Bien qu’elle ne soit pas une inconnue, on ne peut pas dire que la grande Séverine fasse partie des références fréquentes de nos savoirs. Elle revient en librairie grâce à un livre bienvenu, édité par L’Échappée : Séverine L’Insurgée, avec une préface de Paul Couturiau et une postface de Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese.
Séverine écrivit quelques six mille articles et chroniques, très lus ! Son métier, elle l’exerça de 1883 à 1928, témoignant des événements « traversés » et d’autres plus quotidiens et plus humbles, du Second Empire au soutien à Sacco et Vanzetti, de l’accès des femmes à l’Université et à la recherche, au mariage, à l’avortement, à la misère. Comme le rappellent les éditions L’Echappée dans la présentation de l’ouvrage, Séverine n’est pas totalement sortie des radars depuis près d’un siècle mais cette journaliste pionnière et originale n’a pas la gloire qu’elle mérite.
Rappelons l’objectif de la collection « lampe-tempête » dirigée par Jacques Baujard : « Il y a des siècles qui ressemblent à des tempêtes : le vent de l’histoire y souffle plus fort qu’ailleurs, la nuit semble être sans fin, et nul n’y est à l’abri de l’orage qui menace. Contre toute attente, et pour peu qu’elle s’émancipe de l’imaginaire dominant, seule la littérature y propage encore un peu de lumière. Par un travail de redécouverte de textes de fiction méconnus ou oubliés, augmentés de commentaires critiques et politiques, cette collection entend donc montrer que la littérature peut être instrument de prospection, à la recherche des possibles, les meilleurs comme les pires, ceux qui gisent dans le passé comme ceux que nous réserve l’avenir ».
Dans une préface alerte et admirative, Paul Couturiau trace les points forts de la vie singulière de Séverine. Lui succède un choix de quarante-cinq articles, écrits de 1886 à 1921, chacun précédé d’une présentation efficace et synthétique pour qu’il soit aussi lu dans le contexte de sa publication. Ces quarante-cinq articles prennent place dans une œuvre impressionnante, il faut le rappeler. Séverine a regroupé ce qu’elle considérait comme ses meilleurs articles en recueils pour augmenter ses revenus puisqu’elle vivait exclusivement de sa plume. Car c’est la première femme journaliste, salariée, à avoir vécu de son travail. Les ouvrages qui paraissent de 1893 à 1896 sont tous édités à Paris, aux éditions Simonis-Empis. En 1893, Pages rouges regroupe des papiers du Cri du peuple et son reportage à Saint-Étienne. En 1894, c’est sous le titre Notes d’une frondeuse (de la Boulange à Panama), qu’elle rassemble ses articles sur l’affaire Boulanger. Puis après une visite au pape Louis XIII qu’elle interviewe sur le problème juif, elle publie, en 1895, Pages mystiques. Cette publication est à mettre en relation avec l’action qu’elle exerçait pour les plus pauvres qui lui valut, de ses ennemis, le surnom de « Notre-Dame de la larme à l’œil ». Elle publie encore, en 1896, En Marche… Avec l’Affaire Dreyfus, son éditeur change et c’est quatre ans plus tard, en 1900, qu’elle fait paraître aux éditions P.V. Stock, Vers la lumière… Affaire Dreyfus… Impressions vécues. Elle publiera ensuite des tentatives plus littéraires dont une pièce de théâtre unique, À Sainte-Hélène ; en 1906, Sac-à-tout et enfin aux éditions Crès à paris, Line, en 1921, récit d’enfance autobiographique.
Séverine a collaboré à de nombreux journaux : Le Cri du Peuple (1883-1888), Le Gil Blas, Le Gaulois, Le Figaro, L’Eclair, L’Echo de Paris, Le Journal, Le Matin, La Libre Parole, La Fronde (1897-1901 et 1926-1928), Lectures Modernes, Je sais tout, L’Œuvre, L’Intransigeant, Les Droits de l’Homme, Le Bonnet rouge, La vie féminine, Le Journal du peuple, La Vérité, La Vie ouvrière, l’Humanité, L’Internationale, ère nouvelle, Paris-Soir, Le Libertaire, Le Petit Provençal, La Volonté, La France de Nice, Le Cri des Peuples. Plusieurs biographies lui ont été consacrées, la première signée Bernard Lecache, Séverine, (1931, Gallimard) ; puis Evelyne Le Garrec publie Séverine, une rebelle (1855-1929) aux éditions du Seuil en 1982 ; la même année Evelyne Le Garrec publie aux éditions Tierce Séverine, Choix de papiers. Du Cri du peuple à La Fronde ; En 1999, Jean-Michel Gaillard, livre Séverine, mémoires inventés d’une femme en colère (Plon) ; Enfin, Paul Couturiau publie Séverine, l’insurgée aux éditions du Rocher (2001).
Comment expliquer dès lors sa modeste visibilité ? Séverine, comme tant d’autres femmes, n’est présentée que comme l’ombre d’un homme, l’héritière de Vallès, qualification qui masque en partie la grande journaliste qu’elle fut. « Séverine, la fille spirituelle », écrit Adrien Faure dans son Jules Vallès et la Haute-Loire, en 1994, s’appuyant sur les propos de l’intéressée lorsque Émile Henriot, journaliste au Temps, l’interroge en 1913 : « Je lui dois tout ; c’est lui qui m’a faite, je suis sa fille intellectuelle, son disciple, son élève. Chaque fois qu’on touche à Vallès, on me voit sortir. Jamais je n’ai laissé passer un mot sur lui qui ne fût pas la vérité, depuis vingt huit ans que je monte la garde auprès de sa tombe et de sa mémoire. Et c’est bien naturel, je lui dois tout. » Qu’elle ait la reconnaissance pérenne et l’admiration tenace est tout à son honneur ; Vallès est mort depuis 1885 ; elle l’a connu cinq ans et elle continua à écrire durant 40 ans après cette disparition. On trouve en 2001, dans Les Voix de la liberté de Michel Winock, une évocation du « couple » : « D’enthousiasme, elle se met au travail chez Vallès, domicilié rue Taylor, et l’accompagne le soir dans ses tournées, au café, au théâtre, au restaurant, dans tous les lieux où l’on discute à n’en plus finir. Vallès est assez flatté de se promener aux côtés de cette belle fille qui n’a pas trente ans et qui attire les regards. On les croit amants, à tort. Entre eux deux, ce sont des rapports professionnels, parfois assez rudes. Vallès bougonne, elle réplique ; ils se fâchent, se réconcilient, ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. »
La revue Les Amis de Jules Vallès a fait peu de place à Séverine en dehors de l’article de Monique Aubert en 1985 et celui de Jacques Migozzi, en 1987, qui ne lui donne pas une place conséquente dans la finalisation de l’édition de La Rue à Londres, en dehors de la dédicace de Vallès : « Á Séverine – Ma chère enfant,
Je vous dédie ce livre, non comme un hommage de banale galanterie, mais comme un tribut de sincère reconnaissance. Vous m’avez aidé à bien voir Londres, vous m’avez aidé à en traduire l’horreur et la désolation.
Née dans le camp des heureux, en plein boulevard de Gand -graine d’aristo, fleur de fusillade- vous avez crânement déserté pour venir, à mon bras, dans le camp des pauvres, sans crainte de salir vos dentelles au contact de leurs guenilles, sans souci du « qu’en dira-t-on » bourgeois. Honny soit qui mal y pense ! suivant la devise de la vieille Albion.
Vous avez fait à ma vie cadeau d’un peu de votre grâce et de votre jeunesse, vous avez fait à mon œuvre l’offrande du meilleur de votre esprit et de votre cœur. C’est donc une dette que mes cheveux gris payent à vos cheveux blonds, camarade en qui j’ai trouvé à la fois la tendresse d’une fille et l’ardeur d’un disciple.
Vous souvient-il qu’un jour, devant un Workhouse, nous vîmes une touffe de roses à chair saignante, clouée je ne sais par qui, je ne sais pourquoi, au battant vermoulu? Cette miette de nature, cette bribe de printemps, faisait éclore l’ombre d’un sourire et d’un reflet d’espoir sur les faces mortes des pauvresses qui attendaient leur tour. Cela nous donna un regain de courage, à nous aussi, et nous franchîmes, moins tristes, la porte de cet enfer.
Au seuil de mon livre, dont quelques chapitres sont, comme le « Refuge », pleins de douleurs et de misère, je veux attacher votre nom comme un bouquet.
Jules Vallès
Paris, 1er décembre 1883. »
Une fois cette dédicace lue, tournons-nous vers le premier article sélectionné dans Séverine l’insurgée, « Souvenir. Premier anniversaire de la mort de Vallès » (Le Cri du peuple, 15 février 1886). Séverine reconnaît sa dette à celui qui l’a aidée à forger sa plume de journaliste mais aussi à celui qui lui a transmis son engagement sans réserve pour le peuple, assumant sans complexe ni regret son statut de transfuge de classe. Mais reconnaître un héritage, est-ce pour autant renoncer à l’originalité et à l’innovation ? Vallès l’introduisit dans une profession férocement masculine et il n’y a pas lieu de minimiser ce geste d’homme, pas si courant, en faveur de l’émancipation des femmes. Ce sont les prémices de ce qu’évoquait Christine Planté dans La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, en 1989, « la fin d’un monde (…) celui dont l’ordre était fondé sur un dualisme et une inégalité acceptés. »

Par ailleurs, la biographie de Séverine est passionnante. Caroline Rémy naît à Paris en 1855, dans un milieu petit-bourgeois où elle reçoit une éducation stricte et terne. Le départ de Paris pour Versailles par peur de la Commune, en 1871, est un bol d’air dont la jeune fille veut tirer profit, à son retour, en faisant du théâtre. Son père lui laisse le choix : être institutrice ou se marier. La seconde solution lui semble être celle de la liberté et c’est le mariage du 26 octobre 1872. Ce sera un véritable traumatisme sexuel et humain. Elle ne peut divorcer faute de loi adéquate mais la séparation de corps et de biens est prononcée en décembre 1873. Elle met au monde un fils, repris et élevé par son père. Elle vit chez ses parents. Une place de dame de compagnie chez une veuve lui ouvre un autre monde, en novembre 1878. Elle devient la compagne du fils Adrien, jeune physicien. De nouveau enceinte, elle accouche à Bruxelles en février 1880, d’un second fils Roland, « né de mère inconnue ».
S’ouvrent alors, entre 1880-1885, les années d’admiration, d’affection et de collaboration étroite avec Jules Vallès. C’est à Bruxelles que Caroline l’a connu chez un ami des Guebhard, le Docteur Senery ; elle a été marquée par sa fuite de Paris, lors de la Commune et elle est subjuguée par ce « vieux » communard à la réputation sulfureuse. Elle le retrouve à paris, en juillet, après l’amnistie. En février 1881, Jules Vallès lui propose d’être « son » secrétaire, ce qu’elle accepte immédiatement. Mais, pour la première fois, elle rencontre le refus de la mère d’Adrien qui ne peut accepter que sa presque belle-fille travaille pour cet incendiaire, ce proscrit. Ne pouvant obtenir ce qu’elle veut, elle se tire une balle dans le cœur, elle a vingt six ans… et écrit à Vallès : « Je meurs de ce qui vous fait vivre : de révolte et de haine… Je meurs de n’avoir été qu’une femme, alors que brûlait en moi une pensée virile et ardente, je meurs d’avoir été une réfractaire. Aimez-moi un peu pour cela et gardez en cet esprit que j’ai si fort aimé, si profondément compris, une petite place à votre bien navrée petite amie ! » et elle ajoute au crayon : « j’ai fait un coup de tête et me suis envoyé une balle dans la poitrine. Je voudrais vous voir… ».
Les familles cèdent : Caroline devient « le » secrétaire de Vallès qui lui inocule sa conviction pour la lutte sociale, son dévouement pour les plus humbles et sa passion pour le journalisme et l’écriture, toutes choses pour lesquelles il faut croire qu’elle avait de bonnes dispositions ! : « J’épelais à ses côtés, comme une fillette docile, tout l’alphabet de la Révolution. » Son rôle auprès de Vallès ne s’arrête pas au « secrétariat », ce qui est déjà assez conséquent comme le montre leur correspondance. Elle s’occupe des dîners qu’il organise ; il l’introduit dans les milieux journalistiques masculins et machistes, salles de rédaction, cafés, restaurants ; ils font ensemble plusieurs voyages à Londres, à Chaville, en cure lorsqu’elle tente de le soulager un peu de ses maux. Elle organise ses déménagements pour qu’il soit plus proche d’elle. C’est dans l’appartement de la mère d’Adrien son compagnon, au 77 Bd. Saint-Michel, que Vallès s’éteindra dans les bras de celle qui est devenue Séverine, après une perquisition brutale de la police. C’est grâce aux fonds d’Adrien que Le Cri du peuple a pu être recréé et « offert » conjointement à Vallès et à Séverine. Le premier numéro sort le 28 octobre 1883. Ces cinq années sont réellement les années vallésiennes de Séverine.
Après la mort de Vallès, Séverine continue à tenir le journal mais les dissensions entre les différents courants de gauche rendent sa position, à l’intérieur même de la rédaction, très précaire et les attaques sexistes ne manquent pas : elle démissionne en 1888. La campagne qui est menée alors contre elle prend pour arguments les faits de sa vie privée. Son « Adieu », le 28 août 1888, est une belle page de journaliste qui donne la mesure de son esprit d’indépendance : « Ce que je vais faire maintenant, c’est l’école buissonnière de la Révolution. J’irai de droite ou de gauche, suivant les hasards de la vie ; défendant toujours les idées qui me sont chères, mais les défendant seule, sans autre responsabilité que celle qu’aura paraphée mon nom… Adieu ! Mais mon bagage est plié dans un mouchoir rouge. Quand je voudrai que l’on sache où je suis, je casserai une branche sur la route et je le mettrai au bout… Les amis me suivront des yeux. »
La vie personnelle de Séverine a pris un nouveau tournant, peu après la mort de Vallès. Elle a été interviewée par un journaliste pour L’Écho de Paris, Georges Labruyère, envoyé par Aurélien Scholl pour recueillir les impressions de celle qui avait été la dernière compagne de Vallès. Une liaison passionnée durable naît. On peut souligner que Séverine vit sa vie amoureuse librement et sans clandestinité, ce qui provoque bien des remous puisqu’elle est femme et journaliste très connue. Après avoir quitté Le Cri du peuple, Séverine collabora à de nombreux journaux, peu regardante sur leur ligne politique, persuadée que le plus important était de rester fidèle à ses propres convictions : peu importe alors d’écrire dans une feuille de droite ou de gauche !… Proche du boulangisme, en marge dans l’Affaire Dreyfus puis s’y impliquant lorsqu’elle est convaincue de l’innocence de Dreyfus, soutenant les anarchistes au moment même des attentats à Paris, Séverine est souvent déroutante dans ses enthousiasmes et ses engagements.
Elle est partie prenante dans la première grande aventure d’un journal de femmes, La Fronde, avec son amie Marguerite Durand. Son combat pour Dreyfus l’appauvrira et elle ne pourra plus vivre, comme elle le fait depuis quelques années, entre Paris et la province. elle se retire complètement à Pierrefonds où elle a acheté une maison et où ses plus proches la rejoindront aux dernières années de leurs vies : sa mère, Georges puis Adrien puisqu’avec Adrien, ils reprendront la vie commune de 1920 à 1924, année de la mort de celui-ci.
Séverine n’a pas ménagé, dès 1914, son soutien aux pacifistes. Après la guerre et l’espoir que soulève 1917, elle adhère pour deux ans au Parti Communiste. Ce moment plus « partisan » n’empêche pas Séverine de poursuivre ses luttes par la plume. La dernière apparition publique de séverine a lieu le 24 juillet 1927 au Cirque de Paris, Avenue de La Motte-Picquet, au meeting organisé pour exiger la grâce de Sacco et Vanzetti, deux anarchistes italiens condamnés à mort : elle est ovationnée par la foule. Séverine meurt, très entourée, dans sa maison des « Trois Marches » à Pierrefonds, le 23 avril 1929.
* Une identité de journaliste, à l’opposé du « bas bleu »
Une conséquence de l’entrée de Séverine dans le monde de la presse fut sa recherche d’une identité distincte de son identité légale. Elle écrit son premier article dans Le Cri du Peuple, le 22 novembre 1883 sous le nom de « Séverin ». Elle optait, comme d’autres de ses devancières, pour le masque du masculin se donnant le temps de s’affirmer. Mais dès le troisième article, le masculin disparaît au profit du féminin : « Séverine » est née à la fin de l’année 1883. Par ailleurs, cette même année, elle se fait appeler Mme Rehn. Elle collabore au Gaulois, en 1888 sous le pseudonyme de Renée (en hommage à Chateaubriand) et au Gil Blas, sous le pseudonyme de Jacqueline (Jacques – Vingtras – Line). En 1890, Auguste Renoir peint son portrait dans son atelier du boulevard Rochechouart.
Celui ou celle qui se met en marge de sa classe d’origine se construit une nouvelle identité. Séverine rendra son pseudonyme tellement célèbre qu’il deviendra son identité. Séverine a donc écrit sous différents masques. « Jacqueline » parle de « Séverine », sa « camarade », son « intime », sa « grande amie », dans un article du Gil Blas : « Quand il nous a fallu choisir une carrière, le destin nous a tendu une paire de bas bleus –toujours fraternelles, nous en avons chacune pris un. Elle l’a complété d’un bas noir jarreté de rouge, couleur de bataille ; moi, plus frivole, je me suis arrêtée à un rose mourant, cuisse de Carnot ému, fanfreluche de rubans aurore. Et tandis que je m’exerce aux mondanités, souriant un peu de tout, me fâchant rarement, discrète et correcte, cette bonne toquée de Séverine s’emballe, se démène, entame des polémiques, soutient des assauts, parente de Louise Michel par la sincérité, cousine de Déroulède par les moulins à vent. » Un bas noir jarreté de rouge : c’est tout un programme ! Dans ce dédoublement avec lequel elle s’amuse, Séverine-Jacqueline met en scène les contradictions de la femme de lettres de ce temps. Ne rien perdre de sa séduction et de son charme, armes bien « féminines » et conjointement, affirmer son droit à l’individuation. Ne jamais démentir sa dette envers son père spirituel mais, en même temps, voler de ses propres ailes, innover et être avec panache, la « fille » de cet homme peu recommandable pour ce temps !
C’est bien dans son combat de femme en tant que journaliste que Séverine s’affirme en toute originalité. C’est bien parce qu’elle veut montrer qu’une femme peut faire des reportages dangereux qu’elle paiera de sa personne pour enquêter dans les cendres d’un incendie ou au fond de la mine après un coup de grisou. Elle impose alors une réalité de la femme reporter peu commune à l’époque.
* Combats pour la paix
Au moment du déclenchement de la guerre en 1914, Sévrine est résolument du côté des pacifistes. Elle plaide pour la paix dans ses articles à un moment où ce n’est pas particulièrement bien vu. Trois exemples plus concrets de ce combat peuvent être évoqués. Le 28 novembre 1915, la Ligue des Droits de l’homme organise au Trocadéro une manifestation à la mémoire de Miss Edith Cavell, infirmière anglaise condamnée par « les lois de la guerre ». La manifestation est très officielle et Séverine prend la parole après le Président de la République, des Ministres, des Universitaires, dans ce mélange de rhétorique d’époque et de religiosité diffuse qui serait plus dans la lignée du style de Louise Michel que dans celui de Jules Vallès. En 1916, lorsque Henri Barbusse reçoit le prix Goncourt pour son roman, Le Feu, elle est enthousiasmée et le recommande chaudement à ses lectrices dans La Vie féminine. En 1918, elle témoigne au procès d’Hélène Brion, institutrice, arrêtée le 17 novembre 1917 et qui comparaît devant le « Premier conseil de guerre » pour « propagande défaitiste par la diffusion de tracts et de brochures ». Hélène Brion est condamnée à trois ans avec sursis mais se retrouve sans travail. Elle ne sera réintégrée qu’en 1925.
* Combat pour la justice sociale et opposition à l’expansion coloniale
Les deux sont liés car ceux qu’on envoie au loin ne sont pas les nantis. L’article écrit à la mort de Jules Ferry est au vitriol. Citons son ouverture et sa conclusion : « Le voici mort, celui qui diffama, fusilla les Parisiens ; celui qui violenta les consciences chrétiennes ; celui qui envoya nos petits soldats, nos fils, la chair de notre chair, trépasser au pays jaune des fièvres et des supplices.
[…] Et voici qu’il meurt le 17 mars 1893, presque pour les noces d’argent de cette Commune que tant il exécra, et dans les plaies de laquelle il enfonça son crayon de politicien. S bien que les faubourgs ont leur cadeau d’anniversaire – ce n’est plus lui qui les fera mitrailler… » (Le Journal, le 18 mars 1893).
Cet article valut à Séverine des attaques de toutes parts. Qu’à cela ne tienne, elle répliqua par un nouvel article, le 25 mars, sous le titre « Les Respectueux ». Dans son recueil « En marche » en 1896, elle joint sa voix à toutes celles qui remettent en cause la colonisation. Le titre ironique annonce le contenu, « Les Bienfaits de la civilisation ».
* Le féminisme
Séverine n’a pas été une féministe de la première heure, loin s’en faut ! Si elle n’a pas de mots blessants pour les premières luttes des « émancipatrices », elle n’adhère pas à leur mouvement. En mai 1892 où le mot de « féminisme » apparaît, elle a décliné l’invitation au Congrès général des sociétés qui luttent pour les droits des femmes. Elle ne rejoindra le combat sur le droit de vote des femmes qu’à la suite d’un cheminement personnel intéressant qui la montre proche des nouvelles données de son temps : la réalité des luttes des femmes, le respect que fait naître en elle les actions de ces « émancipatrices », son amitié avec Marguerite Durand lui font prendre progressivement des positions plus nuancées et la conduiront à être aux premiers rangs des manifestations pour la participation des femmes à la vie politique, incontournable pour qu’elles connaissent enfin l’émancipation économique qui reste, pour elle, la base de tout. Elle fait campagne pour le vote des femmes en 1914 et Le Journal lui demande le premier article sur la question. L’objectif est le vote blanc. Séverine propose d’aller fleurir, le jour de la manifestation, le tombe de Condorcet (d’autres proposaient celle d’Olympe de Gouges) pour rappeler qu’un homme peut être féministe et qu’il y a, dans leurs rangs, une volonté de conciliation entre les sexes. Plus réservée sur les revendications politiques, la journaliste partage entièrement les revendications d’égalité socio-sexuelle que défend le mouvement et, en particulier : le droit au travail (à travail égal, salaire égal) et l’accès aux études scientifiques et artistiques et aux carrières libérales.
Ainsi, elle rend compte de la soutenance de thèse de Jeanne Chauvin, en juillet 1892, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne sur « Les professions accessibles aux femmes ». L’amphithéâtre est plein de quatre cents curieux moqueurs. Séverine raconte : « Et, deux heures durant, flattés, ravis dans leur rancune de mâles contre l’évadée, les étudiants ont souligné de frénétiques bravos chaque objection. » Pour elle, Jeanne Chauvin représente l’avenir des femmes alors qu’elle-même est déjà d’une génération dépassée, d’une génération charnière ; elle n’est pas de ces « Eves futures », même si elle les admire : « Celles qui viennent derrière ne veulent pas de ce sort-là. Elles ne seront pas, captives de leur sexe, enfermées dans ce dilemme… Elles n’accepteront que les peines qu’elles auront méritées, que les responsabilités qu’elles auront encourues. Elles auront entre les mains un métier, un outil de travail, qui est en même temps un instrument d’évasion, une arme défensive… Et s’il leur convient de rester libres, elles le pourront, à leurs risques et périls ; sûres de souffrir toujours moins seules qu’avec, suspendus à leur jupe, des moutards dont on ne sait comment assurer le lendemain. »
Séverine n’oublie pas, non plus, que les luttes pour les droits des femmes ont commencé depuis bien longtemps. Ainsi, pour le 8 mars 1921, dans son article : « Prends le flambeau, ma sœur! », elle n’hésite pas à rendre hommage à celles qui ont précédé même si elles étaient issues de la bourgeoisie : « Je ne voudrais pas que cette journée fût célébrée sans un salut à toutes celles, sans distinction, qui luttèrent pour complémenter les droits de l’homme, déjà si incomplets, on ne l’a que trop vu, par l’adjonction des droits de la femme! C’est aujourd’hui l’anniversaire des obsèques d’Hubertine Auclert. Conviendrait-il de l’oublier cette vaillante ? Oubliera-t-on cette pléiade de femmes intelligentes, lettrées, éprises de justice qui, d’Olympe de Gouges à nos jours, luttèrent pour l’égalité des sexes? »
En 1896, lorsqu’après le Congrès féministe international qui se tient à l’Hôtel des Sociétés Savantes, rue Serpente, Séverine est interpellée contre les féministes par un journaliste qui a voulu la distinguer de « la troupe belliqueuse ». Sa réponse est cinglante : « J’ai défendu la cause de la femme, démontré son misérable sort, expliqué que, même riche et paraissant heureuse, sa destinée était d’être une paria, puisqu’il n’y avait que servitude, abdication du libre-arbitre, anéantissement de sa volonté […] D’autant de zèle que je me sois efforcée, dans mon indépendance farouche et ma volontaire solitude, ce n’était toujours que la tâche d’une unité […] j’ai compris la nécessité des émancipatrices, tant décriées, tant bafouées, en proie à tous les chacals de la haine, à tous les chiens de l’ironie […] »
Entre son amitié pour Marguerite Durand, son changement de position vis-à-vis des émancipatrices, sa notoriété de femme-journaliste, on comprend que Séverine participe à la grande aventure journalistique de La Fronde que fonde son amie, quotidien entièrement rédigé, réalisé et fabriqué par des femmes. Bien d’autres exemples pourraient être donnés de ce parcours de la journaliste vers le féminisme et de ses écrits pour rendre hommage à celles qui ont eu le courage de se distinguer, comme le montrent ses articles sur Sarah Bernhardt (Le Gaulois, 5 janvier 1890) : « Très aimée prouve le charme ; très haïe prouve la force ! Dans des existences comme celle-là, il n’est point de place pour la banalité » ; ses articles également sur Louise Michel et d’autres encore.
Elle dénonça avec force enfin le viol légalisé qu’est le mariage bourgeois, n’oubliant pas qu’elle subit elle-même cette violence : « Cette action infâme, cette meurtrissure, cette souillure, cet écrasement de la faiblesse par la force, de la volonté sous la violence, ce supplice, cette profanation de tout l’être physique, tandis que le cerveau juge et que le cœur défaille. » Très tôt, elle affirma « Le droit à l’avortement », dans le Gil Blas du 4 novembre 1890.
Dans leur postface à Séverine l’insurgée, Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese font le récit du parcours qui les a conduites à fonder l’association Les Ami.es de Séverine, le 8 juillet 2021. Leur objectif est clair : « perpétuer et raviver le souvenir de cette pionnière du journalisme engagée en son temps dans des combats qui sont encore les nôtres aujourd’hui puisque rien n’est jamais acquis à l’homme, et encore moins à la femme ». Elles ont ainsi organisé des « Journées du matrimoine à Pierrefonds, en septembre 2021. Et le beau livre Séverine l’insurgée contribue à faire de cette pionnière une « lampe-tempête » à ne pas oublier.
Séverine L’Insurgée, préface de Paul Couturiau et postface de Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese, éditions L’échappée, collection « lampe-tempête », octobre 2022, 266 p., 20 €