La critique ne peut ignorer sa responsabilité. Éléments de réponse à Robin Lagarrigue

Annie Ernaux © DK

« Légitime, c’est un très beau mot légitime. » Tels sont les mots d’Edmund, le « bâtard », qui cherche à prendre la place de son frère Edgar, « la place du haut : celle du légitime ». (Shakespeare, Le Roi Lear, traduction d’Olivier Cadiot, P.O.L, 2022). C’est vrai que c’est un beau mot légitime, comment ne pas être séduit par la beauté et la force de ce qui est fondé, juste et équitable. Et c’est peut-être cela qui frappe immédiatement à la lecture de cet article de Robin Lagarrigue publié le 27 janvier 2023 dans la Revue des deux mondes, « Ernaux – Houellebecq : les mêmes passions tristes ? », l’absence de légitimité.

Le parallèle entre Annie Ernaux et Michel Houellebecq que suggère le titre, est en lui déjà tout un programme : il y aurait donc un « match Ernaux / Houellebecq » dont on comprend que l’attribution du Nobel de littérature en octobre 2022 serait le déclencheur. Lever de sourcil, car dans mes souvenirs – et vérification faite, ils sont justes – ce sont les défenseurs du romancier qui ont cherché à confronter dans les médias les deux auteurs à l’automne dernier. Déçus que leur favori n’ait pas remporté ce prix mythique, ils ont par la suite fait des gorges chaudes de la réponse d’Annie Ernaux à la question du journaliste du Parisien (article du 9 décembre 2022) « Le favori du Nobel, c’était plutôt Michel Houellebecq. Vous vous êtes réjouie que ce ne soit pas lui… ? » Mais les faits sont indubitables : ce n’est pas elle qui a introduit Houellebecq dans l’interview, elle a simplement répondu à une question qui lui était posée.

Ce « match » apparaît donc comme une posture créée de toutes pièces, et à en croire Robin Lagarrigue, aucun ne semble en sortir vainqueur, lui qui voit entre les deux auteurs bien plus de similitudes que de différences, un « même matériau », une forme d’essence donc, le cœur même de toute chose. Il n’en faut pas plus pour me faire cette fois froncer les sourcils, car la phrase de Roland Barthes se met immédiatement à clignoter : « Le sens ne naît point par répétition mais par différence » (Critique et vérité, p. 66).

Donc, ni compétition, ni concours entre les deux écrivains. Car pour cela, il faudrait un territoire commun, et de commun, ils n’ont rien. Partir du postulat qu’il y aurait un dénominateur commun entre Ernaux et Houellebecq, faire comme si l’un.e était « comme » l’autre est un non-sens. Marie-José Mondzain l’a formulé très clairement : « le « commun » est opposé au « comme un ». Le commun est entre. Et donc […] à l’opposé d’un totalitarisme unifiant, totalitaire » (L’Assemblée théâtrale, L’Amandier, Paris, 2002, p. 75).

Une question se pose donc très vite : faut-il prendre cet article au sérieux ? Ce serait facile et radical de décider que non. Mais, dans la mesure où il est publié dans l’une des plus anciennes revues de littérature encore en activité, cette interrogation paraît pleinement légitime, d’autant que, rappelons-nous, c’est dans cette revue que Baudelaire publie en 1855 plus de dix-huit poèmes réunis, pour la première fois, sous le titre Les Fleurs du Mal.

La lecture de l’article tout entier ne changera rien à l’impression de départ. Pas plus de légitimité dans les paragraphes qui suivent le premier. Car, l’auteur ne dit RIEN de l’œuvre d’Annie Ernaux, ni de son écriture. Il égrène des généralités, parfois à la limite de contre-sens, en partant de titres de l’autrice qu’il met presque systématiquement en lien avec des articles de presse en ligne, des chroniques ou points de vue d’autres, qui ne peuvent pas remplacer une analyse des œuvres. Tout en forçant les parallèles avec le contenu des romans de Houellebecq, Robin Lagarrigue défend l’idée que, ni chez l’une ni chez l’autre, le bonheur ne serait possible et qu’il ne resterait dans leurs textes qu’une « onde de tristesse infinie de l’âme ». Comme si nous avions affaire à une Annie Ernaux nihiliste, dans les pas d’un Fukuyama annonçant la « fin de l’Histoire ». Il faut vraiment ne jamais l’avoir lue pour écrire cela. Et citer Simone Weil et sa notion d’« enracinement » ajoute à la confusion. En effet, en laissant entendre que chez Annie Ernaux ce « premier besoin de l’âme » [celui de l’enracinement] « ne peut être satisfait », Robin Lagarrigue cherche à faire apparaître L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (écrit en 1943 et publié à titre posthume par Camus en 1949) comme « une philosophie de l’appartenance, opposant les uns aux autres, faisant de l’enracinement dans une culture contre les autres une sorte de principe premier et politique, par opposition aux droits et aux devoirs universels », alors qu’il n’en est rien. On pourra d’ailleurs ré-écouter l’excellent podcast consacré à cet ouvrage sur France Culture. Car si « enracinement » il y a chez Annie Ernaux, c’est justement dans l’écriture qui cherche moins à « dire le « moi » ou [à] le « retrouver » qu’[à] le perdre dans une réalité plus vaste, une culture, une condition, une douleur, etc. » (L’écriture comme un couteau, p. 23) autrement dit à « enraciner » un « parcours de femme […] depuis le présent de l’écriture, sur le mode autobiographique » (p. 29), car, pour elle, « c’est l’écriture, globalement, qui détermine le degré de vérité et de réalité, pas seulement l’emploi du « je » fictionnel ou autobiographique » (p. 30).

Annie Ernaux fait de sa découverte de la vie à deux et de sa condition de femme-mère qui assume, seule, les soucis du ménage et des enfants, la trame de La femme gelée. Ce récit est celui d’une femme à qui il « arrive » littéralement quelque chose, au sens de l’expérience d’une vérité, et qui partage ses sentiments et ses émotions, ses espoirs et ses renoncements, un sentiment de vie, mais aussi une étape dans l’écriture : d’autres textes suivront et cette femme ne restera pas « gelée » comme le laisse entendre Robin Lagarrigue. Tout comme l’autrice de Mémoire de fille n’est pas une « jeune femme désabusée ». Bien sûr que le récit de la découverte de la sexualité qu’Annie Ernaux livre dans ce texte peut apparaître comme brutal, il a d’ailleurs « besoin d’être énoncé, formulé pour devenir réel » (p. 49). Là encore, non moins pour dire quelque chose de ce qui lui est arrivé à elle mais « dans l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D, et n’importe qui d’autre » (p. 96). L’intimité se voit donc transcendée par l’écriture pour en faire, à chaque fois, une véritable expérience humaine. Il s’agit pour elle de trouver le moyen de réactiver la mémoire pour puiser la force d’écrire ; revenir sur le passé, revenir sur les lieux du passé « comme si le lieu pouvait être un obscur intercesseur entre la réalité passée et l’écriture » (p. 164) pour laisser une trace de ce qui est advenu et qu’on se remémore parfois si mal, la vérité confinant parfois à une « étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé » (p. 165). Écrire, c’est sa manière à elle de lutter et de contribuer à la constitution d’une communauté de vies qui se retrouvent dans son histoire, toutes générations confondues. Alors dire qu’« il n’y a pas de place pour la révolte, pour des lendemains meilleurs » dans son œuvre, c’est vraiment le plus évident des contre-sens.

Car, si Annie Ernaux veut « venger sa race », elle l’écrit à l’âge de vingt-deux ans dans un de ses carnets : « J’écrirai pour venger ma race », c’est bien pour réparer. Beaucoup d’encre a coulé sur cette expression, sur ce mot « race », ce que Robin Lagarrigue ne manque pas de faire ici aussi en l’employant pas moins de six fois – et on ne peut penser que ce choix soit innocent puisque c’est la seule répétition flagrante dans son texte. Mais Annie Ernaux n’emploie pas le terme « race » au sens anthropologique qu’on lui donne aujourd’hui – les « Blancs », les « Noirs »… et n’a donc rien à voir avec une quelconque forme de racisme – elle s’en est souvent expliquée et l’a rappelé à nouveau dans son discours lors de la remise du Prix Nobel à Stockholm le 10 décembre 2022. C’est à Rimbaud et à son poème « Mauvais sang » qu’elle emprunte ce terme – « Je suis de race inférieure, de toute éternité » – qu’elle précise, soixante ans plus tard : « venger sa race » allait de pair avec « venger son sexe », c’est-à-dire que son écriture serait le lieu du combat pour dire la (non)place sociale, (non)place des femmes, pour dire la honte d’être ce qu’on a été, ce qu’on est. Et pour ce faire, elle refuse de « trahir » et choisit « d’écrire littérairement dans la langue de tous, […] un choix que l’on pourrait qualifier de politique, puisque c’est une façon de détruire des hiérarchies, d’accorder la même importance de signification aux paroles, aux gestes des gens, quelle que soit leur place dans la société » (Retour à Yvetot, p. 34).

Revenir à Yvetot, revenir sur le passé, revenir sur les lieux de son passé pour déconstruire les mécanismes sociaux et politiques afin de mieux reconstruire un monde de possibles, réparer donc, en laissant les failles apparentes. Montrer les lignes de fracture, pour aider à (re)construire. Réparer le monde dirait Alexandre Gefen, et, s’il a montré comment le début de notre siècle voit l’émergence d’une conception qu’il qualifie de « thérapeutique » de l’écriture, « celle d’une littérature qui guérit, qui soigne, qui aide », il n’en oublie pas que, bien avant déjà, pour Annie Ernaux, aider c’est « aider le monde, archiver le temps présent, faire mémoire de tout ce qui se meurt, garder trace, inscrire, rêver d’une arche de Noé à l’extension infinie, dans un modèle proustien hypermnésique, où la littérature est à la fois épiphanie de l’origine, musée d’un monde premier et archive d’une culture » (p. 14)

Écrire la vie, c’est ce qu’a fait Annie Ernaux tout au long des dernières décennies. Non pas écrire sa vie, mais bien « écrire la vie », une vie qui est à la fois la sienne, mais celle de beaucoup d’autres, des femmes de sa génération bien sûr, mais de toutes celles suivantes et à venir. Et celle d’hommes aussi. Jamais exclusive, toujours inclusive, c’est aussi cela Annie Ernaux et c’est peut-être cela justement qui inquiète certain.e.s. Car, comme l’a rappelé Johan Faerber dans sa tribune du 10 octobre 2022, « rarement, en effet, on a pu assister à un tel déchaînement de haine à l’égard d’une autrice qui, pourtant, depuis l’attribution du prix Renaudot pour La Place en 1984, jouit d’une vaillante reconnaissance critique et d’un plein succès public que chacune de ses parutions successives depuis lors reconduit avec une remarquable constance ».

Pourquoi un tel déchaînement ? Probablement pour toutes les raisons qui ont fait d’elle un Prix Nobel de littérature, mais aussi parce qu’elle est une autrice vraie et une femme pleine et entière, pour qui le pouvoir n’a jamais constitué un enjeu. Elle a consacré sa vie à l’écriture, elle nous fait depuis plus d’un demi-siècle le cadeau de son travail d’écriture et incarne en ce sens ce que Roland Barthes définissait précisément comme étant LA littérature : « Le langage n’est pas le prédicat d’un sujet, inexprimable ou qu’il servirait à exprimer, il est le sujet. Il me semble (et je ne crois pas être le seul à le penser) que c’est cela très précisément qui définit la littérature. » (Critique et vérité, p. 70)

Peut-être serait-il enfin temps que la critique soit à la hauteur de la littérature ? « Le critique ne peut dire « n’importe quoi » », car « la parole […] est guidée par les contraintes formelles du sens : on ne fait pas du sens n’importe comment ». (Critique et vérité, p. 65) Ce texte de 1966 mériterait d’être relu pour que la critique (re)trouve sa légitimité, une critique fondée donc, responsable et juste. Il n’est pas interdit de rêver tout haut.