Au départ elles sont quatre. Quatre chaises en bois pliantes, environnées d’un bric à brac de jouets, vides, en attente. Puis, surgies du noir total, elles sont trois : trois femmes qui tricotent, trois parques qui papotent, trois siciliennes qui gromelotent dans un sabir rapide et éloquent bien qu’incompréhensible littéralement. Deux d’entre elles sont rigolotes, elles ont des robes à fleurs et des regards en coin : elles s’agacent, elles complotent. Une est à l’écart. On l’accuse d’avoir piqué dans le frigo, d’avoir payé moins de loyer, d’avoir fouillé dans la poubelle. Trois colocataires se disputent leurs maigres possessions et revendiquent la propriété d’une tranche de jambon ou d’un chauffage de fortune. Elles nous transportent dans un coin de Palerme, qu’on imagine coincé entre deux fils à linge et un mur pelé : pas de décor pourtant, pas de pittoresque de carton-pâte, tout est dans la puissance des gestes et dans la force évocatrice de ces mamas, simplement vivantes au bord du plateau. On sourit, on rit au début de Misericordia.
Le verbe est haut, mais la mesquinerie ne tient pas quand le trio accueille le quatrième protagoniste, muet et agité. Autour d’un grand enfant dégingandé qui gigote en saccades dans une robe élimée se rétablit une communauté de tendresse : il est à elles toutes, ou plutôt elles sont toutes à lui. Trois femmes et un gamin handicapé. Trois fées autour d’un orphelin cabossé. Alors on s’émeut, on s’attache à cette histoire qui allie la grâce et le dénuement, la misère des ressources et la splendeur des actions.
Arturo est le fils de Lucia, autre colocataire disparue en accouchant quelques années plus tôt de cet enfant tordu in utero par les coups paternels. Le père était « un homme qui levait la main ». Aurait-il fallu le dénoncer, appeler la police, convoquer une forme de justice dans cette ronde précaire ? Entre berceuse et chant funèbre, sa naissance est racontée au petit, au nom de la mère, et de la mère encore car c’est tout ce qui lui reste. Et c’est beaucoup.
Ces trois femmes sont toutes les femmes : elles sont la mère qui veille sur son petit et la putain qui gesticule dans une parade grotesque, elles sont l’hystérique qui vocifère et la consolante qui embrasse, elles sont la copine qui jacasse et la marraine qui exauce les vœux, elles sont la voisine qui épie et la petite fille qui joue. Elles sont toutes les figures féminines, réconciliées autour de cet être fragile au corps empêché, au langage avorté, incarné avec une justesse et une virtuosité extraordinaires par Simone Zambelli. Plastique et tourbillonnant, le danseur fait vibrer la différence et donne à voir un elfe plutôt qu’un monstre, comme, sans doute, le perçoivent ses trois mères d’adoption, ce chœur de substitution qui aime et ne juge pas.
Dans ce spectacle qui repose sur la force de la fable et la puissance des émotions, ce sont les actrices et le danseur qui font résonner très haut l’humanité du propos. Avec presque rien, quelques chiffons et une boîte à musique, les interprètes portent une histoire forte, sans peur de faire rayonner les sentiments. Dans une beauté à la fois festive et déchirante, les trois grâces préparent l’acte d’amour suprême : le départ de l’enfant chéri pour une institution qui lui offrira le confort matériel qui leur manque. Une fenêtre, un radiateur. C’est là la vraie générosité : le renoncement à l’être aimé pour lui offrir une meilleure vie. Et dans une petite valise, c’est tout un trésor précaire et inutile qui s’accumule finalement. Tout donner quand on n’a rien, c’est donner son corps et son cœur comme le font généreusement ces actrices et ce danseur puissamment engagés, exposés, dénudés, essoufflés, qui n’économisent ni leur énergie ni leur sensibilité pour partager l’histoire de ces misérables.
Emma Dante a écrit ce spectacle à partir de son propre parcours de maternité, dans un geste d’accueil, d’ouverture et de tendresse. Ses interprètes nous le transmettent avec une intensité bouleversante et joyeuse jusqu’au déchirement final qui nous laisse pantelants.
On tremble finalement de voir partir celui qui sans doute jamais ne retrouvera autant d’amour, car, pour la vie, tout n’est pas qu’une question d’économie et de comptes matériels ! C’est ce dont témoigne magnifiquement ce spectacle programmé entre autres au CDN d’Orleans. CDN dont la directrice, Séverine Chavrier, nous a alertés avant le début de Misericordia, qu’il allait peut-être disparaître bientôt, pour d’obscures raisons économiques et politiques. Et la grâce, et la générosité, et l’amour, messieurs et mesdames les décisionnaires ? L’amour du plateau, de la vie, de la création, l’amour du public pour son théâtre ? Miséricorde pour que vivent encore partout la création, le spectacle vivant et le CDNO !
Une pétition pour sauver le CDN d’Orléans
Misericordia. Texte et mise en scène Emma Dante, en sicilien surtitré
Avec : Italia Carroccio, Manuela Lo Sicco, Leonarda Saffi, Simone Zambelli
Saint-Ouen les 06 et 07/02/23
Malakoff du 08/02/23 au 10/02/23
Venise le 16/02/2023
Bolzano les 18 et 19/02/23
Modena les 21 et 22/02/23
Perugia le 24/02/2023
Nancy du 09/03/23 au 11/03/23
Dijon du 14/03/23 au 17/03/23
Le Creusot le 18/03/2023
Besançon du 20/03/23 au 24/03/23
Valence du 27/03/23 au 29/03/23
Calais les 31/03/23 et 01/04/23
Saint-Nazaire le 04/04/2023
Château-Gontier le 06/04/2023
Naples du 19 au 30/04/23
Aix-en-Provence les 16 et 17/05/23
La Rochelle les 22 et 23/05/23
Rochefort les 24 et 25/05/23
Toulon le 03/06/2023
Namur du 06/06/23 au 08/06/23