2016) : qu’entend-il par cette formule ? Comment sacrifie-t-on la jeunesse dans Incendies (2003) ?

Par cette formule, il entend que chaque époque vient tuer, mettre à mal les idéaux de la jeunesse, ses espoirs de pacification ou de refondation d’un monde répondant à de nouveaux paradigmes. Ce n’est pas anodin que ces propos du dramaturge soient justement tenus en plein contexte de Nuit Debout, rassemblement utopique ayant particulièrement touché la jeunesse, mais ayant été aussi la cible de railleries et ayant fini par être un rêve avorté. Dans Incendies, les sacrifices de la jeunesse sont nombreux. On pense d’abord à la mère Nawal, enceinte d’un enfant, fruit d’un amour que la guerre lui enlève. Cet enfant qui deviendra à son tour sacrifié sur l’autel de la guerre en passant de l’enfant-victime à l’enfant-bourreau sanguinaire qui ne peut s’exprimer que par la destruction de l’Autre, dont sa propre mère qu’il viole. Un viol qui donnera lieu à la naissance de deux jumeaux Simon et Jeanne, autres maillons sacrifiés dans cette transmission –  semble-t-il impossible à arrêter –  de la violence. Ils sont sacrifiés car ils deviennent les porteurs de toutes ces blessures passées et se heurtent au silence de leur mère, à une impossibilité de savoir quelles sont leurs véritables origines et se retrouvent avec une identité en perdition.

Vous affirmez que la jeunesse, dans les pièces de W. M. est « résolument en translation par les nombreux déplacements qui la traversent : spatiaux, temporels, linguistiques » (p. 109). Pourriez-vous en donner quelques exemples ?

Les exemples sont très nombreux mais on peut, par exemple, prendre le personnage de Wilfrid dans Littoral qui est transporté, presque magiquement, de son pays natal que l’on suppose être le Canada au pays dont sont originaires ses parents et qui, même s’il n’est pas nommé, réfère au Liban. Ou encore, dans Incendies, où sur la même scène théâtrale se côtoient deux époques, dans deux pays différents : celle de la jeunesse passée de la mère Nawal et celle de la jeunesse présente de ses jumeaux. Plus récemment, on peut évoquer la pièce Tous des oiseaux qui joue aussi de ces multiples déplacements. Dans une même scène, la table d’une bibliothèque de New York devient la table d’un hôpital en Israël. Et ce qui est d’autant plus intéressant dans ce spectacle, c’est ce jeu d’entremêlement des langues puisqu’allemand, hébreu, anglais et arabe sont entendus et parlés par les personnages sur scène. À ces langues, vient s’ajouter la traduction française de Wajdi Mouawad sur les panneaux mobiles du décor, comme pour signifier cette mobilité qui caractérise également les êtres. Les personnages sont, effectivement, sans cesse en mutation et sont traversés par ces différents lieux, espaces et ces diverses langues constituant tout autant les strates de leur identité. C’est aussi cela que vient signifier ce travail sur les déplacements, c’est une manière pour le dramaturge de dire que l’identité est multiple, et c’est précisément cette diversité qui la rend prodigieuse.

La figure du double est centrale dans le théâtre de W. Mouawad : il y a des doubles véritables (jumeaux) ou encore métaphoriques. De quelle ambivalence, de quelle confusion, de quelle radicalité le double est-il le signe ?

Cette figure du double est centrale dans le théâtre de Wajdi Mouawad et vient d’abord signifier cette dualité entre victime / bourreau, part angélique et part démoniaque. Avec les doubles, c’est aussi une façon, pour le dramaturge, de questionner le partage entre une part d’ombre et de lumière inhérente à chaque être. La figure du double interroge précisément cette mutation, de victime à bourreau, que peut engendrer la violence des affrontements. Plus intimement, c’est aussi une façon pour l’auteur de mettre littérairement en germes des possibles qu’il aurait pu être s’il n’avait pas fui la guerre civile libanaise. Il le déclare lui-même, ces interrogations sur le devenir qu’il aurait pu avoir en restant dans son pays natal l’obsèdent : serait-il devenu peintre ? ou un enfant-soldat, un de ces jeunes bourreaux animés par le désir d’annihiler autrui ? D’un point de vue littéraire, c’est également un jeu pour Wajdi Mouawad puisque ses personnages se font des doubles contemporains de figures littéraires déjà existantes comme, par exemple, les figures d’Œdipe (pour dire l’aveuglement causé par la guerre), d’Antigone (pour réfléchir à l’importance de « faire mémoire »). Quant à la dimension théorique, elle est aussi très prégnante car qu’est-ce que le théâtre sinon un exercice de duplicité ? Le théâtre c’est un jeu de masques : le temps de la représentation, les acteurs deviennent des Autres. Enfin, la figure gémellaire dans nombre de sociétés dérange, elle peut même être sacrifiée ou stigmatisée car elle représente un identique, ce Même qui est aussi un Autre. Pour ces raisons, et contre les jumeaux, vont s’exercer des violences qui font écho, justement, à ce que sont les guerres civiles : un affrontement entre mêmes, entre membres d’une même communauté.

Mouawad refuse d’enfermer sa création dans le cycle de la violence et du désespoir : Vous écrivez « Loin de demeurer dans le pessimisme, son théâtre aspire à l’avènement d’une réconciliation entre les individus. » (p. 128) Quelles sont les issues possibles pour insuffler de l’espoir ?

Il serait, en effet, trop radical et caricatural de penser que le dramaturge est plongé dans un pessimisme profond. Son théâtre est loin de l’être. Au contraire, dans la représentation de la circularité du tragique, Wajdi Mouawad tend plutôt à nous alerter, à nous piquer – nous spectateurs (mais aussi lecteurs) – pour nous pousser à rompre la fatalité. Il nous rassemble, par son théâtre, pour montrer comment l’union dans le malheur peut être une réponse à la brisure du tragique. Il reprend d’ailleurs le concept de « solidarité des ébranlés » du philosophe tchèque Jan Patočka, qui défend une possible sortie de la violence grâce aux rassemblements de ceux qui sont les jouets de cette violence, bourreaux comme victimes. La jeune génération dans les œuvres de W. Mouawad semble incarner ces portes ouvertes, ces potentiels sur un avenir plus apaisé, loin des violences, des clivages. L’issue principale est donc celle de l’union. Mais, une union qui doit aussi s’accompagner d’une libération de la parole, aussi difficile et bouleversante soit-elle. Les dernières générations doivent être celles par qui la parole arrive, elles doivent révéler les secrets, les non-dits des générations précédentes, témoigner pour éviter la reproduction incessante de la violence. Une des issues tient donc aussi dans le fait de rétablir la communication dans ce lieu privilégié de parole qu’est le théâtre. L’optimisme n’est donc jamais – je crois – totalement évincé, mais l’espérance ne peut se faire qu’au prix d’épreuves qui émeuvent et remuent profondément les êtres.

Le théâtre de W. Mouawad est aussi un espace de transmission mémorielle : « Cette parole théâtrale mnémonique s’échange entre les personnages sur scène, mais elle se transmet surtout à cet invisible de la salle. Le théâtre appelle au prolongement de la mémoire, hors du temps unique de la représentation. Le dialogue entre les morts et les vivants, institué sur scène, est également communication entre les défunts et les spectateurs. » (p. 143) Quel est le rôle du fantôme ou du revenant ?

Les revenants, dans les pièces de Wajdi Mouawad, permettent de souligner d’abord le fait que nous sommes précisément au théâtre. En s’adressant au public (on peut penser à Littoral notamment avec le spectre du père de Wilfrid), ils viennent rompre le quatrième mur et instaurent une proximité avec les spectateurs. Ils sont donc une sorte de medium privilégié pour rétablir un dialogue entre la scène et la salle. Les revenants sollicitent les regardants et les invitent à faire communion avec les actants sur scène, à faire de ces petites histoires racontées lors de la représentation des histoires collectives qui doivent être dites, déclamées même une fois la représentation finie. Les fantômes sont donc des êtres permettant le passage d’émotions pour créer un rassemblement empathique mais, aussi, le passage d’une mémoire qui ne doit pas être oubliée et dont les témoignages doivent être pris en charge par l’ensemble des vivants. Vivre à nouveau le temps du spectacle permet donc de témoigner, de léguer le passé aux acteurs sur scène et aux personnes dans la salle, avant que la mort ne sonne simultanément à la fin de la représentation.

Ce « théâtre de la dislocation » serait-il également un théâtre de la consolation et de la réconciliation ?

On peut, effectivement, penser à une transmutation de l’un à l’autre. On l’a vu, la scène théâtrale permettrait de rétablir le dialogue entre morts et vivants, de témoigner, de se souvenir et de faire mémoire pour briser le cycle des violences. Justement, dans ce rassemblement qu’offre le théâtre et dans cette union émotive qu’il propose, s’ouvrirait la possibilité d’une consolation. La représentation constituerait ainsi une grande fête des larmes antiques permettant de purger, de mener cette catharsis salvatrice pour laisser percevoir des potentialités futures apaisées. Dire, ne rien taire, faire déferler de façon, parfois, extrême et incisive les vérités pour parvenir, enfin, à une mémoire apaisée. C’est une vision qui peut paraître certes galvaudée, voire totalement utopique, mais je crois qu’il y a dans le théâtre de Wajdi Mouawad – même quand il parait sombre et radical – cette idée que le théâtre reste un espace rassembleur et guérisseur. En se défaisant du passé, les jeunes protagonistes ouvriraient sur un à-venir à accomplir. L’ébranlement suscité par son théâtre se muerait alors en force de dislocation, non plus destructrice, mais positive pour reformer une communauté unie. Wajdi Mouawad s’inscrit dans cette conception assez « classique » ou, pourrait-on dire, « baudelairienne » en quelque sorte, d’une littérature qui, dans la laideur, peut faire émerger du beau. Il ne se résigne pas à la violence du monde ; au contraire, il la conteste, produisant ainsi un théâtre résolument engagé.

Élise Bouchet, Wajdi Mouawad : un théâtre de la dislocation, Mars-A Publications, 2022, 181 p., 15 €